Maroc: Ni les diffamations ni la répression ne freineront le mouvement de contestation populaire dans le Rif (Al Mounadil-a)
Maroc Quelques éléments de la situation politique (Inprecor)
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Le Hamas accepte les frontières de 1967 au moment où tous les autres qui souhaitaient un État palestinien à côté d’Israël y renoncent
La révélation de la nouvelle déclaration de principes du Hamas lundi soir s’est avérée aussi complexe que le document lui-même.
La direction de l’hôtel Intercontinental de Doha a annulé la réservation pour la conférence de presse au dernier moment, et la semaine précédente, la délégation du Hamas au Caire n’a pas pu partir car l’Égypte réclamait une partie de l’action.
Le Hamas vise les frontières de 1967 au moment précis où tous ceux qui souhaitaient un État indépendant à côté d’Israël abandonnent ce terrain
La difficulté logistique de tenir une conférence de presse à l’extérieur de Gaza illustre parfaitement l’emprisonnement du Hamas à l’intérieur de l’enclave. Et une bonne raison pour laquelle ses dirigeants politiques veulent aujourd’hui sortir de ce confinement en adoptant une position plus proche des autres factions palestiniennes.
Ce processus est néanmoins très difficile pour le Hamas.
Presque d’une seule voix, les médias occidentaux ont interprété le document comme un assouplissement de la position du Hamas sur Israël et comme un défi pour le monopole du principe d’un État palestinien selon les frontières de 1967 détenu par le Fatah.
Cependant, le document lui-même a fixé trois conditions qui l’ont presque entraîné à la suite du Fatah sur un chemin voué à l’échec. Il a refusé de reconnaître Israël, a refusé de renoncer à sa revendication sur l’ensemble de la terre de la rivière à la mer et a exigé le retour sans entraves de tous les réfugiés palestiniens.
Néanmoins, mardi, la réaction de l’opinion palestinienne et sur les réseaux sociaux a suivi la même logique : s’il n’y a pas de différence entre le Hamas et le Fatah concernant les frontières d’un futur État palestinien, pourquoi toutes ces années de luttes entre les deux factions ? Et pourquoi voter pour le Hamas ? En quoi est-il différent ?
Évolution stratégique
Voilà une bonne question. Il ne fait aucun doute que le Hamas s’est lancé dans ce débat en toute connaissance de cause. Contrairement à la charte originale qui a été écrite par un seul homme en situation de guerre, ce document est le fruit de quatre années de débat interne. Le document lui-même a été largement divulgué. Le message a été soutenu par les dirigeants. Il ne fait aucun doute que cela représente une évolution stratégique délibérée et majeure.
Mais cette stratégie elle-même est-elle juste ?
Le Hamas vise les frontières de 1967 au moment précis où tous ceux qui souhaitaient un État indépendant à côté d’Israël abandonnent ce terrain. Presque 24 ans après Oslo, les lumières éclatantes des colonies illuminent tous les soirs presque toutes les collines de Cisjordanie.
Il y a 200 000 colons dans les zones palestiniennes de Jérusalem et 400 000 en Cisjordanie. En dehors des trois principaux blocs de colonies, qu’Israël refuse d’abandonner, on dénombre 150 000 colons supplémentaires. Deux décennies de processus de paix ont conduit à la fragmentation irréparable d’un putatif État palestinien.
Israël lui-même a pratiquement abandonné l’idée d’un État palestinien distinct. Hormis la petite représentation théâtrale produite par l’évacuation d’Amona (voici un problème mathématique : si 3 000 policiers ont passé 24 heures à évacuer 40 familles, combien en faudrait-il pour évacuer 600 000 colons ?), l’état d’esprit politique en Israël penche maintenant pour l’annexion.
Pour utiliser l’avertissement arabe standard donné aux retardataires, le Hamas va-t-il au hadj quand tout le monde en revient ?
Rester fidèle aux principes
Lors de la conférence de presse à Doha, le responsable politique sortant Khaled Meshaal a été interrogé sur de potentielles négociations entre le Hamas et Israël. C’est également une bonne question.
La nouvelle position stratégique du Hamas le place dans une situation unique. Si le Hamas reste fidèle à ses principes, lesquels ne sont pas de reconnaître Israël, il ne peut s’asseoir à une table de négociation avec des représentants de l’État israélien.
Pour être fidèle à ses principes et pour tirer parti des avantages politiques d’entrer en politique, le Hamas devrait accepter la solution à un seul État
Cela signifie qu’il faut compter sur d’autres factions palestiniennes pour faire les compromis nécessaires sur les frontières, les réfugiés, Jérusalem, tandis que le Hamas ferme les yeux au nom du consensus. Ceci, à son tour, implique que le Hamas ne peut pas mener le processus politique, ni en tirer beaucoup de profit.
Cela place le Hamas dans une position différente de l’IRA, par exemple, sous la direction de Martin McGuinness. Le Hamas et l’IRA ont vu les limites de l’action militaire, bien que l’IRA n’ait pas commencé le processus de démantèlement avant de parvenir à un accord de paix. Les deux ont été attirés par la politique comme moyen de parvenir à une Palestine unie et à une Irlande unie.
La mort récente de McGuinness a suscité des hommages des quartiers les plus improbables. Des gens qui, lorsque j’étais journaliste à Belfast, auraient rejeté McGuinness comme le diable incarné, ont salué le chemin qu’il a parcouru : de chef de l’IRA à vice-premier ministre d’Irlande du Nord. Lady Paisley, l’épouse de feu Ian Paisley, premier partenaire de McGuinness dans le gouvernement fondé sur le partage du pouvoir, a affirmé que ce républicain avait vécu quelque chose semblable à la conversion de St Paul à Damas.
Gerry Adams l’a nié à juste titre. Il a déclaré que McGuinness restait un républicain engagé, qui n’a jamais abandonné ses camarades de l’IRA à la suite du processus de paix ou du partage du pouvoir avec les unionistes.
En d’autres termes, le mouvement républicain a mis fin à la lutte armée tout en restant fidèle à ses principes d’Irlande unie (qui, si Brexit se concrétise, est probablement plus proche que jamais, ironiquement sur ordre de Bruxelles).
C’est exactement le dilemme auquel est maintenant confronté un Hamas qui reconnaît les frontières de 1967. Comment peut-il entrer dans l’OLP et faire partie de la classe dirigeante du peuple palestinien et rester fidèle à ses principes ? S’il négocie, il abandonne ses principes et efface toute différence avec Fatah. S’il laisse la négociation à d’autres, il ne peut appartenir aux dirigeants.
Sinn Féin est devenu le plus grand parti politique sur l’île irlandaise. Ce n’est pas le destin qui attend le Hamas s’il limite sa vision d’un État palestinien aux frontières de 1967. Cela ne mettrait pas fin à la fragmentation du peuple palestinien et ne résoudrait pas le problème de l’abandon des Palestiniens en 1948 en Israël ni ne résoudrait pas le problème des réfugiés.
Le véritable choix, le véritable ennemi
Israël a depuis longtemps abandonné le droit de retour pour les réfugiés palestiniens, et même les modèles les plus généreux évoquaient le retour de seulement 100 000 personnes, sur une éventuelle diaspora de six millions.
Le véritable choix réside aujourd’hui entre une solution à un seul État imposée par Israël ou une entité politique où les Juifs et les Arabes sont traités comme égaux
Et pourquoi Israël accepterait-il le Hamas en tant que négociateur alors qu’il a rejeté le Fatah, qui depuis plus de 20 ans est son ami le plus flexible ? Quelle incitation Israël aurait-il à négocier un « hudna » avec le Hamas, alors qu’il sait que du point de vue du Hamas, ce ne serait pas une fin de conflit ?
Pour demeurer le Hamas, pour être fidèle à ses principes et pour tirer parti des avantages politiques à entrer en politique, le mouvement devrait accepter la solution à un seul État, lequel se plierait à tout ce à quoi le Hamas a œuvré. Cela permettrait au Hamas de diriger l’OLP. Il réunirait un peuple palestinien fragmenté. Cela représenterait les Palestiniens qui sont citoyens d’Israël et de la diaspora palestinienne.
Cela donnerait aux Palestiniens une vision claire dans un monde où le véritable choix n’est pas entre une solution à un seul et à deux États. Le véritable choix réside aujourd’hui entre une solution à un seul État imposée par Israël ou une entité politique où les Juifs et les Arabes sont traités comme égaux.
La réalisation majeure de ce document est de redéfinir l’ennemi. Dans la charte d’origine, ce sont les juifs et le judaïsme. Dans ce document, l’ennemi du Hamas est le projet sioniste de colonisation et d’occupation. Les deux sont très différents, et l’ont été tout au long de l’histoire juive, après et avant la Déclaration Balfour.
Cette redéfinition pourrait ouvrir la voie à des discussions et à la paix. Cependant, il faudra une vision claire de la voie à suivre. C’est certainement une étape audacieuse. Ce n’est peut-être pas la dernière.
David Hearst 3 mai 2017
- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Yahya Sinouar (deuxième en partant de la gauche), le nouveau dirigeant du mouvement islamique Hamas dans la bande de Gaza et le leader politique Ismaël Haniyeh (au centre) assistent à un rassemblement pour regarder le discours du chef du Hamas en exil, dans la ville de Gaza le 1er mai 2017 (AFP).
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Le Hamas reconnaît l’OLP comme le « cadre national » des Palestiniens
Trente ans après sa naissance, le Hamas connaît des évolutions substantielles, aussi bien programmatiques qu’organisationnelles. À bien des égards, l’année 2017 constitue un tournant dans l’histoire du mouvement islamiste palestinien, avec le départ de Khaled Mechaal, le renouvellement de ses cadres dirigeants et la publication d’un nouveau document politique.
Président du bureau politique du Hamas depuis 1995, Khaled Mechaal quitte la direction du mouvement. Si, depuis 2009, les procédures internes limitent la présidence à deux mandats successifs et ne lui permettent pas d’être de nouveau candidat, il affirme à Orient XXI (17 avril) que cette restriction coïncide avec sa décision personnelle de se désengager de la direction de l’organisation. C’était d’ailleurs ce même choix qu’il avait formulé dès 2013, affirmant clairement à l’époque : « Lors des dernières élections je ne souhaitais pas me représenter à la direction du bureau politique (maktab al-siyassi), mais mes frères m’ont encouragé dans le sens inverse et ont fini par me convaincre ».
