Les trotskistes (Trotski, la IVe Internationale, les sections nationales…) ont été hostiles à la création de l’État d’Israël en terre de Palestine. Trotski : « La tentative de résoudre la question juive grâce à l’émigration des juifs en Palestine révèle à présent sa vraie nature : c’est une tragique mystification pour les juifs. […] Les développements futurs de la guerre pourraient bien transformer la Palestine en un piège meurtrier pour des centaines de milliers de juifs. Jamais aussi clairement qu’aujourd’hui le salut des juifs n’est apparu si indissociablement lié au renversement du capitalisme » (juillet 1940).
« Israël dans Israël »
Quelques années auparavant (1937), Trotski allait jusqu’à imaginer l’assimilation et donc la disparition des juifs et de leur culture (dont leur langue traditionnelle, le yiddish) au sein de leurs pays respectifs. La question d’un espace de regroupement sur le territoire même de l’URSS fut évoquée : le malheu- reux exemple du Birobidjan, mais cela ne semblait pas recevoir l’assentiment de Trotski qui parlait de « farce bureaucratique »… Plus généralement, le socialisme à venir semblait pouvoir résoudre la ques- tion juive (culture, langue…) par l’assimilation générale. Trotski reconnaissait cependant l’existence d’une nation juive capable de se maintenir par l’adaptation à la modernité.
Outre-Terre : Quelle est ta position (et plus largement celle de la IVe Internationale) quant à l’existence de l’État d’Israël ?
Daniel Bensaïd : La position de Trotski sur la « mystification » ou le « piège meurtrier » que consti- tuerait un État juif n’est pas une position de principe abstraite, mais un exemple de lucidité réaliste sur la possibilité que l’histoire, comme le disait Marx, avance par son mauvais côté. Je comprends bien sûr, ce qui a donné à ce mythe de l’État-refuge une force qu’il n’avait pas avant le génocide, y compris dans les communautés d’Europe centrale. J’ai d’ailleurs, comme beaucoup d’ados de mon âge, vibré à l’épopée de l’Exodus.
Mais l’hypothèse du « piège » (la menace d’un nouveau Massada) se confirme hélas sous nos yeux : il n’est pas de lieu au monde où les Juifs soient moins en sécurité qu’en Israël. Quelqu’un comme Moshe Lewin, qui émigra lui-même en Israël à la fin des années 1940, en vient aujourd’hui à se demander s’il n’aurait pas mieux valu « ne pas… » (ne pas créer un État qui portait en germe de nouvelles catastrophes). Il a bien sûr sa petite idée sur la réponse…
Cela dit, on n’efface pas l’histoire. Le siècle a eu lieu. Il existe un État israélien et un fait national juif au Moyen-Orient. Personne de sensé ne peut imaginer faire tourner à l’envers la roue de l’histoire et rejeter ces juifs à la mer. Le premier à avoir attiré mon attention sur la « réversibilité » historique de l’oppression nationale dans la région (le fait que les juifs pouvaient s’y retrouver un jour dans une situation de minorité nationale opprimée) fut un trotskiste arabe palestinien : Jabrah Nicolas, authentique internationaliste.
Mais l’État d’Israël, dans sa structure actuelle, est un État ethno-confessionnel fondé (par le biais notamment de la loi du retour) sur le droit du sang (que l’Allemagne vient d’abandonner). Il dispose d’une des plus puissantes armées de la région, et probablement d’armes de destruction massive (chimiques et nucléaires) – en tout cas bien plus probablement que l’Irak après 1991 ! Il occupe militairement des territoires conquis par la force, au mépris des résolutions de l’ONU qui condamnent cette occupation de manière répétée depuis 1967.
La perspective d’une coexistence entre deux États souverains (israélien et palestinien) comme un progrès ou un pas pour sortir de l’impasse mortifère actuelle ? Encore faudrait-il, pour qu’un tel projet entre dans les faits, reconnaître l’asymétrie de fait entre un État souverain puissamment armé et un État virtuel, sous tutelle, entouré d’une nouvelle muraille, dont le territoire est lacéré de routes de contournement, sans façade maritime propre, sans souveraineté, bref un « territoire occupé ».
Quant à la solution dite de l’État binational, si elle paraît irréaliste dans l’état actuel des rapports de forces, elle me paraît toujours la plus souhaitable historiquement. Ce fut la position initiale de plusieurs courants de gauche (dans la communauté juive notamment) opposés à la partition de 1947. Il s’agissait de reconnaître des droits linguistiques, culturels, scolaires, collectifs aux deux communautés dans le cadre d’une structure étatique commune (en s’inspirant des thèses d’Otto Bauer sur l’autonomie culturelle).
