Non confessionnel, le réseau Femmes sous lois musulmanes relie toutes les femmes de pays musulmans
Tournant historique dans la lutte contre l’intégrisme musulman : les femmes laïques s’organisent
Les quarante dernières années ont vu l’émergence, au plan international, des luttes féministes dans les pays dits musulmans. Bien entendu ces luttes ont toujours existé : l’ouvrage de Farida et Aisha Shaheed sur Nos grandes ancêtres [1] en témoigne et si elles ont décidé de faire démarrer leur recherche au VII° siècle, ce n’est pas faute d’exemples antérieurs. Écrit pour mieux réfuter les accusations d’occidentalisation et de traîtrise à l’islam portées contre nos féministes d’aujourd’hui, il pointe la persistance et l’actualité des demandes des femmes au travers des siècles : l’éducation, la liberté de mouvement, l’autonomie économique et la disposition de ses biens, le libre choix d’un mari ou de ne pas contracter mariage, les multiples formes de contrats passés avec leurs prétendants pour garantir les droits des épouses après le mariage, etc.
En réclamant ainsi notre histoire féministe, nous avons fait œuvre scientifique et battons en brèche à la fois la revendication identitaire des intégristes qui voudraient faire disparaître ces faits de notre histoire officielle et le ‘choc des civilisations’ de l’extrême droite raciste qui cherchait à nous enfermer, nous assigner à résidence dans une ‘culture musulmane’ unique, a-historique et transcontinentale exclusivement rétrograde.
À de rares moments, les luttes féministes en Turquie, en Égypte ou dans le sous-continent indien du début du XX° siècle ont trouvé quelques échos dans la presse féministe européenne ; et il y eut parfois de généreuses actions de solidarité spécialement en matière de droits à l’éducation des filles. Mais ce n’est que dans les années 80 que devient visible internationalement Femmes Sous Lois Musulmanes (plus connu sous son acronyme en anglais WLUML – Women Living Under Muslim Laws), le premier réseau féministe qui relie les femmes dans les pays ‘musulmans’ et les communautés ‘musulmanes’ en Asie, en Afrique, au Moyen Orient et dans les diaspora.
Ce réseau, rappelons-le, se définit comme non confessionnel ; ce qu’il met en lumière, ce n’est pas l’appartenance religieuse, c’est une réalité socio-politique commune : celle de vivre sous des lois dites musulmanes. En ce sens, il s’adresse à, et regroupe indistinctement, toutes les femmes qui vivent sous ces lois, quelle que soit leur origine, leur religion ou absence de religion. Il a pour but d’organiser l’échange de connaissances sur nos situations, leurs similarités et leurs différences – afin de démonter le mythe d’une ‘monde musulman ‘ homogène ; sur nos luttes, afin d’organiser, pour la première fois, le soutien international des luttes locales par des femmes de pays ‘musulmans’ qui bénéficient ainsi d’une légitimité que n’ont pas les féministes qui nous soutiennent de l’extérieur dans le monde entier ; sur nos stratégies, pour stimuler l’imagination des groupes locaux et faciliter l’échange et l’adoption de stratégies facilement reproductibles. Le tout, en lien avec les féministes du monde entier, car il n’est pas question de se ghettoïser et nous sommes plutôt enclines à voir les similarités qui nous unissent dans notre demande de droits universels.
Parmi les premières tâches accomplies par le réseau Femmes Sous Lois Musulmanes on trouve deux projets majeurs.
Programme d’échange
Le premier est un programme d’échange réalisé où, pour faire prendre conscience de la diversité et de la non-homogénéité du ‘monde musulman’, nous organisons un véritable choc culturel. Pendant trois mois, des femmes vont vivre dans un contexte ‘musulman’ complètement différent du leur. Celles qui vivent dans des pays où les femmes sont voilées vont dans un autre pays ‘musulman’ où elles ne le sont pas, et vice versa. Celles qui vivent dans des pays où les femmes sont excisées vont dans un autre pays ‘musulman’ où on n’a jamais entendu parler de cette coutume – et vice versa, etc. Elles reviennent ensuite passer du temps ensemble pour confronter leurs expériences et c’est un festival de découvertes sur la diversité du ‘monde musulman’ qu’elles partagent.