Son retrait ne l’empêchera pas de continuer à peser sur la ligne politique du mouvement dans le futur, comme il le confirme :
Je suis l’un des membres élus de la nouvelle assemblée consultative (majlis al-choura). Mais ce qui m’importe le plus est de savoir comment servir au mieux la cause palestinienne qui continue de souffrir des divisions politiques internes et de l’occupation. Ma seule responsabilité est de savoir comment améliorer la situation des Palestiniens. Je ne suis pas obligé d’être dans le parti pour cela. Le parti n’est rien d’autre qu’un moyen pour servir la cause.
Le départ de Khaled Mechaal coïncide avec l’annonce de la publication officielle d’un nouveau « Document de principes et de politique généraux » (en anglais :A Document of General Principles & Policies). Loin du ton antisémite de la charte de 1998, ce nouveau document propose un programme politique conforme aux résolutions onusiennes et à la légalité internationale. Les principes intangibles de la charte sont abrogés : du combat contre les juifs on passe à la lutte contre le sionisme, et la lutte armée est euphémisée en faveur de moyens plus légaux pour combattre l’occupation. À ceux qui y verront des positions irréconciliables, Khaled Mechaal répond :
Il n’y a pas de contradiction. Le Hamas reste attaché à toute la Palestine et refuse de reconnaître l’occupation, mais dans le même temps il reconnaît les frontières de 1967 en tant que programme national partagé par l’ensemble des acteurs politiques palestiniens.
Les prémices de cette évolution datent de 2005, lorsque le Hamas avait fait le choix de participer aux élections législatives qu’il remportera en janvier 2006. À l’occasion de plusieurs accords interpalestiniens, il avait évoqué son attachement à un programme politique commun avec le Fatah reposant sur la validité des frontières de 1967. Les différents points abordés dans ce document sont donc déjà présents dans la plupart des accords officiels signés par le Hamas depuis une décennie, y compris celui de la « résistance populaire et pacifique ». C’est d’ailleurs sur cette continuité qu’insiste Khaled Mechaal :
Ce document reflète l’évolution de notre pensée et de nos pratiques depuis 2005 avec l’accord du Caire, le document d’union nationale en 2006, l’accord de La Mecque en 2007 puis les autres accords de réconciliation de 2011 (accords du Caire) et de 2012 (accords de Doha). Ces réunions avec le Fatah constituaient des tentatives de parvenir à un programme politique commun. La différence c’est qu’aujourd’hui nous présentons ce programme dans un document qui nous est propre. Qu’il s’agisse des États, des organisations ou des partis, toute entité politique est soumise à des évolutions. À travers ce nouveau document, nous avons voulu présenter les évolutions de notre pensée politique, de notre position concernant le combat contre l’occupation, le droit des Palestiniens, nos relations avec nos environnements palestinien, arabe, régional.
D’après Khaled Mechaal, ce document ne devrait pas être compris comme étant « adressé » à quelque partie que ce soit. Son destinataire est autant palestinien qu’étranger. Toutefois, fragilisé par son départ de Damas en 2012 et par une configuration régionale défavorable, le Hamas a plus que jamais besoin de conforter son rapprochement avec de solides partenaires régionaux, aux premiers rangs desquels l’Égypte, seul pays qui dispose d’une frontière avec la bande de Gaza hormis Israël.
L’un des points de ce document qui déroge à la ligne politique adoptée par le mouvement depuis 2005 est celui des relations avec les Frères musulmans égyptiens. Alors que la charte présentait le Hamas comme la « branche palestinienne des Frères musulmans », ce nouveau document ne fait plus mention du lien organisationnel (irtibat tanzimi) qui unirait le Hamas aux Frères musulmans. En 2012 pourtant, lorsque Mohamed Morsi avait été élu président de l’Égypte, le Hamas n’avait pas hésité à se présenter comme un mouvement issu de la confrérie égyptienne. Son rapprochement avec Mohamed Morsi l’avait même conduit à organiser ses dernières élections internes au Caire en 2013. Depuis l’arrivée au pouvoir du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi et dans l’espoir de bénéficier d’une tolérance relative de la part des nouvelles autorités égyptiennes très hostiles aux Frères musulmans, le Hamas se présente désormais comme un mouvement « palestinien nationaliste islamiste », gommant tout lien avec la confrérie.
Malgré les évolutions que connaît le Hamas depuis 2005, la grande majorité des journalistes, experts et politiques continuent d’agiter l’épouvantail de la charte comme le seul document qui reflèterait les intentions réelles du Hamas. Résultat d’une stratégie israélienne qui a pris soin de faire traduire ce texte dans toutes les langues et de le diffuser, la cristallisation des analyses atour de ce texte tournerait [à l’obsession, d’après Ahmad Youssef, ancien conseiller du premier ministre Ismaël Haniyeh et directeur du centre de recherche « la maison de la sagesse » à Gaza. Refusant de le considérer comme une nouvelle charte, Khaled Mechaal affirme néanmoins que c’est ce document qui fait désormais office de « référence » politique du Hamas. Pour autant, la charte ne doit pas être considérée comme caduque, explique Meshaal à Orient XXI :
Le Hamas refuse de se soumettre aux désidératas des autres États. Sa pensée politique n’est jamais le résultat de pressions émanant de l’extérieur. Notre principe c’est : pas de changement de document. Le Hamas n’oublie pas son passé. Néanmoins la charte illustre la période des années 1980 et le document illustre notre politique en 2017. À chaque époque ses textes. Cette évolution ne doit pas être entendue comme un éloignement des principes originels, mais plutôt comme une dérivation (ichtiqaq) de la pensée et des outils pour servir au mieux la cause dans son étape actuelle.
Khaled Mechaal s’est particulièrement investi pour faire exister ce texte, aussi bien dans sa phase de réflexion amorcée en 2015 que dans sa phase rédactionnelle. Confirmant l’importance de son rôle dans ce processus, il affirme néanmoins que ce document est loin d’être l’œuvre d’un seul homme. Bien au contraire, l’ensemble des membres des institutions du mouvement aurait œuvré à sa rédaction, aussi bien ceux résidant à l’intérieur des frontières de la Palestine que ceux résidant à l’extérieur. D’après lui, l’annonce d’une nouvelle direction politique ne menacerait en aucun cas la validité de ce document qui incarnerait la ligne officielle du mouvement, inchangée malgré le renouvèlement de ses cadres :
Il ne faut pas comparer notre situation avec vos élections en Occident, aussi bien en Amérique qu’en France ou en Allemagne et en Grande-Bretagne. Chez vous quand il y a des élections il y a parfois changement total de la ligne politique d’un État, aussi bien de sa politique intérieure que de sa diplomatie. Nous non. Il n’y a jamais de changement total. Ce nouveau document représente le Hamas dans son étape actuelle, mais aussi dans son étape future.
Toutefois, le fait que ce document ait été sanctifié par l’ancienne assemblée consultative — et non la nouvelle — invite au contraire à s’interroger sur les risques qui pèsent sur sa mise en œuvre. Afin de le présenter comme la référence principale de la nouvelle direction politique, la date de promulgation de ce nouveau document a été décidée pour la fin du mois d’avril, moment de l’annonce des résultats finaux des élections internes au mouvement. Ces élections étant particulièrement longues du fait de la dispersion géographique de ses membres, le successeur de Khaled Mechaal à la tête du bureau politique n’a pour l’heure pas encore été désigné.
C’est l’élection, le 13 février 2017, de Yahia Al-Sinouar à la tête de la direction du Hamas dans la bande de Gaza qui alimente ces doutes. Ancien détenu ayant passé près d’un quart de siècle incarcéré en Israël et présenté par la presse israélienne comme le plus radical des radicaux du mouvement islamiste, Al-Sinouar est connu pour son intransigeance vis-vis de l’occupation et son refus de toute concession vis-à-vis d’un accord avec le Fatah.
Ces craintes ont notamment été exprimées par Ahmad Youssef. Dans un article publié dans le quotidien Amad, il déclare qu’Al-Sinouar, militaire issu de la branche armée du mouvement n’est pas le choix le plus pertinent pour consolider les acquis du Hamas dans son étape actuelle. D’après lui, son élection aurait stupéfié Gaza. Oussama Hamdan, représentant du Hamas au Liban considère au contraire que l’élection d’Al-Sinouar n’est en rien une surprise puisque ce dernier est, depuis 2013, membre du bureau politique du Hamas1. Tous deux s’accordent néanmoins sur un point : son affiliation aux brigades Al-Qassam n’implique pas nécessairement une politique de confrontation directe avec Israël. Pour corroborer cette thèse, Ahmad Youssef donne l’exemple du révolutionnaire républicain irlandais Michael Collins qui, bien que commandant en chef de l’armée nationale avait pourtant réussi à donner à l’Irlande son indépendance. Oussama Hamdan souligne quant à lui la porosité des statuts des dirigeants israéliens, la plupart des chefs de gouvernement, de Yitzhak Rabin à Shimon Peres en passant par Ehud Barak ayant été par le passé des officiers de haut rang de l’armée israélienne. L’absence de réponse du Hamas à l’assassinat à bout portant d’un de ses commandants militaires le 24 mars dernier, Mazen Fuqhah, semble valider ces lectures.
Le Hamas n’est pas prêt à s’engager dans une nouvelle confrontation armée avec Israël après les trois opérations militaires qui se sont succédé depuis 2009. Libéré en octobre 2011 à l’occasion de l’accord Wafa al-Ahrar (« Fidélité des libres ») en échange du soldat israélien Gilad Shalit, Al-Sinouar pourrait bien être celui qui parviendra à conclure un accord avec Israël pour un nouvel échange de prisonniers.
1Source : entretien avec Oussama Hamdan, 18 mars 2017.
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En Tunisie, depuis 6 ans, tout se passe comme si les profiteurs, désarçonnés par la Révolution, agissent pour retrouver leur pouvoir d’antan.
Ayant échappé à la justice grâce à une corruption généralisée, ils tentent désormais , d’influencer syndicats, politiciens, fonctionnaires, médias, et tous les autres « prépondérants » pour remettre en place un régime fort basé sur un homme fort, ce que beaucoup de Tunisiens, las du chaos, attendent avec impatience sans se soucier du fond.