À l’échelle de l’histoire, ce n’est pas plus utopique que l’idée d’une coexistence durable entre un État juif soutenu à bout de bras par les États-Unis et un État palestinien croupion et subalterne. Devant l’enterrement des accords d’Oslo, des voix minoritaires ont commencé à s’élever de nouveau en faveur d’une telle solution, du côté juif comme du côté palestinien (dont celle d’Edward Saïd). On peut se reporter sur ce point au livre (entre autres) de Michel Warschawsky, Israël-Palestine, le défi binational (Textuel, 1999), ainsi qu’aux documents qu’il a réunis avec Michèle Sibony dans À contre-chœur : les voix dissidentes en Israël, (Textuel, 2001). On y trouvera notamment un intéressant post-scriptum d’Elias Sanbar redoutant que la notion d’État binational ne serve de prétexte à une nouvelle partition territoriale, au lieu de fonder une citoyenneté commune sur une rigoureuse égalité des droits.
Outre-Terre : Les marxistes (le courant léniniste-trotskiste) en appellent de façon très générale à la destruction des États afin de libérer les peuples soumis. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
D.B. : Les termes de la question sont confus. Destruction des États ? Les marxistes (encore faudrait-il spécifier lesquels) étaient pour la destruction des structures de classe de l’État bourgeois. Ils n’étaient pas – et c’était un point de litige majeur avec les libertaires – pour décréter l’abolition de l’État, mais pour réunir les conditions de son « dépérissement » ou de son extinction en tant que corps séparé. Un siècle d’histoire est passé par là, et ce débat serait à reprendre sur la base d’une expérience bien plus riche, pour éviter notamment de confondre dépérissement de l’État et dépérissement de la politique au profit de l’utopie saint-simonienne de la simple « administration des choses ». Mais c’est une autre histoire.
Concrètement, je ne crois pas que les tâches politiques de militants internationalistes, en Israël comme en Palestine, soient directement déductibles de caractérisations abstraites de l’État. La politique est affaire de rapports de forces, de situations, de conjonctures propices. Le fil conducteur, pour les uns et pour les autres, devrait partir de la reconnaissance historique d’une spoliation (aujourd’hui largement établie par les « nouveaux historiens » israéliens) et des droits niés des Palestiniens. Ensuite, il s’agit de poser le conflit dans des termes historiques et politiques, et non pas religieux ou raciaux : c’est l’enjeu d’un combat de plus en plus difficile.
Enfin, et c’est la conséquence logique du point précédent, il s’agit de reconnaître, de part et d’autre, que rien ne peut être résolu par l’écrasement militaire de l’un ou l’autre des protagonistes. L’éclosion des contradictions, au sein de la société israélienne et au sein de la société palestinienne, est une des conditions fondamentales de toute solution humaine possible.
Dans cette perspective, les mouvements d’objecteursdans l’armée israélienne (à commencer par le refus de servir au Liban en 1982 ou dans les territoires occupés récemment) sont plus importants pratiquement qu’une position de boycott de principe isolée.
Quant à la perspective d’un « parti binational » judéo-arabe, c’est déjà le cas de plusieurs mouvements minoritaires dans la gauche israélienne, réunissant Juifs et Arabes israéliens citoyens (au moins sur le papier) d’un même État. En revanche, si l’idée d’un parti commun israélo/palestinien est généreuse et symboliquement séduisante, il ne s’agit pas d’une réponse immédiate. Le cas solitaire d’un Ilan Halévy est respectable et admirable à certains égards. Mais s’il ne s’agit pas d’une évolution historique et de différenciations significatives dans les sociétés respectives, les positions individuelles auront peu d’effet sur la société israélienne et apparaîtront comme des témoignages héroïques de Juifs « amis des Palestiniens », mais étrangers à leur propre réalité nationale.
Réciproquement, il est de plus en plus difficile pour de jeunes Arabes israéliens de militer dans des organisations à majorité juive sans passer pour des collabos.
Outre-Terre : Israël – que nombre de pays limitrophes ne désignent que sous l’appellation d’« entité sioniste » – a-t-il le droit à des frontières qui ne soient pas des limites plus ou moins élastiques, molles, poreuses, voire fantasmatiques Le mur ceinturant en partie le pays est-il une réponse adéquate ?
