Dans deux récents avis, la Cour suprême israélienne a modifié la jurisprudence concernant d’un côté les propriétés des Palestiniens à Jérusalem-Est, de l’autre la différence entre Israël proprement dit et les territoires occupés. Ces décisions risquent de renforcer l’isolement d’Israël et de l’éloigner encore un peu plus de l’idéal dont il se réclame.
La Cour suprême israélienne vient d’adopter deux décisions qui confortent clairement les politiques de colonisation du gouvernement de Benyamin Nétanyahou dans les territoires palestiniens. La première, votée par cinq juges contre quatre, estime que l’appel au boycott d’Israël constitue un délit susceptible d’être poursuivi pour dommages et intérêts. Dans ses attendus, elle définit le boycott d’Israël comme « un refus délibéré de relation économique, culturelle ou universitaire avec une personne ou une entité au seul motif de son lien avec Israël, une de ses institutions ou une zone sous son contrôle, dans le but de lui causer un dommage ». En pénalisant cette attitude, la Cour admet imposer une restriction au droit à la libre expression, mais le justifie dès lors qu’elle est proportionnelle et menée à bon escient.
Jusqu’ici, la loi israélienne autorisait le ministère des finances à poursuivre ou à annuler les avantages fiscaux légaux d’une ONG israélienne si elle appelait à boycotter les produits de toute partie du territoire contrôlé par Israël, et elle autorisait tout producteur israélien à demander réparation sans avoir à démontrer la réalité d’un préjudice. La Cour a annulé ce second aspect de la loi : pour avoir droit à une compensation, tout plaignant devra démontrer que l’appel au boycott l’a réellement affecté. Mais cet appel en tant que tel restera condamnable.
Pour la première fois, une décision de la Cour suprême israélienne limite délibérément la liberté d’expression (même si, dans la réalité, de nombreuses décisions gouvernementales l’ont limitée historiquement, en particulier dans le cadre électoral). Surtout, la décision est opérante même si l’appel au boycott ne porte que sur une « zone sous contrôle » israélien –- expression neutre désignant expressément les territoires palestiniens occupés. Ainsi, le refus récent d’une soixantaine d’artistes israéliens de se produire dans le théâtre d’Ariel, une grosse bourgade de colons en Cisjordanie, pourrait-il être attaqué en justice. De plus, la décision instaure une égalité de traitement entre l’appel au boycott général d’Israël et celui restreint aux territoires occupés, élargissant de facto le caractère colonial du pays des seuls territoires occupés à sa totalité. Le juge qui a rédigé la décision, Hanan Melcer, estime que, dans certains cas, l’appel au boycott s’assimile à la « terreur politique »…
Cette décision, écrit le juriste Aeyal Gross dans Haaretz, fait suite à « une vague de projets de loi antidémocratiques destinées à “ tuer le messager” plutôt que de répondre au contenu propre de sa critique ». Elle s’inscrit dans la tentative, continue depuis le retour de Nétanyahou au pouvoir en 2009, d’effacer et même de pénaliser toute référence à une réalité historique ou contemporaine non conforme au discours officiel. Ainsi de la loi récente pénalisant l’usage du terme Nakba. Signifiant « catastrophe » en arabe, il désigne l’expulsion ou le départ forcé entre 1947 et 1950 de 85 % de la population palestinienne dans ce qui deviendra le territoire d’Israël en 1948.
Expropriation légalisée à Jérusalem-Est
Le lendemain de la décision de pénaliser tout appel au boycott, la même Cour suprême validait une autre requête ancienne du mouvement des colons. Elle a légitimé l’application par le gouvernement de la loi « sur la propriété des absents » aux biens de propriétaires sis à Jérusalem-Est. Cette loi, votée en 1950, autorisait l’État à s’emparer des terres et des biens détenus par leurs propriétaires « absents » –- ces Palestiniens devenus des réfugiés avec la création d’Israël auxquels on interdisait tout retour. La loi spécifiait que quiconque vit dans un « pays hostile » ou dans une région de la « terre d’Israël » non soumise au contrôle de l’État et qui détient une propriété en Israël sans y résider est considéré comme « absent » et peut voir ses biens confisqués pour être alloués au « développement du pays ». Ce qui fut fait de manière généralisée.