Dans une dictature, outre les proches, il y a des légions de profiteurs de tous acabits, douaniers, policiers, mafieux, etc., mais il y a surtout les richissimes oligarques. Quand le dictateur tombe, certains de ces oligarques, les plus en vue et les moins discrets, tombent. Mais la majorité reste. Pour sauvegarder biens et influence, elle arrose responsables politiques, police, juges, journalistes, administration.
Une fois la tempête passée, ces oligarques se réorganisent pour retrouver influence et gains d’antan. Il faut garder à l’esprit qu’il sont très riches et ont le bras long, très long.
Il y a plusieurs genres d’oligarques.
Il y a les grands arroseurs, ceux qui achètent tout le monde, ce sont des ambitieux sans vergogne ni limite, capables de recourir à tous les moyens pour sauvegarder et accroître puissance et influence. Mais il y a également ceux qui, honnêtes à la base, capables d’entretenir ou de constituer des fortunes faramineuses, ont subi durant des décennies les affres d’un système abominable, celui de la « protection » par les proches du dictateur ou par le dictateur lui-même. Certains se sont compromis, d’autres ont réussi à garder une certaine respectabilité. Au début de la révolution, ces derniers se sont sentis libérés, ils ont cru en l’avènement d’une ère de prospérité naturelle, sans ingérences des racketteurs d’État. Mais l’accalmie a été de courte durée et, si le dictateur est tombé, le régime – en l’occurrence les milliers de fonctionnaires, de juges, de policiers, de douaniers, etc., qui vivaient de petits bakchichs – a réactivé le système, avec plus de force encore, poussant ces oligarques à se compromettre à nouveau, au risque de se ruiner.
La différence entre le système d’avant le 14 janvier et celui d’après ? Les effectifs et les tarifs des intermédiaires et des protecteurs ont explosé. Avant, le système était simple, il fallait payer les proches et graisser quelques pattes. Désormais, il faut payer des dizaines de fonctionnaires, juges, policiers, journalistes, syndicalistes et responsables politiques.
En clair, la corruption de l’ancien régime, qui remplissait surtout les poches des anciens proches dont la plupart étaient hors du système étatique, est devenue une corruption d’État à tous les niveaux de l’administration. Désormais, du factotum au cabinet du ministre, tout se négocie.
La corruption s’est démocratisée, mais ce nouveau système ne sied pas aux oligarques qui préfèrent négocier avec des chefs plutôt que de rester dépendant d’une flopée de profiteurs dont le seul mérite est leur statut de responsables administratifs. De plus, la situation du pays est abominable, la moitié de l’économie leur échappe pour être tombée dans les mains d’une mafia de trafiquants alors que d’autres nouveaux arrivés se sont concoctés des zones d’influence dans les domaines les plus divers.
Les sept composantes majeures de la corruption : oligarques, mafieux, cadres administratifs, magistrats, syndicalistes, médias et politiques cherchent la panacée : un système qui leur garantit discrétion et stabilité et qui est capable de faire taire les voix discordantes. Pour eux, ce n’est qu’une question de temps, ils sont certains qu’ils finiront par remettre en place le système d’antan, un genre de « démocratie à la tunisienne » où toutes les conditions d’une apparente démocratie seront appliquées, mais, « à la tunisienne », c’est à dire avec cette propension à vider, de façon réglementaire, les règles de leur substance.
En fait, Zine el Abidine Ben Ali s’en était fortement rapproché, mais il n’avait pas laissé les médias et les politiques faire œuvre de soupapes pour évacuer cette colère.
En outre, il avait laissé se développer une insupportable arrogance des profiteurs. Aujourd’hui, les oligarques ont compris que démocratie et liberté d’expression donnent encore plus de possibilités que la dictature, surtout qu’il n’existe aucun mouvement assez fiable représentant pour eux un danger. Deux obstacles tout de même se dressent devant la mise en place de la grande imposture. D’abord la société civile, consciente des enjeux et capable de se mobiliser, ensuite quelques symboles dont il faut poursuivre la destruction entamée depuis 6 ans. Le premier symbole détruit, c’est Bouazizi. Plus personne ne défend le vendeur ambulant qui s’est immolé et que le monde entier avait sacralisé en 2011. Bouazizi, qui n’a vécu ni le soulèvement, ni la fuite du dictateur, ni même sa propre gloire, est désormais haï et honni jusque dans son propre quartier. Sa famille, lasse, a même quitté le pays.
Après avoir détruit le vendeur de légumes, il a fallu détruire la révolution elle-même, souvent qualifiée aujourd’hui de « révolution de la barouita » (la brouette).
Plus insidieusement, elle est devenue un mouvement téléguidé par l’étranger, par « la CIA » pour « diviser le Moyen Orient ». Entre temps, la CIA a échoué partout et c’est Vladimir Poutine qui a profité de l’aubaine, mais on n’en a cure, l’objectif local est atteint pour les « destructeurs de symboles » puisqu’au bout de quelques années, le mot « Révolution », est devenu louche et on ne cesse de se chamailler sur sa définition. Reste à détruire la liberté d’expression. Là, ce sont en grande partie les médias eux-même qui ont fait l’essentiel du travail en la transformant en une inaudible cacophonie. Aujourd’hui, très peu de médias gardent une certaine crédibilité.
Enfin, reste à détruire l’aura des victimes de la révolution et des très rares personnes qui y ont participé. Pour les victimes, 6 ans après, accusées de tout, leur prestige de « révolutionnaires » s’est éteint en même temps que le mot lui-même, galvaudé et jeté aux oubliettes d’une histoire jamais reconnue, même par les officiels qui ne s’en tiennent qu’à des déclarations formelles sans jamais entrer dans les détails d’une histoire pourtant essentielle pour le pays. Quant aux rares personnes qui, à l’intérieur du régime, ont fait preuve de courage, elles sont harcelées, pratiquement depuis le départ du dictateur. Samir Tarhouni, Sami Sik Salem, Larbi Lakhal, Hafedh el Ouni et tous ceux qui ont plus ou moins participé au déclenchement de l’imbroglio final, subissent depuis des problèmes administratifs, des attaques personnelles, des campagnes de désinformation et toutes sortes d’accusations, et c’est le cas de tous ceux qui ont participé à la chute du système, martyrs compris, pratiquement rejetés, considérés comme des voleurs, alors que la plupart d’entre eux sont morts par balles devant des commissariats.
L’histoire est un éternel recommencement. Les États ne sont trop souvent que la superstructure qui assure la domination d’une classe sur les autres.
Rarement, les peuples, las de leur misère et de l’arnaque généralisée, se soulèvent, mais ceux qu’ils veulent abattre, les « gardiens de l’ordre établi », sont trop riches, puissants et rusés pour perdre leur influence.
Aujourd’hui, la Tunisie a atteint ce moment fatidique où l’échec politique et le chaos social sont tels que les oligarques ne sont pas loin d’avoir remis en place leur système. Outre le travail de sape des valeurs, ils sont en train de placer, partout, dans le service public, les administrations, les sociétés et les compagnies nationales, des gens qui leurs sont soumis et dont le rôle est précisément de renouer avec les pratiques qui ont fait leur puissance. Pour soumettre la galerie, ils utilisent nombre de médias, partis et autres organisations pour vulgariser le rejet de la révolution et d’une démocratie déclarée « inapplicable sous nos cieux ».
La Tunisie, qui vit une mascarade de démocratie où les trafiquants, les maffieux les corrupteurs et les exportateurs de terroristes sont dans l’impunité totale, a-t-elle la force de résister au plan des oligarques ?
Quelle organisation, quelle personnalité politique, qui va se lever contre ce plan et avec quels moyens ? L’État lui-même, dont le fonctionnement est soumis à une mauvaise Constitution, croule sous sa propre inertie, il est incapable d’appliquer la loi, il ne maîtrise pas sa justice, la corruption le gangrène, il est incapable d’assumer son rôle.
Sans un sursaut de conscience, ces dernières années ne seront que celles d’une expérience ratée, d’un espoir impossible. La fatalité de l’ignorance triomphera à nouveau. Ignorance de la sincérité du mouvement qui a libéré les Tunisiens, ignorance de la vraie démocratie, de la bonne gouvernance, du débat politique fiable, ignorance des logiques de la corruption, ignorance de ses instigateurs. Absence de clairvoyance et de la vigueur que tout un pays attend désespérément. Espérons que cette vigueur viendra d’un responsable respectant les valeurs, et non d’un aventurier qui surfera sur une vague porteuse pour nous jeter dans un nouvel obscurantisme.
Entretien avec Gilbert Achcar
Il semble que personne en Occident n’a le loisir de détourner le regard de ce qui se passe au Moyen-Orient. Il y a eu, ces dernières semaines, les attentats à Londres et il y a quelques jours à Stockholm. Il apparaît pourtant que les Occidentaux ne parviennent pas à comprendre véritablement ce qui se passe au Moyen-Orient. Comment expliquer cela?
On ne peut blâmer les gens en général car ce qu’ils savent provient des médias. Il va de la responsabilité des forces progressistes de fournir les informations et les explications que les médias dominants ne procurent pas. Le manque d’information est général. Les gens ne comprennent pas ce qui se passe ou reçoivent un aperçu déformé. Ils ne réalisent généralement pas le rôle que jouent leurs Etats dans le développement de la situation, leur contribution à ce qui se passe.
Un ensemble de conditions favorise la montée du terrorisme et le profil des personnes impliquées dans les attentats est très différent d’un cas à l’autre. L’attentat de Stockholm a été réalisé par un Ouzbek et c’est un acte plutôt d’un caractère plutôt exceptionnel. Des pays comme la France ou le Royaume-Uni sont, cependant, impliqués dans des guerres en Irak, en Syrie, au Yémen et au Mali. Ces pays, qui ont une longue histoire de violence coloniale, ont été systématiquement sous attaque. Pour ce qui a trait aux Etats-Unis, s’ils n’étaient protégés par le fait d’être situés au-delà des océans ainsi qu’une surveillance de type «big brother», ils seraient constamment sous attaque.