D.B. : Il faudrait un certain culot pour préconiser de « bonnes frontières » légitimes ! Je persiste à penser que la partition fut un désastre pour les juifs, et pas seulement pour les Palestiniens ! Mais il faut bien partir de l’état réel des choses. Il n’existe pas de critères permettant de tracer des frontières équitables. Il n’y a pas de frontières naturelles qui tiennent. Lorsque les négociateurs de Camp David ont voulu découper la ville de Jérusalem, ils sont allés jusqu’au ridicule d’envisager un découpage vertical, « archéologique », attribuant telle couche à l’État juif, telle autre à un hypothétique État palestinien, en fonction de la superposition des temples. Le tracé des frontières fluctue historiquement en fonction des guerres et des rapports de forces.
Si l’une des fonctions du droit, si critiquable soit-il, est de mettre un peu d’objectivité dans un différend, on peut au moins partir dans un premier temps des résolutions de l’ONU sur le démantèlement des colonies, le retrait des territoires occupés et les frontières de 1967. L’autorité palestinienne ne réclame d’ailleurs pas davantage dans l’immédiat (la question du retour étant une autre question que celle des frontières).
Or, chaque nouvelle négociation (y compris la fameuse initiative de Genève) exige des Palestiniens de nouveaux gages et de nouvelles concessions au-delà des « frontières » reconnues en principe par « la communauté internationale » !
Quant à l’idée de frontières « sûres », elle prête (sinistrement) à sourire. C’est une nouvelle expression très anachronique (à l’époque de la guerre de Bush, « illimitée dans le temps et dans l’espace », où les deux océans ne sont même plus une frontière sûre pour les États-Unis) du fétichisme de la frontière et du territoire. Il n’y aura pas de frontière sûre tant que ne seront pas réglées les causes du conflit et réparés les torts faits aux Palestiniens. On en arrive au contraire à la traduction bétonnée du mythe sécuritaire : le Mur ! Ce mur, qui partout ailleurs susciterait un scandale international ! Une nouvelle muraille vers l’extérieur qui est aussi pour l’État d’Israël le mur d’un nouveau ghetto volontaire. Triste ironie de l’histoire ! Le démantèlement inconditionnel de ce Mur de l’apartheid (et non la simple correction de son tracé) est un préalable non négociable à toute discussion sur d’hypothétiques frontières.
Outre-Terre : Israël est un État religieux au sens où sa constitution met en avant le judaïsme. Mais il est dans cette région du monde selon les critères actuels le seul État démocratique, ou démocratique-bourgeois au sens marxiste : parlement, liberté des partis politiques, presse libre…
D.B. : Cet argument est totalement fallacieux. Les puissances coloniales ont presque toujours été « démocratiques » (à commencer par l’Angleterre victorienne ou la France impériale) par rapport aux pays occupés ou conquis. Elles en ont toujours tiré argument pour justifier leur « mission civilisatrice ». Comme nous ne sommes pas « campistes », rien ne nous empêche de soutenir les droits des Palestiniens et de combattre en même temps les régimes despotiques en Syrie, Égypte, Jordanie, etc. Nos camarades l’ont souvent payé cher (d’années d’emprisonnement, voire d’assassinats…). Bien sûr, il y a des droits démocratiques précieux en Israël (inégaux cependant entre les Juifs et les Arabes). Il faut les défendre s’ils sont remis en cause par des mesures de type Patriot Act et exiger l’égalité des droits. Mais ils ne peuvent justifier la négation des droits nationaux et démocratiques du peuple palestinien.
D’ailleurs, il faut souligner le paradoxe : plusieurs ministres du gouvernement Sharon ont publiquement déclaré qu’ils préféraient un affrontement clair (religieux) avec le Hamas au conflit « hypocrite » avec l’Autorité palestinienne. Pourtant, quelles que soient les arrière-pensées des uns et des autres, avoir comme interlocuteur un mouvement national palestinien pluraliste (même corrompu et bureaucratique), partisan d’une « Palestine laïque et démocratique », et non d’une « Palestine islamique », était une chance à saisir. Les dirigeants israéliens font tout leur possible pour l’enterrer.
Dans ses structures constitutives (voir le livre classique de Nathan Weinstock, Le Sionisme contre Israël), « l’État Juif » (la presse française ne s’étonne même plus de la formule qui qualifie un État par une religion ou par une ethnie !) est bel et bien un État confessionnel et non pas un État laïque fondé sur une application rigoureuse du droit du sol. C’est pourquoi Weinstock revendiquait naguère comme but transitoire la « désionisation de l’État d’Israël ». Il n’est pas étonnant qu’un tel État cherche de plus en plus à fonder sa légitimité sur une origine et sur le mythe des origines. Dans ce mouvement régressif, qui remonte de l’universalisme des Lumières au mythe de l’élection originelle (taillé en pièce pourtant par Spinoza), on voit des intellectuels juifs comme Benny Lévy ou Jean-Claude Milner, déçus par l’histoire et par la politique, chercher à en sortir pour rejoindre l’éternité atemporelle du texte et pour fonder une ontologie a-historique de « l’être juif ». Si ce peuple en diaspora s’est perpétué contre toute probabilité, c’est pourtant, comme le prévoyait Marx, par l’histoire et non malgré l’histoire.