Après la conquête de la Cisjordanie et de Gaza en juin 1967, Israël a très vite annexé la partie orientale de Jérusalem et ses environs -– annexion non reconnue à ce jour par la communauté internationale. Depuis, la droite nationaliste et les groupements de colons ont poussé à l’application de la loi sur la propriété des absents à Jérusalem-Est , dans l’objectif avoué de promouvoir la judaïsation de ladite capitale israélienne (elle aussi non reconnue par les Nations unies). Dans un premier temps, cette loi fut immédiatement appliquée et des Palestiniens détenant une propriété dans Jérusalem-Est mais habitant dans un faubourg de la ville s’en virent privés illico presto. Mais l’application de la loi à Jérusalem-Est a fait ensuite l’objet de multiples contestations. Le procureur général d’Israël y a mis fin en 1968. Elle fut réhabilitée par le Likoud au pouvoir en 1977, remise au placard par le travailliste Yitzhak Rabin en 1992, enfin réinstaurée en 2004 sous Ariel Sharon.
Depuis, la plupart des « avis » émis par les conseils juridiques du gouvernement, y compris de droite, ont décrété que les Palestiniens de Cisjordanie détenant des propriétés à Jérusalem ne pouvaient pas être considérés comme des « absents ». Mais la loi a continué de s’appliquer et en 2013, le procureur général a formellement justifié son usage. La Cour suprême a fini par valider une loi qui entérine purement et simplement le vol de propriété. Un Palestinien habitant un village à cinq kilomètres de la Ville sainte détenant un bien à Jérusalem-Est peut s’en voir exproprié. Son bien peut être ensuite acquis en toute légalité par un Américain qui ne vit pas ni n’a jamais vécu en Israël et qui finance l’installation de colons israéliens en ville arabe.
Le paradoxe de ces décisions est qu’en criminalisant l’appel au boycott et en légalisant l’expropriation des propriétaires palestiniens à Jérusalem-Est, la Cour suprême israélienne justifie de facto l’accusation selon laquelle Israël, pour ce qui touche aux rapports avec les Palestiniens, tourne le dos à la démocratie et pratique une politique de ségrégation. Telle a été la réaction unanime des organisations et associations qui, en Israël même, luttent contre l’occupation des territoires palestiniens. Comme l’a écrit le journaliste Gideon Levy, pour la Cour suprême, « les masques tombent ». L’institution qui a « toujours trahi son rôle de gardien des droits de l’homme, de la loi internationale, de l’égalité et de la justice dans les territoires occupés » en vient à faire de même avec les droits du citoyen en Israël.
Le pouvoir inquiet face au boycott
Ces décisions semblent surtout souligner à quel point Israël se rétracte dans son isolement international quand les partisans du boycott, sans déstabiliser son économie, connaissent des succès et un impact médiatique croissants. En Israël, les adversaires de l’occupation s’accordent de plus en plus à penser que seul le boycott permettra, sur le long terme, de modifier le rapport de forces actuel qui voit la communauté internationale incapable d’amener Israël à reconsidérer sa politique de domination des territoires palestiniens.