Ce sont des cadres féministes qui sortent de ces échanges, exceptionnellement conscientes qu’elles ont des acquis à préserver – puisque les intégristes planifient une homogénéisation par le bas en propageant les lois et les coutumes les plus rétrogrades et misogynes comme étant ‘islamiques’- ; et qu’elles ont des droits à conquérir puisqu’elles ont vu de leurs yeux d’autres citoyennes de pays ‘musulmans’ en bénéficier. On ne sort pas indemne d’une telle expérience, on en sort armée pour ne plus avaler les couleuvres intégristes.
Femmes et lois
Le deuxième projet, colossal, est intitulé ‘Femmes et lois’ [2]. Il confie aux militantes de base des organisations des droits des femmes le soin de répertorier les lois sur la famille (celles qui affectent le plus les femmes) dans leur pays, non seulement les textes officiels, mais aussi leur application, ainsi que les coutumes que couvrent les États, ce qui leur donne presque force de loi. Les militantes sont particulièrement bien placées pour faire ce travail à partir de cas concrets, mais aussi pour en restituer ensuite les résultats de façon à stimuler les luttes.
Outre les rapports nationaux et régionaux, il en ressort au final un Manuel comparatif qui permet aux militantes de voir au premier coup d’œil que les lois sont très diverses bien que chaque pays les affirme ‘islamiques’. Au moment où les intégristes promeuvent des projets législatifs liberticides et misogynes en les parant du nom de ‘charia’ – et ce, y compris dans les pays d’immigration –, il est particulièrement réjouissant de montrer, preuves en main, que certains pays ‘musulmans’ admettent l’égalité totale des conjoints dans le mariage, ne restreignent pas le droit au travail ou aux hautes fonctions de l’État pour les femmes, ou protègent l’intégrité physique des fillettes, tout en s’estimant en parfaite conformité avec l’islam. Si d’autres pays font l’inverse, on peut et doit donc se battre pour abolir ces lois patriarcales.
Parallèlement, pour bien montrer que ‘l’islam’ ne parle pas d’une seule voix, et certainement pas par la seule voix des intégristes, nous entamons une exploration des sources religieuses de ces lois (pour souvent découvrir qu’elles n’en ont pas), une déconstruction des alibis religieux et des comparaisons d’interprétations coraniques en confrontant les vues intégristes avec les travaux des théologiens progressistes.
Malheureusement, internationalement, nous sommes victimes de notre succès. L’engouement pour les luttes des ‘musulmanes’ est à double tranchant : on a tôt fait, en particulier les financeurs, mais pas seulement, de nous enfermer dans un carcan identitaire où seules les réinterprétations religieuses vont être considérées comme devant être notre stratégie préférentielle, alors que les luttes pour les droits universels ou pour la laïcité sont jugées moins légitimes. Lors des rassemblements féministes, la demande de présentations se veut, elle, aussi spécifiquement ‘musulmane’. S’ensuit une longue période de purgatoire : les fondations se tournent vers les projets de réinterprétation coranique, sans voir que ce sont devenus des projets inspirés par les intégristes, le ‘féminisme islamique’ fleurit. Les manifestations féministes en Occident apprécient l’exotisme des femmes voilées, comme si cela leur donnait un brevet d’antiracisme.
Un courant pour la laïcité et l’universalité des droits
Pourtant, pendant ce temps se développe un courant majeur pour la laïcité et l’universalité des droits des femmes, prépondérant, par exemple, en Algérie, au Sénégal, en Turquie ou au Bangladesh. Et les exactions de plus en plus odieuses des talibans, puis d’Al Qaida et de Daech, au nom de l’islam vont exacerber ce courant. Après des attentats sanglants au Pakistan, les photos d’archives des mouvements féministes montrent des femmes tenant, dans la rue, des panneaux demandant un État laïque.