Outre-Terre : La IVe Internationale n’a jamais dissimulé son soutien aux mouvements palestiniens et, à une certaine époque, dans les années soixante-dix, au FDPLP (Front démocratique pour la libération de la Palestine). Quelles sont les organisations que vous soutenez aujourd’hui ?
D.B. : Ce n’est pas une question de sympathie et de confiance. Il existe en Israël comme dans les mouvements palestiniens des noyaux militants internationalistes, mais trop faibles et trop instables dans la tourmente actuelle pour prétendre distribuer des attestations de bonne conduite. Si l’on s’en tient aux critères politiques, on préférera discuter avec des mouvements laïques palestiniens qu’avec des mouvements fondamentalistes, sans exclure pour autant de possibles différenciations dans les mouvements religieux qui expriment une exaspération sociale et une impasse politique. Ce n’est pas une question de goût et d’affinité. Les mouvements islamistes en question dissoudraient volontiers la revendication nationale du peuple palestinien (si difficilement et fragilement reconnue depuis Oslo) dans une nébuleuse de l’Islam et conforteraient les dirigeants extrémistes israéliens dans l’idée que le conflit est de nature avant tout religieuse. Avoir comme interlocuteurs représentatifs du mouvement palestinien en France des gens comme Leïla Shahid ou Elias Sanbar, qui ne font aucune concession à la démagogie raciste et antisémite, est une chance pour montrer qu’il ne s’agit pas d’une opposition entre deux communautés homogènes et closes, mais d’enjeux politiques : il y a plus en commun entre des militants qui partagent les mêmes objectifs de part et d’autre de la frontière qu’entre un Sharon et un Warschawsky.
Outre-Terre : La montée en puissance du fondamentalisme islamiste pourrait devenir dans les années à venir un danger pour les Palestiniens eux-mêmes et pour les Israéliens. En définitive : Israël ne constitue-t-il pas, paradoxalement, un rempart démocratique face à la montée de l’islamisme radical ? Pour ceux qui connaissent plutôt bien les débats au sein du courant trotskiste, il est étonnant que, d’une façon générale, peu de critiques aient été émises sur les pays arabes limitrophes antidémocratiques : pas d’élections, pas de partis, presse muselée, antisémitisme d’État (Égypte…), misère permanente des populations, esclavagisme (Arabie Saoudite), statut d’infériorité des femmes, etc.
D.B. : Il faudrait discuter concrètement et rafraîchir les mémoires. Nous avons toujours soutenu que la lutte du peuple palestinien pour ses droits démocratiques, passerait non seulement par la lutte contre la politique coloniale d’Israël, mais aussi par ses liens avec la révolution arabe contre les régimes despotiques et corrompus de la région. Les massacres de Septembre noir en 1970 dans les camps de réfugiés palestiniens en Jordanie, ou le sort des Palestiniens du Liban ont amplement confirmé cette position, de même que la complicité de l’Arabie saoudite ou de l’Égypte avec les États-Unis. Par ailleurs, la liste serait interminable des soutiens à des prisonniers politiques arabes ou à des victimes de la répression (à commencer par nos propres camarades) en Égypte, au Maroc, en Syrie, en Tunisie, en Iran, ou en Irak à l’époque où Saddam était présenté comme un allié laïque de l’Occident. Nos camarades femmes dans ces pays ont contribué de leur mieux à l’émergence d’un mouvement femme, souvent à leurs risques et périls, en Algérie notamment dans le cadre des mobilisations sur le code de la famille. Si nous avons dénoncé systématiquement les ravages des politiques coloniales et impérialistes dans la région, on aurait du mal à trouver dans notre mouvement trace de collusion ou de complaisance envers les dictatures populistes baassistes ou envers les monarchies pétrolières.
Outre-Terre : La renaissance d’un certain antisémitisme en France apparaît quotidien- nement (attaques de synagogues, insultes et violences antisémites…). Cela doit-il mener les Juifs à s’unir de façon plus ferme par le truchement, par exemple, de groupes d’auto- défense ? Si la montée de l’islamisme dit radical venait à modifier les rapports de force dans le monde, et donc au Moyen-Orient, cela modifierait-il substantiellement les positions de ton organisation ?