Par dérision, Omar Barghouti, l’ingénieur palestinien formé à l’université américaine de Columbia qui a fondé en 2005 et dirige la campagne internationale Boycott-désinvestissement-sanctions (BDS) déclarait en décembre 2014 : « Nous devons accorder ce crédit à Nétanyahou : sans lui, nous n’aurions pas pu réussir à ce point. » Il est indubitable que ce mouvement, qui se veut international, a pris une ampleur inédite ces dernières années. Des figures publiques d’envergure y ont adhéré. Et au plan international, l’idée qui le sous-tend s’instille de plus en plus dans les esprits. La décision prise en août 2014 par le fonds de pensions néerlandais PGGM (plus de 150 milliards d’euros d’actifs) de retirer ses investissements dans cinq grandes banques israéliennes pour leur « implication » dans les territoires occupés a jusqu’ici été l’acte de boycott financier le plus marquant sur le plan international. Mais il n’est pas le seul, et la montée en puissance de BDS inquiète désormais ouvertement les autorités israéliennes. En février 2014, le ministre israélien des affaires stratégiques, Youval Steinitz, avait obtenu un budget de 100 millions de shekels (24 millions d’euros) pour mener une campagne de communication internationale contre le boycott. Il semble, vu la progression du mouvement, que cette contre-offensive a eu peu d’effets. La dirigeante des Verts britanniques, Natalie Bennett, a récemment apporté son soutien au boycott « tant qu’Israël ne se conforme pas au droit international ». Le mouvement s’étend sur les campus américains. Des appels au boycott ont été votés par les associations estudiantines des universités de Berkeley, Stanford, UCLA, San Diego, Loyola, DePaul, et d’autres encore. De nombreuses associations estudiantines (au Texas, en Ohio, au Nouveau Mexique, etc.) l’ont inscrit à l’ordre du jour.
Un vote doit avoir lieu sur le prestigieux campus de Princeton la semaine prochaine. L’enjeu portera sur la politique de Princo, la division investissement de l’université, troisième plus riche du pays (elle gère 19 milliards de dollars de dotation). La motion appelle Princo à retirer son soutien aux multinationales qui œuvrent à « préserver l’infrastructure de l’occupation israélienne en Cisjordanie ». Historiquement, l’université de Princeton n’a été confrontée à un appel au désinvestissement qu’à deux reprises : en 1987, concernant l’apartheid en Afrique du sud, et en 2006 contre le Soudan, lors de la tragédie du Darfour.
Ces votes n’ont en eux-mêmes pas d’impact direct, les universités n’étant pas tenues de les respecter. Mais leur multiplication est plus que symbolique. Pour prendre un exemple récent, suite à une campagne partie de Grande-Bretagne et menée aussi aux États-Unis pour — à défaut de boycott —, au moins inscrire la provenance exacte des produits vendus par les entreprises israéliennes, la société de boissons gazeuses SodaStream, située à Mishor Adoumim, une colonie de Cisjordanie, a annoncé le 8 avril qu’elle indiquerait désormais la Cisjordanie comme son lieu d’activité au lieu de l’usuel « made in Israël », et qu’elle déménagerait bientôt sa production à l’intérieur des frontières israéliennes de 1967. Sa décision, a assuré la société, n’est pas liée aux appels au boycott qui l’ont frappée. Il reste qu’elle manifeste une prise en compte croissante de l’impact de BDS par les intérêts israéliens. Comme l’est la proposition de loi « Boycottons nos ennemis », déposée par deux représentants républicains à la Chambre, à Washington, laquelle, si elle était votée, obligerait tout contractant d’un marché public aux États-Unis à assurer qu’il ne participe pas à un boycott d’Israël.
« Il fut un temps, a déclaré en décembre 2014 Omar Barghouti, où l’inscription “made in South Africa” était devenue toxique. Nous en sommes encore loin. Mais nous nous rapprochons ». En Israël, nombre des adversaires de la pénalisation du boycott ont dénoncé la décision de la Cour suprême pour des motifs de préservation de la libre expression. Mais beaucoup ont aussi insisté sur le fait que l’arrêt des juges, plutôt que d’affaiblir les partisans du boycott, devrait au contraire contribuer à les renforcer. « En instaurant une équivalence entre Israël et les territoires occupés », la Cour Suprême a entraîné « une défaite pour Israël, et une victoire pour les colons et pour le mouvement BDS », a écrit Lara Friedman, une dirigeante américaine de La Paix Maintenant, dans Haaretz. Les deux décisions risquent fort, en effet, de conforter à l’échelle internationale l’opinion de ceux qui estiment que la société israélienne, définitivement prise dans une vision où seule la force tient lieu de politique, est désormais dans l’incapacité totale à se confronter aux enjeux de sa propre survie, s’enfonçant ainsi dans un isolement international qui ne peut qu’aller croissant.