Les motivations qui sous-tendent le terrorisme sont diverses. Un grand nombre de ceux qui ont été attirés par l’Etat islamique étaient des citoyens français ou britanniques d’origine immigrée. Cela indique une combinaison entre des conditions sociales et politiques qui favorisent la montée de cette «radicalisation». La plupart des gouvernements n’ont pas d’autre réponse que la répression et la guerre. Songez à l’état d’urgence en France ou en Egypte. Ce dernier exemple est adéquat en ce qu’il montre comment la violence nourrit la violence. Les Chrétiens ont été transformés en boucs émissaires dans des conditions violentes créées à l’origine par l’instauration brutale du régime lors du coup de 2013. De nouvelles restrictions des libertés et un accroissement de la violence constituent la seule réponse de ces régimes.
En effet, si l’on se réfère aux émeutes des banlieues de 2005 en France, on remarque qu’elles n’avaient rien de religieux. Si l’on observe toutefois le profil de ceux qui ont rejoint l’Etat islamique, nombre d’entre eux ont trouvé une conviction dans leur action dans les émeutes d’alors. C’est une constante, pour ces personnes, que l’absence d’autres perspectives sociales ou politiques…
Les prisons sont devenues un centre important de recrutement pour la violence djihadiste. Il n’y a aucun mouvement progressiste capable de représenter ces catégories de personnes comme c’était le cas dans le passé avec les grands partis de la classe laborieuse qui organisaient, au moins partiellement, les migrants. Une partie de la colère qui aurait pu être canalisée vers ces organisations se dirige aujourd’hui dans la violence djihadiste.
Cette absence d’alternatives progressistes est aggravée par la montée du racisme et de l’islamophobie depuis le 11 septembre 2001. L’Etat islamique joue sur ces aspects en projetant une image hollywoodienne de lui-même en tant que contre-violence, ce qui attire des jeunes désireux d’échapper à leurs conditions sociales difficiles et à leur existence vers une expérience intense de «héros» de leur cause.
Prenons par exemple la Tunisie. Il s’agit, proportionnellement, du pays d’origine du plus grand nombre de jeunes qui sont allés combattre avec l’Etat islamique. Comment cela s’explique-t-il? La Tunisie était un pays relativement laïc ayant peu de tradition de fondamentalisme islamique violent jusqu’à récemment. On ne peut séparer cela du fait qu’il y a en Tunisie un chômage des jeunes massif, des conditions sociales qui se détériorent ainsi qu’une énorme frustration parmi les jeunes qui ont participé à la «révolution» qui s’est achevée par un retour du personnel de l’ancien régime ainsi que d’un président âgé de 90 ans.
Ce type de frustration produit toujours une couche de gens dans les marges qui cherchent à exprimer leur colère en recourant au terrorisme. Une chose semblable s’est passée en Europe dans le sillage de la radicalisation de la jeunesse à la fin des années 1960-début 1970. En Allemagne, suite à l’échec du mouvement de Rudi Dutschke [le SDS : Sozialistischer Deutscher Studentenbund, très actif dans le mouvement contre la guerre des Etats menée au Vietnam], la Fraction armée rouge est apparue. Des choses similaires se sont déroulées en Italie avec les Brigades rouges, ainsi qu’en France, plus marginalement. Une fraction d’une génération a participé à des luttes avec de grandes espérances et elle a échoué car elle n’a pas eu la capacité de conduire à un changement. La frustration qui en est résultée a créé au sein d’une frange les conditions d’une spirale de la violence. Il en est allé de même avec le printemps arabe. Parce que la gauche a échoué en large mesure et qu’elle est restée dans l’ensemble faible, le fondamentalisme islamique a pris sa place en canalisant une partie de la frustration sociale et politique.
Nous vivons dans une nouvelle période historique. L’ancienne gauche du XXe siècle a échoué et le besoin de renouveau se fait sentir. Un potentiel immense existe au sein de la nouvelle génération, ainsi que l’ont démontré la campagne Bernie Sanders et l’élan autour de Jeremy Corbyn. Nous assistons, bien sûr, à une bipolarisation entre l’extrême-droite et la gauche radicale. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un mouvement progressiste qui ne soit pas une répétition de la gauche du XXe siècle, mais une chose véritablement différente: une gauche du XXIe siècle qui tiendrait compte de l’échec de la gauche du siècle passé. Un certain nombre de groupes et d’individus travaillent dans cette direction, mais les manques sous cet angle sont encore très importants. C’est une question clé pour le XXIe siècle face à la montée de l’extrême droite de gens comme Donald Trump et Marine Le Pen.
Si l’on se tourne vers la Syrie, quelles sont les possibilités de paix? Federica Mogherini, la Haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a lancé un appel à la transformation de la guerre par procuration en Syrie en une paix par procuration [proxy war/proxy peace]. Est-ce que l’on va dans cette direction? Comment pensez-vous que la paix puisse être garantie dans la région?
Je ne pense pas qu’il puisse y avoir une paix en Syrie sans soutien international. De même que cette guerre est prolongée par l’engagement des diverses forces internationales, la paix doit être appliquée grâce à un engagement international. Cela comprend non seulement des négociations de paix, auxquelles une participation internationale est indispensable car tous ceux qui contribuent à cette guerre doivent faire de son arrêt, mais aussi par des troupes internationales de maintien de la paix. Je ne peux imaginer une paix en Syrie sans déploiement de troupes de maintien de la paix.
Vous avez déclaré qu’il ne peut y avoir de paix en Syrie alors qu’Assad est au pouvoir…
La présence d’Assad au gouvernement aura pour effet que les tensions resteront élevées. Son retrait de la présidence est donc une condition pour mettre un terme au conflit. Il pourrait s’achever alors qu’il reste à son poste au cours d’une période de transition, mais son départ est une condition indispensable à une paix durable. Tandis que les gouvernements occidentaux prétendent que c’est l’Etat islamique qui est la priorité en Syrie, je considère que la priorité est de mettre un terme à cette guerre sanglante.
La seule intervention significative des Etats-Unis dans la guerre en Syrie, au-delà du bombardement de l’Etat islamique, s’est faite aux côtés des YPG kurdes [Unités de protection du peuple, liées au parti PYD]. Les seules troupes américaines sur le terrain aident les YPG: les Etats-Unis soutiennent les forces kurdes car ils estiment qu’elles sont les seules efficaces dans le combat contre l’Etat islamique, et qu’il s’agit en outre d’une force laïque dans laquelle sont impliquées des combattantes, ce qui est bien reçu par le public des Etats-Unis. Ceci dit, le soutien aux YPG dans leur combat contre l’Etat islamique est une bonne chose, qu’il provienne des Etats-Unis ou de quiconque. Certains à gauche considèrent que l’on doit s’opposer à une intervention des Etats-Unis, où qu’elle ait lieu. Le fait, toutefois, reste que sans soutien des Etats-Unis, Kobané serait tombé et les Kurdes auraient traversé un désastre. Ceci indique la complexité de la situation, qui n’est pas celle où il y aurait une séparation claire entre les «bons» et les «méchants». Si l’on est quelqu’un de véritablement progressiste, soutenant de véritables valeurs de gauche et affichant comme priorité l’émancipation démocratique des gens, on doit déterminer une position sur cette base – et non par une opposition viscérale envers tout ce que font les Etats-Unis, les Etats-Unis et ses alliés exclusivement, tout en ignorant ce que fait la Russie et ses alliés.
Du point de vue de l’intérêt du peuple syrien, la priorité est de mettre un terme à cette guerre. Cet objectif supplante tous les autres, y compris le retrait d’Assad. Le but est de créer en Syrie les conditions d’une reprise d’un processus politique ainsi que celles qui permettent le retour de millions de réfugié·e·s. Parmi ces derniers se trouvent les plus progressistes, dont un grand nombre, si ce n’est la plupart, ont quitté la Syrie vers la Turquie, le Liban, l’Europe ou ailleurs car ils ne pouvaient rester libres et en vie sous le régime ou face aux groupes armés fondamentalistes islamiques. En ce sens, il était juste qu’ils partent. J’espère que les conditions permettant le retour de ces personnes en Syrie seront rapidement créées et que le processus politique puisse reprendre. C’est pourquoi des troupes internationales sont nécessaires. Des gens comme vous et moi ne se sentiraient pas en sécurité sans la présence de troupes de maintien de la paix vous protégeant autant du régime que de ses ennemis fondamentalistes.
Qu’avez-vous à dire au sujet de l’opposition armée, ceux qui l’on nomme parfois les «rebelles modérés» ou l’Armée syrienne libre?
L’Armée syrienne libre n’existe plus vraiment, bien qu’il y ait toujours des groupes qui y fassent référence. L’opposition armée est désormais dominée par des groupes qui recouvrent le spectre du fondamentalisme islamique, allant d’une modération relative aux djihadistes et salafistes et culminant avec Al-Nosra et l’Etat islamique. Cette situation de l’opposition en Syrie est le résultat de la carte blanche offerte par Washington à la Turquie et aux monarchies du Golfe dans la gestion de l’opposition. Ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour créer ce type d’opposition syrienne au moyen de la distribution de leurs financements, armes et autres équipements.
La position envers l’Etat islamique a été ambiguë autant de la part du gouvernement turc que celui de Syrie. Le régime syrien a construit des rapports avec l’ancêtre irakien de l’Etat islamique et les a maintenus longtemps avec le prétendu califat. Le gouvernement turc, de son côté, a longtemps fermé les yeux devant les mouvements de l’Etat islamique le long de ses frontières et soutenu activement Al-Nosra. L’ennemi principal du régime syrien est l’opposition dominante, et pas l’Etat islamique. De même, le principal ennemi du gouvernement turc est le PYD/YPG et la principale raison pour laquelle les troupes turques sont entrées en Syrie l’automne dernier consistait à combattre le mouvement kurde, pas l’Etat islamique. Bien sûr, les Etats-Unis portent la responsabilité principale devant la montée de l’Etat islamique pour en avoir créé les conditions avec son invasion de l’Irak.