D.B. : La renaissance d’un certain antisémitisme en France (aux sources multiples) est un fait attesté par la multiplication des actes recensés, même s’il faut rester sur ses gardes devant l’effet boule de neige des rumeurs médiatiques : certains actes spectaculaires ont beau être démentis (voir la récente affaire de la ligne D du RER), il en reste quelque chose. Il y a cependant assez de faits, indiscutables, de chiffres pour s’inquiéter d’une détérioration effective de la situation, et pour en appeler à un surcroît de vigilance. Des groupes d’autodéfense juifs ? On ne peut exclure totalement l’hypothèse, mais ce serait le signe d’une épouvantable régression historique où chacun s’organise en milices commu- nautaires pour défendre les siens. À ces groupes viendraient se juxtaposer des groupes d’autodéfense arabes, ou musulmans, ou autres ! Nous n’en sommes (heureusement) pas là. Pourquoi pas des groupes d’autodéfense antiracistes tout court, si nécessaire, où se retrouveraient des antiracistes d’origine juive, arabe, arménienne, ou autres ? Il serait consternant de confirmer la logique communautaire qui a prévalu de la part de SOS et de l’UEJF, lors des manifestations du 5 mai, refusant d’élargir leur appel contre l’antisémitisme (comme le demandaient la LDH, le Mrap, la LCR) à toutes les formes de racisme. Comment ce refus a-t-il pu être interprété, dans les banlieues et ailleurs, au moment où les chars israéliens écrasaient Rafah ? Chaque communauté défend égoïstement les siens, deux poids deux mesures, le malheur des uns aveugle à celui des autres !
Outre-Terre : Un ami de Freud, Rudolf Bienenfeld, soutenait en 1937 que « chez les Juifs sans religion certains traits fondamentaux de la religion juive continuent d’agir à leur insu, qui déterminent le sens de leur vie et leur spiritualité malgré leur mépris endémique pour les traditions juives. Les Juifs sans religion forment un groupe très particulier justement à cause de ce maintien spirituel, en eux et dans leur entourage, de leur religion ancestrale, mais cela inconsciemment » [1]. Cela peut-il concerner les Juifs appartenant à des organisations communistes ? Cela te concerne-t-il ?
D.B. : Il y a, derrière cette question, un problème non (ou mal) résolu : celui du rôle du judaïsme (comme idéologie ou idéologie religieuse spécifique, fondée sur le mythe de l’élection) dans la pérennité du peuple juif en diaspora. Les thèses d’Abraham Léon sur le peuple-classe, quel que soit leur mérite, éclairent au mieux une séquence relativement récente (quelques siècles) et limitée de l’histoire par une interprétation sociologique : le peuple se survivant par l’exercice d’une fonction sociale « interstitielle », liée au commerce et à la circulation monétaire. Ce déterminisme sociologique peu convaincant fait peu de cas du facteur idéologique (en ce cas d’origine religieuse) d’un peuple se définissant non par un territoire ou par un État, mais de façon « déterritorialisée », par le Livre et par la Loi. Le judaïsme ainsi conçu culturellement (même chez des laïques) joue sans doute le rôle de médiation entre la société dispersée, la mémoire d’un État disparu et le projet de sa restauration.
Cela dit, ce rôle du judaïsme n’aurait pas suffi à endiguer les logiques de l’assimilation. Le génocide nazi et la farce tragique du Birobidjan ont relancé les dés et la diaspora s’est redéfinie en fonction de la création de l’État d’Israël. C’est une des ironies de l’histoire, soulignée lucidement par Isaac Deutscher. Je ne vois pas pourquoi des Juifs communistes qui ont subi les grandes épreuves du XXe siècle auraient été épargnés par ce remue-ménage. Mon cas personnel est de peu d’intérêt (je m’en suis expliqué dans mon dernier livre, Une lente impatience). On peut seulement dire qu’on n’échappe pas totalement à sa biographie, surtout lorsque nous sommes des rejetons de rescapés ou de survivants du génocide. J’ai donc été élevé, hors de toute religion, comme un Juif non juif, fidèle à la tragédie à laquelle ma famille a payé aussi son tribut.
Septembre 2004
| dimanche 10 août 2014 | Mis à jour le lundi 11 août 2014
Outre-Terre n° 9, 1er septembre 2004
Voir en ligne : Le site de Daniel Bensaïd
Notes
[1] Rudolf Bienenfeld, la Religion des juifs sans religion, traduit de l’allemand par Ingrid Klauda, Paris, Association pour la réédition des œuvres psychanalytiques du docteur René Laforgue, 1996. Discours prononcé à Vienne le 10 novembre 1937 devant la Société de sociologie et d’anthropologie juive.