Depuis le GIA dans les années 90 en Algérie où les laïcs, qu’ils ou elles soient croyant-es musulman-es ou athées, sont assassiné-es comme kofr (mécréants), les attaques se sont multipliées contre les partisan-es d’États laïques : des emprisonnements et condamnations à la flagellation dans les pays du Golfe aux assassinats des blogueurs athées au Bangladesh. Et parmi les personnes assassinées, de plus en plus de femmes, des journalistes, des avocates, des femmes politiques, des militantes associatives, au Moyen-Orient, au Pakistan, en Afrique du Nord, etc. La décennie 2010 est hélas ! particulièrement meurtrière.
Mais loin d’enrayer le phénomène, les meurtres donnent plus de visibilité à ces nouveaux mouvements qui commencent à se donner les moyens de s’organiser internationalement. Créé en 2005, le réseau Secularism Is A Women’s Issue donne le coup d’envoi. On a créé des ‘Conseils des Ex-Musulmans’ depuis quelques années en Allemagne et en Grande-Bretagne, fondés l’un comme l’autre par des femmes d’origine iranienne, puis dans d’autres pays européens et du Maghreb, pour revendiquer le droit de quitter l’islam sans le payer de sa vie. Il y a fort à parier qu’ils se multiplieront dans les années à venir. On invite régulièrement leurs fondatrices et fondateurs à l’extérieur – un changement majeur par rapport aux décennies précédentes où la seule stratégie pour laquelle on nous reconnaissait quelque légitimité était celle de la réforme de l’islam.
Une première conférence internationale sur la laïcité, les droits civils et la citoyenneté se tient à Londres en 2015. Organisée par des féministes de la diaspora algérienne et iranienne, elle regroupe principalement – mais non exclusivement - de nombreux-ses participant-es d’origine ‘musulmane’ venu-es d’Asie et d’Afrique. À la tribune ce sont les femmes qui sont de loin les plus nombreuses, certaines croyantes, mais laïques, et beaucoup d’autres ouvertement athées. Depuis, les interactions entre les laïques et athées de pays dits musulmans et ceux d’Europe se multiplient : cette année, se tiendront en Pologne et en Croatie notamment des évènements laïques où l’on invitera diverses représentantes de la résistance laïque des pays ‘musulmans’. Des conférences internationales sur la laïcité devraient se tenir prochainement en Asie du Sud.
Une très sérieuse étude datant d’une dizaine d’années montre qu’en France environ 25 % de la population issue de l’immigration de pays dits musulmans se déclarent ouvertement athée et que seuls 5 % se déclarent pratiquants. Il est fort intéressant de noter que c’est exactement la même proportion que parmi les citoyennes et citoyens français d’origine chrétienne. Paru en anglais sous le titre The struggle for secularism in Europe and North America [3], un livre recense les mises en garde de féministes de la diaspora qui ne mâchent pas leurs mots contre l’essor de l’intégrisme musulman en Europe, au Canada et aux USA, et qui expriment clairement leur attachement à la laïcité menacée [4].
Nous voyons enfin, petit à petit, rétablie la légitimité de nos luttes universalistes et laïques et c’est certainement la grande révolution de cette décennie. Il serait temps que nous entreprenions une nouvelle fois de réclamer notre histoire et que, comme nous l’avons fait pour nos ‘grandes ancêtres’ féministes, nous exhumions aussi nos grandes ancêtres laïques dans les pays à majorité musulmane.
Marieme Helie Lucas, sociologue et coordonnatrice de Secularism Is A Women’s Issue
Sites Webs à consulter :
Secularism is a Women’s Issue : http://www.siawi.org
Femmes sous lois musulmanes : http://www.wluml.org/fr/node/5409
* Mis en ligne sur Sisyphe, le 1 mars 2016 :
http://sisyphe.org/spip.php?article5234