Et le gouvernement syrien a en quelque sorte favorisé les fondamentalistes islamiques comme son pendant…
C’est ce que je nomme les «ennemis préférés» du régime. Au début, Assad a libéré de prison de nombreux djihadistes. L’un d’entre eux a fondé l’Armée de l’Islam. Un de ses proches dirige désormais l’opposition syrienne aux négociations d’Astana [capitale du Kazakhstan] sponsorisées par la Russie. Les exemples de ce type abondent: des djihadistes relâchés par Assad qui deviennent des figures clés de l’opposition armée fondamentaliste islamique. Cela permet au régime d’effrayer les minorités religieuses ainsi qu’une partie des Arabes sunnites de Syrie en affirmant que l’opposition est principalement composée de djihadistes, d’Al-Qaida, etc. Il s’agit effectivement des ennemis préférés du régime de la même façon que ce sont les amis préférés des monarchies du Golfe ou d’Erdogan qui préfèrent traiter avec de tels groupes qu’avec des forces progressistes.
Qu’en est-il de l’opposition officielle, tel Conseil national syrien?
L’opposition officielle a échoué lamentablement. L’échec du soulèvement syrien a débuté lorsque sa direction est passée des comités de coordination de base en Syrie au Conseil national syrien basé à Istanbul sous la tutelle qatarie-turque et avec une place de choix dévolu aux Frères musulmans. Cela a représenté le commencement de la fin de la première étape du processus révolutionnaire syrien. Lorsque, fin 2011, ces gens ont pris le contrôle et se sont exprimés au nom de la révolution syrienne, on pouvait déjà prédire l’échec. Au début, ils ont placé à sa tête des personnalités progressistes: un professeur de gauche, un homme d’origine kurde ainsi qu’un chrétien. Mais ce jeu s’est terminé au bout d’un certain temps et le royaume saoudien a repris les rênes lorsque le Conseil national syrien a cédé la place à la coalition nationale syrienne.
L’argent a corrompu le tout. Alors que des millions de réfugiés se rassemblaient aux frontières dans des conditions effrayantes, ces gens se réunissaient dans des hôtels cinq étoiles. Il s’agissait d’une corruption délibérée de la part des financiers [de l’opposition officielle]. La même chose s’est produite avec le mouvement palestinien après 1967, lorsque les Saoudiens lui a lancé des dollars. Il s’agissait d’une manière d’empêcher que l’opposition syrienne devienne progressiste car cela aurait constitué une menace autant pour les monarchies du Golfe que pour le régime Assad. Cette corruption des mouvements de libération est un problème majeur dans la région. On commence avec la révolution palestinienne et l’on finit avec Mahmoud Abbas ou encore on débute avec le mouvement de libération kurde et l’on finit avec des gens comme Massoud Barzani [dirigeant depuis 1979 du Parti démocratique du Kurdistan et du gouvernement régional du Kurdistan] qui est un allié de la Turquie, le principal oppresseur du peuple kurde.
Une complète régénération du mouvement et une nouvelle direction sont évidemment nécessaires. Prenons par exemple les Etats-Unis et le phénomène surprenant de la campagne Bernie Sanders. C’est peut-être la première fois aux Etats-Unis depuis les années 1930 que de larges masses, comprenant des millions de jeunes Américains, s’identifient à une personne qui se qualifie de socialiste. Le potentiel est grand, mais il a besoin d’organisation politique et de clarification. Nous sommes au commencement d’une nouvelle période historique. L’ancien système s’effrite et le potentiel de renouveau est énorme. Pour emprunter une citation à Gramsci – que j’ai utilisée dans le titre de mon dernier ouvrage: «l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les symptômes morbides les plus variés.». La dérive vers l’extrême droite et la montée du terrorisme figurent au nombre des symptômes morbides.
Qu’en est-il alors du PYD-YPG et des Forces démocratiques syriennes? Indiquent-elles une voie différente des «deux forces contre-révolutionnaires», pour reprendre votre qualificatif du régime syrien et des fondamentalistes islamiques, y compris l’Etat islamique?
Les YPG-YPJ [les YPJ sont les unités féminines] représentent les forces armées les plus progressistes sur le terrain en Syrie mais elles ne peuvent constituer un modèle pour le reste du pays en raison de son facteur ethnique. Les Forces démocratiques syriennes sont multi-ethniques, mais les gens considèrent celles-ci comme un instrument du PYD. Reconnaître le fait que les cantons kurdes constituent l’expérience la plus progressiste en Syrie ne doit pas amener au romantisme. Même avec les meilleures intentions, les choses ne peuvent être bonnes dans des conditions de guerre. Les groupes de défense des droits humains font état d’abus politiques et ethniques dans les zones sous hégémonie du PYD.
Il est vrai que ceux qui, du côté arabe, dénoncent cela devraient d’abord reconnaître le long héritage d’oppression nationaliste arabe des Kurdes. Nous devons dépasser les tensions ethniques et accepter les droits de chaque peuple. Chaque peuple devrait jouir du droit à l’auto-détermination et le peuple kurde devrait pouvoir décider s’il veut vivre dans des cantons autonomes ou même dans un Etat séparé – ce ne sont pas les affaires des Arabes, mais une décision qui revient aux seuls Kurdes dès lors que cela les regarde et ne porte pas atteinte aux droits des autres peuples. C’est là, bien entendu, l’un des problèmes clés auquel fait face la région. Alors que tout le monde se concentre actuellement sur l’Etat islamique en Irak, cette question a seulement renvoyé à plus tard les tensions confessionnelles entre sunnites et chiites et ethniques entre les Arabes, les Turkmènes et les Kurdes. Il n’y a pas d’issue à ce casse-tête en dehors des droits démocratiques et des libertés fondamentales, la liberté de chacun étant limitée par la liberté des autres sans que les uns prennent le dessus. (Entretien publié le 13 avril 2017 sur le site komnews.org; traduction A l’Encontre)
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Non à la brutalité d’Assad ! Non à l’Etat islamique ! Non aux bombardements et aux forces militaires des Etats-Unis et de la Russie en Syrie ! Pour une renaissance du printemps arabe !
• Nous sommes terrifiés par les attaques incessantes et cruelles du régime Assad, assisté de Moscou et de Téhéran, contre le peuple syrien. En termes de brutalité pure, les bouchers de Damas ont peu d’équivalents dans le monde d’aujourd’hui. Nous condamnons toutefois aussi sans réserve le bombardement par les Etats-Unis, ainsi que la présence de leur armée en Syrie qui tueront des innocents et qui ne contribueront en rien en une solution juste au conflit syrien tout en concourant à renforcer la présence militaire réactionnaire des Etats-Unis au Moyen-Orient et à consolider l’affirmation rhétorique d’Assad selon laquelle il défend le peuple syrien contre l’impérialisme occidental, aussi creuse que cette déclaration puisse être.
• Assad prétend représenter la seule force entre la « stabilité » et une victoire de l’Etat islamique. C’est ignorer le fait que des régimes autoritaires et répressifs comme ceux d’Irak, d’Arabie saoudite, de Bahreïn et de Syrie sont très efficaces quant au recrutement de l’Etat islamique et de djihadistes du même type. L’autre terreau majeur dans le recrutement des extrémistes religieux et de terroristes au Moyen-Orient est, avec leur histoire sanglante d’interventions, les Etats-Unis et leurs alliés. A cela s’ajoute, dans le cas des Etats-Unis, la carte blanche presque totale accordée à l’Etat Israël. S’il est possible que l’attaque par missile de Trump contre la base aérienne de Shayrat [suite à l’attaque « chimique » contre Khan Cheikhoun, dans la province d’Idleb] ait été limitée, un tel bombardement a sa propre logique, mettant dangereusement en jeu le « prestige » impérial des Etats-Unis, déclenchant ainsi potentiellement des attaques en escalade ainsi que des contre-attaques.
• Nous assistons en Syrie à un ensemble de symbioses mortelles : Assad et l’Etat islamique s’utilisant l’un l’autre comme justification de leur propre sauvagerie alors que les Etats-Unis et ses alliés, d’un côté et, de l’autre, la Russie et l’Iran, pointent le doigt sur les crimes tout à fait réel des uns et des autres afin de justifier des interventions qui ne protègent ou défendent en aucune mesure le peuple syrien. Ils n’ont d’autre objectif que de servir leurs intérêts impériaux dans la région (ou, dans le cas de l’Iran, de puissance sous-impériale).
La guerre en Syrie ne peut être comprise en dehors du paysage politique plus large de l’ensemble du Moyen-Orient. Les soulèvements révolutionnaires populaires du printemps arabe, de la Tunisie à l’Egypte, à Bahreïn en passant par la Syrie, la Libye et le Yémen ont offert une perception d’un avenir juste et démocratique pour les peuples de la région. Jusqu’à maintenant ces aspirations ont été frustrées et, dans la plupart des cas, elles semblent avoir été écrasées par la conjugaison de forces locales réactionnaires et le soutien de leurs parrains étrangers.
La résistance en Syrie s’est toutefois montrée étonnamment résiliente : pas plus tard qu’au mois de mars de l’année dernière, des manifestations de rue courageuses se déroulaient dans les villes syriennes sous le slogan « la révolution se poursuit » lors des brefs arrêts des hostilités. Le New Statesman indiquait : « Lorsque des combattants de Jabhat al-Nosra ont tenté d’attaquer l’une de ces manifestations dans la ville de Maarat al-Numan, les manifestants les ont expulsé en scandant “Un, un, un ! Le peuple syrien est un !”. Il s’agit d’un slogan des premières phases, laïques, du soulèvement lorsque les Syriens se battaient pour endiguer les tensions confessionnelles et ethniques croissantes injectées par l’engagement djihadiste dans le conflit. » [1]
• Nous vivons à une époque de doubles standards énormes et obscènes.
Nous voyons Donald Trump, accompagné de la plupart des médias dominants ainsi que des politiciens démocrates et républicains de premier plan, déplorant hypocritement le massacre d’hommes, de femmes et de bébés innocents en Syrie – alors qu’ils restent froidement indifférents devant les massacres et les victimes perpétrés par les Etats-Unis et les forces qu’ils soutiennent à Mossoul et au Yémen. Au même moment, des réfugiés syriens désespérés par le carnage de Syrie sont cruellement rejetés hors des frontières des Etats-Unis.
Nous voyons aussi Donald Trump accueillir le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi [le 3 avril 2017], alors qu’il écarte de manière éhontée toute préoccupation en termes de droits humains et continue la politique généreuse d’aide militaire d’Obama malgré l’horrible liste d’assassinats et d’emprisonnements de milliers d’opposants. On peut néanmoins prédire sans l’ombre d’un doute, que si et lorsque l’Etat islamique gagnera un nombre toujours croissant de partisans en Egypte face au règne dictatorial de Sissi, nous entendrons un chœur de défenseurs affirmant qu’aussi détestable qu’il puisse être, Sissi est, en tant que dirigeant laïc, meilleur que les djihadistes barbares, qu’il bénéficie d’un soutien populaire et qu’il doit donc être soutenu.
• Au même moment, Vladimir Poutine, le gouvernement russe et l’agence « d’informations » RT (Russia Today) déplorent l’abominable destruction de quartiers ainsi que la mort de civils à Mossoul et au Yémen. Ils dénoncent également l’insensibilité de l’armée américaine – tout en justifiant les attaques d’Assad contre les populations d’Alep et du reste du pays. En réalité, la participation militaire russe, qui comprend le soutien aérien aux attaques contre les opposants civils et militaires du régime, a joué un rôle significatif, probablement critique, dans le maintien au pouvoir du régime Assad.
• Nous rejetons totalement ces alternatives aberrantes. Nous aspirons de toute urgence à la renaissance des mouvements et de l’esprit du printemps arabe, seuls à fournir une possibilité de rompre avec la spirale mortelle des politiques du Moyen-Orient. Nombreux seront ceux qui écarteront cette perspective comme étant impraticable ; ce qui est toutefois vraiment impraticable, c’est l’idée que les grandes puissances, chacune avec son propre programme impérial, apporteront la justice ou la démocratie. Si, envers et contre tout, les forces démocratiques parviennent à arracher un accord les protégeant de la poursuite des massacres par Assad et l’Etat islamique et qu’il leur permette de lutter à nouveau plus tard, leur décision d’accepter un tel accord limité devra être respectée. Cependant, même un tel accord ne pourra être gagné qu’à la suite de pressions provenant du peuple syrien, et non par l’initiative de puissances extérieures qui, malgré leurs différences et rivalités, partagent une profonde hostilité devant le renouveau de forces populaires autonomes en Syrie ou n’importe où ailleurs.
• Les forces populaires démocratiques peuvent bien être actuellement faibles, mais notre position de principe ainsi que pratique consiste à affirmer notre solidarité avec leurs luttes, à tenter de les renforcer ainsi qu’à nous opposer à tous ceux qui tentent de les renverser ou de les détruire.
Déclaration de la Campaign for Peace and Democracy
En centrant son discours sur les pipelines, auxquels il prête un rôle central dans le conflit, Jean-Luc Mélenchon semble nier l’insurrection populaire syrienne.
Le candidat de gauche avait également défendu cette thèse en 2011 à propos de l’Afghanistan, année noire pour l’armée française, qui y avait perdu vingt-quatre militaires. Il avait estimé que la France avait « été à la remorque des Américains » en étant en Afghanistan « pour protéger un pipeline ».
Cette théorie n’est d’ailleurs pas portée par le seul Jean-Luc Mélenchon, mais elle revient régulièrement depuis le 11-Septembre, et depuis cinq ans dans le cas de l’insurrection syrienne. Ainsi, on retrouve, en août 2012, un éditorial publié sur le site d’Al-Jazira, qui pose les premières pierres de cette théorie des pipelines.
Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que l’ampleur sans précédent de la contestation et du nombre de victimes en Syrie depuis six ans – 465 000 morts et disparus – ne peut pas s’expliquer par une tentative de déstabilisation.
L’étincelle, c’est l’arrestation et la torture des jeunes qui avaient écrit sur un mur, fin février 2011, dans la foulée de la chute de l’Egyptien Hosni Moubarak, le slogan potache « Ton tour arrive, docteur » – Bachar Al-Assad est ophtalmologiste de formation. Dès lors, les manifestations pacifiques démarrent dans tout le pays sur le terreau de trente ans de dictature d’Hafez Al-Assad, puis onze de son fils Bachar. Ces manifestations se transformeront en guerre civile à l’automne 2011, avec au fur et à mesure l’intrusion des islamistes sur le champ de bataille, qui profitent de la situation.
Les raisons de la contestation puis de sa militarisation sont probablement plutôt à chercher dans des causes locales, dont une crise économique liée à une longue sécheresse entre 2006 et 2011, les échecs de la libéralisation du pays et la forte pression démographique dans un pays dont la population a quasiment doublé en vingt ans.
Il existe bien plusieurs projets de gazoducs, tous trois au point mort et portés par différents acteurs :
Tous ces projets ont un seul but : que l’Europe diversifie ses sources d’approvisionnement et ne dépende plus exclusivement des importations russes. Les bornes chronologiques importantes peuvent être résumées ainsi :
Les tenants d’une théorie des pipelines font le lien entre le refus de Damas en septembre 2009 et le début de la contestation en mars 2011. Autrement dit, que la révolution serait une réponse des partisans du projet qatari contre le régime de Bachar Al-Assad.
Cette version ne prend pas en compte que l’un des plans du projet qatari prévoyait d’éviter la Syrie en passant par l’Irak. D’autre part, souligne encore Cédric Mas, cela ne prend pas non plus en considération la signature de l’accord tripartite Iran-Irak-Syrie de juillet 2011, qui intervient quatre mois après le début des manifestations. Ce projet n’est encore ni lancé ni même financé puisque son tracé, encore une fois, passe par des zones très instables.
Difficile, donc, d’affirmer que le conflit syrien est motivé par ces gazoducs ou oléoducs pour le moment inexistants.
Ces projets de gazoducs sont pour l’instant au point mort. Le projet le plus récent, IGP, peut difficilement être considéré comme viable puisqu’il envisage de passer par deux pays en pleine guerre civile, l’Irak et la Syrie, ainsi que par des zones contrôlées par ce qui deviendra par la suite l’organisation Etat islamique. Il n’a fait l’objet d’aucune étude de faisabilité, selon Cédric Mas, et ne bénéficie d’aucun financement. Il ne faut pas y voir autre chose qu’un accord de principe entre les trois pays, et l’occasion pour l’Iran de mettre la pression sur la communauté internationale.
Le projet Nabucco, de son côté, se heurte à la volonté de l’Europe de ne pas poursuivre les discussions avec l’Iran sur la question du gaz naturel, et sur le retrait de l’Azerbaïdjan et du Turkménistan, qui préfèrent traiter avec le voisin russe. Autrement dit, les deux pays n’ont plus de gaz à mettre dans les tuyaux.
Enfin, le projet qatari, qui passe soit par la Syrie pour sa version longue soit par l’Irak pour la version plus courte, se heurte à plusieurs obstacles politiques majeurs « dans lesquels le refus de Damas pèse peu », écrit M. Mas. Au premier rang de ces obstacles, ce gazoduc doit passer soit par le territoire saoudien soit par ses eaux territoriales, or le royaume est un rival direct du Qatar depuis le milieu des années 1990 et s’oppose à toute augmentation des exportations qatariennes. Autrement dit, même si Damas et Ankara avaient donné leur accord, le projet se serait heurté au refus de Riyad.
Entre deux projets infaisables pour des raisons stratégiques, de stabilité ou de mésentente, et un projet lancé plus récemment – l’IGP –, qui envisage la construction de gazoduc dans des pays en guerre, on voit difficilement quels pays ou quelles entreprises pourraient s’y lancer.
S’il n’est pas question de nier l’importance qu’attachent les Européens, les Russes et les Américains à leur approvisionnement énergétique, on voit mal comment ils pourraient s’affranchir des tensions entre les acteurs régionaux que sont l’Arabie saoudite et le Qatar.
Ici, la chronologie et les montages commerciaux entre nations pour la construction de gazoducs ne permettent pas d’établir une suite d’événements menant à une intervention occidentale dans le but unique de protéger les gazoducs et l’approvisionnement européen.
En résumé, si les raisons économiques d’ordre énergétique sont un élément d’analyse des conflits et de leurs causes, elles ne peuvent en être le seul. Sur la seule Syrie, la répression par Bachar Al-Assad du mouvement né dans la foulée des « printemps arabes » tunisien ou égyptien de 2010-2011 explique sans doute avant tout les origines de ce conflit.
LE MONDE | Pierre Breteau
Commentaire: Il ne peut être question pour lui d'imaginer que le peuple syrien en ait marre de son dictateur chéri! Ce ne peut être qu'un complot!
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L’attentat de Londres a finalement été revendiqué par Daech.
Mais comment comprendre cet acte meurtrier et tous ceux qui l'ont précédé sans s'interroger sur le rôle de l'impérialisme, à commencer par l'impérialisme britannique, au Moyen-Orient ?
Il est évident que l’attaque qui a causé plusieurs victimes à Londres ce mercredi est un drame et que nous nous solidarisons avec elles et leurs familles. Mais dans un contexte où les attentats sont toujours prétextes à une union nationale plus forte et à un renforcement sécuritaire, où des personnalités politiques comme Manuel Valls, il y a plus d’un an, n’hésitent pas à déclarer qu’« expliquer c’est excuser », il est réalité primordial de comprendre le rôle des grandes puissances au Proche et Moyen-Orient.
S’il n’existe pas de lien corrélatif mécanique entre les interventions impérialistes anglo-américaines, françaises, etc., et l’émergence d’Al Qaeda et de Daech, la déstabilisation du Moyen et Proche-Orient est évidemment un terreau fertile à l’émergence de mouvances obscurantistes comme la dictature des talibans en Afghanistan, Al Qaeda et Daech.
Ce serait un raccourci simpliste que d’analyser l’émergence de ces forces réactionnaires comme l’émanation directe de Washington et ses alliés. Mais ces puissances impérialistes ont joué un rôle majeur dans la situation chaotique que connaissent ces régions du Proche et du Moyen-Orient.
À la suite du 11 septembre 2001, les États-Unis, mais également d’autres puissances impérialistes telles que la France, le Royaume-Uni et le Canada, ont mené une « guerre contre le terrorisme » sans merci, en Afghanistan en premier lieu, puis en Irak dès 2003. La stratégie militaire en œuvre était une « guerre punitive et préventive ». Après l’invasion de l’Irak et le renversement de Saddam Hussein, l’objectif de la Maison Blanche a été d’exacerber les conflits larvés entre différents courants religieux pour éviter une alliance entre sunnites et chiites face à l’impérialisme nord-américain. Ces interventions incessantes ont causé parmi les populations locales des dizaines de milliers de morts directes – sous les bombardements, pris en étau entre la coalition internationale et les forces réactionnaires – mais aussi indirectes, par l’exil, la misère et la famine. Cette région, et notamment du fait de sa richesse en matières premières, est le lieu où depuis plus d’un siècle, les puissances mondiales et leurs relais régionaux se livrent une bataille barbare et impitoyable.
Cette instabilité géopolitique exacerbée depuis 2001 et le chaos généralisé ont permis l’émergence et le renforcement de mouvances islamistes radicales. Avant 2003, Al Qaeda et Daech n’existaient pas en Irak ni en Syrie. Aujourd’hui, les talibans sont plus forts que jamais en Afghanistan, maintenant les populations sous une chape de plomb.
Ce contexte instable, directement issu de l’interventionnisme des grandes puissances et de la « guerre préventive » menée par l’administration Bush et ses alliés – où le Royaume-Uni et la France figurent au premier rang - puis perpétuée sous Obama, ont été un terreau fertile à la radicalisation, au désespoir et à l’emprise des mouvances islamistes radicales.
Ce même schéma est en train de se répéter en Syrie, plongée dans le chaos après la contre-révolution sanglante menée par Bachar El Assad au début des années 2010 et intensifiée par les interventions impérialistes de la coalition internationale.
Il s’agit d’une forme de terrorisme qui ne dit pas son nom, en cela qu’elle est menée par des puissances qui se proclament démocratiques et qui opposent l’art de la guerre et de la violence légitimée de fait, au Proche et au Moyen-Orient, à des attaques terroristes perpétrées sur le sol des pays impérialistes mais aussi périphériques qui lui sont alliés.
Ainsi la notion même de terrorisme est arbitraire et repose sur des présupposés propres aux pays occidentaux, tels que la loi, l’ordre, la sécurité… Mais qu’en est-il lorsque ce sont ces mêmes pays occidentaux qui participent à semer la terreur dans des pays plus lointains ? Cette barbarie capitaliste doit cesser, car une nouvelle fois, ce sont leurs guerres et nos morts. L’attaque de Londres en est un nouveau témoignage.
Léonie Piscator jeudi 23 mars
Un précédent article sur la Syrie a cherché à mettre en évidence la nature oppressive et liberticide du régime dans lequel le peuple syrien évolue depuis 47 ans comme facteur d’explication du soulèvement populaire[1].
S’il s’agit là en effet d’un élément de première importance, des causes économiques ont également pu aggraver le mécontentement populaire, sans toutefois le déclencher directement. À partir des années 1990, l’épuisement des réserves de brut du pays provoque une baisse majeure des revenus du pétrole, soutien vital de l’économie syrienne[2]. Le pays, encore très agricole, est également confronté à plusieurs vagues de sécheresse. C’est dans ce contexte que Bachar el-Assad entame, en 2005, une libéralisation économique dont les conséquences s’avèreront désastreuses pour la majorité des Syriens. La forte hausse des investissements étrangers, en provenance notamment des pays du Golfe, ne profite guère qu’à une minorité bourgeoise et urbaine constituée sous les ors du régime. Les campagnes sont sacrifiées. Les privatisations, la suppression des subventions agricoles et la sécheresse paupérisent les populations, qui n’ont d’autre choix que l’exode rural. Ainsi, tandis que la part des ouvriers agricoles dans la population active passait de 30 à 14%, le chômage passait de 2,3 à 14,9% de 2000 à 2011 selon les chiffres officiels – 20 à 25% selon d’autres sources. La classe moyenne se rapproche rapidement du seuil de pauvreté, les revenus ne suivant pas le rythme d’une inflation galopante, qui atteint officiellement 17% en 2008[3].
L’explosion des inégalités, bien qu’ayant certainement joué un rôle dans la genèse de la contestation, ne peut cependant pas être retenue comme l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. C’est au mieux un facteur aggravant. En effet, l’hypothèse économique seule n’explique pas la nature des revendications et les slogans des syriens insurgés. Comme l’écrivent Adam Baczo, Gilles Dorronsoro, et Arthur Quesnay dans Syrie, anatomie d’une guerre civile :
« Pourquoi des individus peu politisés, ne disposant d’aucune structure de mobilisation, décideraient-ils de braver un système répressif particulièrement violent ? »
Alors qu’une grande partie de la population s’était rendue au désespoir économique, politique et social, c’est bien la chute des régimes tunisiens et égyptiens en 2011 qui va faire renaître un espoir de changement. Durant la période où le Printemps arabe essaime, les syriens suivent les événements avec passion sur les chaînes étrangères – notamment France 24, la BBC, Al Jazeera, Al Arabiya – et internet. L’identification du peuple syrien aux peuples arabes insurgés contre des régimes autoritaires devient vite évidente. « Plus on recevait d’informations sur les manifestations qui se déroulaient ailleurs, plus le fait de manifester nous semblait réaliste »[4]. Malgré tout la série de facteurs évoqués précédemment, c’est bien l’espoir d’émancipation suscité par les mouvements révolutionnaires arabes, qui a été le déclencheur des premières manifestations.
On présente souvent les événements qui sont survenus en mars 2011 à Deraa comme l’étincelle de l’insurrection. Pourtant, la page Facebook « Révolution syrienne 2011 » est créée dès le 18 janvier et le 31, une première manifestation réunit une centaine de personnes à Damas. Ils se rassemblent en silence, bougie à la main, avec des écriteaux sur lesquels est inscrit « oui à la liberté ». Les manifestants seront encerclés puis arrêtés par les services de sécurité. Le jour même, Bachar el-Assad, à l’occasion d’une interview pour le Wall-Street journal, déclare que les sociétés arabes ne sont pas prêtes pour la démocratie et que les Syriens ne sont ni égyptiens ni tunisiens et qu’ils ne se révolteront pas[5]. Deux jours plus tard, une nouvelle manifestation à Bab Touma est violemment dispersée. Sur les réseaux sociaux, les appels à manifester fleurissent et ensemencent à tel point que des internautes sont arrêtés et que les accès à Facebook et Youtube sont bloqués. Le 17 février, Bachar el-Assad annonce une série de mesures sociales pour tenter d’enrayer la montée des contestations. Les accès à Facebook et Youtube sont rétablis fin février. Cela permet au régime de cibler les militants de l’opposition et de les arrêter.
C’est alors que surviennent les événements de Deera, qui feront basculer la situation. Tout commence fin-février, quelques jours après la chute d’Hosni Moubarak en Egypte. Un groupe d’écoliers de la ville est arrêté par le Moukhabarat pour avoir tagué sur les murs de l’école des slogans anti-Assad. L’incarcération des jeunes détenus se prolongeant, un groupe de parents, emmenés par un cheikh de la petite ville, se rend chez le chef de la branche locale de la Sécurité, Atef Najib – un cousin de Bachar el-Assad. Celui-ci ignore les supplications des familles et leur répond :
« Oubliez vos enfants et allez retrouver vos femmes. Elles vous en donneront d’autres. Et puis, si vous n’êtes pas capables de leur faire des enfants, amenez-nous vos femmes. On le fera pour vous »[6] .
Dans ce village conservateur et connu par avoir toujours été loyal aux Assad, ces propos provoquent une indignation générale. Le 15 mars, un premier rassemblement est organisé pour obtenir la libération des enfants, ce qui inaugure une série de manifestations de plus en plus massives. Les forces de sécurité tirent sur la foule pacifique et tuent. L’enterrement des victimes se transforme en émeutes. Bachar el-Assad refuse de pénaliser son cousin pour calmer les habitants de Deera et en guise de réponse aux protestations, envoie son armée qui mate violemment les rassemblements pacifiques.
Si la révolte de Deera n’a pas été l’étincelle de la révolution syrienne, elle a été incontestablement le catalyseur de luttes éparses, entraînant la propagation de la contestation dans tout le pays. C’est à ce titre qu’elle est le premier épisode majeur du soulèvement syrien. Dès le 18 mars s’organise dans tout le pays, en soutien aux habitants de Deraa, la première des « manifestations du vendredi », qui sera baptisée – selon le choix des internautes sur la page Facebook Révolution syrienne 2011 – « Vendredi de la dignité ». Le slogan de cette première manifestation – « Dieu, la Syrie, la Liberté et c’est tout » – est un détournement du slogan nationaliste du régime « Dieu, la Syrie, Bachar et c’est tout » (Allah, Suriyya, Bachchar w bass). Ces manifestations hebdomadaires et pacifiques sont immédiatement réprimées dans le sang. Pourtant, elles ne cesseront jamais d’avoir lieu, partout dans le pays, durant les années qui suivront.
Le 24 mars, le gouvernement décide de jouer à nouveau la carte de l’achat de la paix sociale par de nouvelles concessions économiques et la levée à venir de l’état d’urgence, en vigueur depuis 1963. Le 25 mars, dit « Vendredi de la fierté », les manifestants se rassemblent à la sortie des mosquées à Damas, Deraa, Homs, Lattaquié, Alep et Hama pour répondre que « Le peuple de Deraa n’a pas faim », affirmant explicitement le caractère politique et non-économique des revendications. La mobilisation de Hama – ville dont les habitants ont été massacrés par dizaine de milliers en 1982 après s’être soulevés – et de Lattaquié – ville majoritairement alaouite et théoriquement acquise au régime – ont une forte portée symbolique.
Le 30 mars, le gouvernement réplique en organisant une série de « manifestations spontanées » pro-régime encadrées par les moukhabarat – manifestations habituellement organisées à l’occasion de l’anniversaire ou d’un déplacement du président[7]– où des centaines de milliers de fonctionnaires, ouvriers, enseignants et écoliers, tous tenus d’être présents, doivent y dénoncer « le complot terroriste inspiré de l’étranger », dont « le Mossad et ses chiens »[8]
Sous le slogan « Uni, uni, uni, le peuple syrien est uni », faisant explicitement référence à une union entre les communautés religieuses, malgré les morts, les arrestations et la torture, les manifestations de l’opposition ne faiblissent pas. Alors que les manifestants brandissaient jusque-là le drapeau national, commence alors à apparaître l’ancien drapeau syrien de 1932 (vert-blanc-noir à trois étoiles rouge), celui là même qui sera ensuite adopté par l’armée syrienne libre.
Le siège fin-avril de Deraa, ceux de Homs et Rastan plus tard, la découverte au mois de mai d’une fosse commune – la première d’une longue série – poussent déjà certains soldats à désobéir aux ordres et à déserter. Le 25 mai, le corps torturé d’un enfant de Deraa de 13 ans arrêté lors d’une manifestation pacifique, Hamzeh Ali al-Khatib, est rendu à ses parents. Les photos de l’enfant torturé à mort, émasculé et recouvert des marques des sévices font le tour du pays et du monde entier via les réseaux sociaux. Le 27 mai est alors baptisé « Vendredi Hamzeh al-Khatib » et le visage de l’enfant devient le symbole des manifestations qui submergent désormais le pays.
Le ferment de la mobilisation se développe, dès le début de l’année 2011, au cœur d’espaces privés dans lesquelles on commente l’actualité entre personnes de confiance. En effet, les regroupements de plus de trois personnes et les discussions politiques sont criminalisés. La seule réunion autorisée est la prière du vendredi, expliquant ainsi que de nombreuses manifestations auront pour point de départ les mosquées. Ces espaces offrent l’occasion d’élaborer un point de vue, une stratégie, une grammaire et des revendications communes. Ces dernières sont nationales, trans-communautaires, unanimistes et universalistes[9]. La nature des slogans permet d’affirmer que ceux qui s’engagent dans la contestation veulent dépasser les clivages communautaires, religieux et sociaux. Le caractère unanimiste des revendications est d’autant plus évident pour les contestataires du fait qu’ils sont jeunes, ont étudié dans les mêmes universités et ne se retrouvent pas dans les oppositions idéologiques et communautaires qui avaient sous-tendu les mobilisations des années 1980.
Dans le contexte du Printemps arabe, c’est le choix de revendiquer sous forme de manifestations pacifiques qui s’impose, stratégie qui sera maintenue des mois durant, malgré la violence de la répression. Dans un pays très majoritairement musulman et où personne ne saurait être plus grand que Bachar el-Assad, un slogan comme « Dieu est le plus grand » (Allah Akbar) n’est non seulement pas à sur-interpréter sur le plan confessionnel, mais est de fait hautement subversif. C’est la raison pour laquelle certains chrétiens n’hésitent pas à le scander quand ils manifestent. La polysémie des quelques symboles d’origine religieux utilisés permet de fédérer la population insurgée qui refuse de se diviser par des appartenances politiques partisanes. Arabes et Kurdes, musulmans et chrétiens manifestent ensemble sous des slogans appelant à l’unité face à Assad tels que « Sunnites et alaouites, unis, unis, unis » ou celui choisi pour le vendredi 20 mai « Azadi », mot kurde signifiant liberté. Le 17 juin est baptisé « vendredi Salah al-Ali », du nom d’un alaouite ayant dirigé la révolte syrienne contre le mandat français en 1919. Le 12 juillet, le père jésuite Nebras Chehayed publie son appel aux évêques de Syrie à soutenir les manifestants : « Nos autels sont tachés de sang »[10]. Dans ce contexte unanimiste, c’est le drapeau national de 1932 qui s’impose comme celui de la contestation. Après avoir réclamé la « liberté », la « dignité » et « l’unité », face à la violence de la répression, les revendications deviennent plus radicales et les slogans « Dégage ! » ou « Le peuple veut la chute du régime » apparaissent.
« Après la chute des régimes tunisien et égyptien, nous avons commencé à discuter entre nous des moyens utilisables. Nous savions que le régime syrien était beaucoup plus fort, avec de redoutables services de sécurité. Aussi, nous n’avons pas fait comme dans les autres pays »[11].
L’omniprésence des Moukhabarat et la violence du régime envers les opposants imposent rapidement la forme de la contestation. L’occupation de place est suicidaire, comme en attestent les dizaines de morts suite à la tentative sur la place de l’Horloge à Homs le 17 avril. L’infiltration des réseaux militants par les services secrets impose des marches contestataires improvisées et quelques fois spontanées. Les premières actions, marches, flash mob, réunions, se déroulent sur des temps très courts. La stratégie consiste à varier les lieux le plus possible. Les cortèges sont composés principalement d’hommes jeunes. Les femmes, moins nombreuses, sont regroupées au centre ou à l’arrière pour être protégées.
A Alep, les contestataires proviennent majoritairement des quartiers populaires, mais aussi de façon moins importante, des quartiers bourgeois de l’Ouest. La menace de représailles, d’arrestation ou la désapprobation de proches amènent de nombreux manifestants à quitter leur famille et leur emploi. C’est en particulier le cas dans les milieux sociaux plus aisés dont les jeunes se rendent dans les quartiers auto-construits et sous-administrés pour rejoindre la révolution. De plus, les larges rues des quartiers riches sont plus difficiles à tenir face à la police. Par ailleurs, dans les villes kurdes et dans le quartier kurde au Nord d’Alep, le PYD réprime les manifestations à partir de septembre 2011[12]. Les protestataires kurdes défendant une révolution unanimiste et dépassant les clivages communautaires se rendent donc dans les quartiers majoritairement arabes pour manifester.
Dans chaque ville, les lieux de contestation sont souvent choisis pour la faible présence policière ou la faible probabilité d’y être reconnu. Les quartiers où se déroulent les manifestations ne sont donc pas nécessairement les lieux de vie des protestataires. L’anonymat est un préalable et de nombreux syriens manifestent le visage couvert. Les mobilisations débutent dans des petits groupes de confiance – amis, étudiants, voisins, famille – puis s’élargissent peu à peu. Les liens qui unissent les manifestants deviennent si forts qu’ils forment, selon les témoignages, une seconde famille. Rejoindre les rangs insurgés sous entend d’accepter de braver un risque individuel et collectif très coûteux. La violence inouïe du régime soude les protestataires dont certains, recherchés activement basculent dans la clandestinité et se coupent de leurs anciens cercles sociaux. Le processus révolutionnaire est pour la plupart des syriens une expérience pratique intense de refondation de soi.
Les rapports sociaux sont profondément modifiés, surtout pour les femmes. Particulièrement dépolitisées jusque-là, leur engagement leur confère une légitimité importante; elles sont considérées comme des égales dans les institutions révolutionnaires. Elles endossent des rôles jusque là inédits pour elles, ce qui participe à « transformer les rapports de genre au sein de la sphère privée »[13]. Suhair Atassi, opposante de longue date, dirige la Commission générale de la révolution syrienne, une coalition des comités locaux tandis que la Coordination des comités locaux (CCL), est dirigée par l’avocate et militante Razan Zaitoune. Fatma (nom d’emprunt), habitante de Idlib non politisée jusque-là, s’engage sur les réseaux sociaux et crée le groupe Facebook « Liberté Idlib » (Huriyya Idlib). Couturière, elle réalise également des masques pour les manifestants. Elle recueille des témoignages et correspond avec les chaînes de télévision étrangères. Devenue localement célèbre, elle est élue au Conseil du gouvernorat d’Idlib. Adiba, originaire d’un quartier riche d’Alep quitte sa famille et son mari, établit un dispensaire, une école et un centre de distribution d’aide, ce qui la rend populaire. Elle divorce en 2012 et se remarie avec un ami engagé dans la révolution. Elle est élue en avril 2013 au Conseil de quartier puis nommée à sa tête[14].
Les femmes sont particulièrement présentes sur les réseaux sociaux et lors de la phase de contestation pacifique. Compte tenu des risques associés au fait de manifester dans les rues, le sit-in à domicile filmé[15] devient un mode d’action féminin répandu. Plusieurs dizaines de participantes se réunissent dans un salon, entourées de banderoles, de portraits de martyrs et de drapeaux révolutionnaires. Elles y lisent des communiqués condamnant les violences du régime et expriment leur solidarité avec les manifestants ou y entonnent des chants révolutionnaires. Le rôle des femmes a tendance à se restreindre avec la militarisation du conflit.
A la peur, se mêlent l’excitation de participer au changement et au bouillonnement politique auquel chacun prend part en créant les structures d’auto-organisation. Le capital social de chacun est renversé : l’engagement dans le processus révolutionnaire prend le pas sur l’appartenance à la communauté alaouite, à la bourgeoisie proche du régime ou au Parti Baath.
Les foyers de la contestation sont multiples et sont loin de ne concerner que les zones délaissées socialement par le pouvoir. Deir ez-Zor, Lattaquié ou Deraa, les lieux de la construction historique du Parti, loyaux à la famille Assad depuis toujours, deviennent des bastions de la révolte.
L’une des particularités du cas syrien, est le rôle majeur des nouveaux moyens de communication dans la genèse et la propagation de la contestation : téléphones portables, internet et séquences vidéos publiées sur les réseaux sociaux. Dès le départ, le régime met en place un embargo médiatique sur la couverture des manifestations et diffuse une propagande relayée par les médias officiels. Aux journalistes – privés de rapporter la réalité des faits – se substituent rapidement de très nombreux jeunes insurgés qui assurent une couverture permanente et intensive des évènements. Les manifestations sont systématiquement filmées et les séquences affluent par milliers sur Youtube et les réseaux sociaux[16]. Ceux qui s’improvisent journalistes publient quasiment en temps réel, à l’aide de smartphones et de petites caméras. Il en résulte une quantité d’archives visuelles considérable. Ces vidéos de cortèges rassemblant des centaines, voire des milliers d’insurgés, sont avidement visionnées par les sympathisants du mouvement en Syrie et à l’étranger.
Ce phénomène, qui augmente encore le sentiment de la légitimité de la mobilisation est un facteur déterminant dans l’incitation à rejoindre les rangs de l’opposition. La vision de centaines puis de milliers de personnes rassemblées amène le spectateur à penser que le risque individuel diminue, à la faveur d’un risque assumé collectivement. Les protestataires prennent rapidement conscience de l’impact des images et de leur pouvoir mobilisateur. Un soin particulier est pris à rendre facilement intelligible leurs revendications.
Afin de prévenir tout risque de détournement des images, chaque vidéo commence par un plan sur un écriteau indiquant le lieu, la date de l’évènement, ainsi que le slogan du vendredi. Face aux accusations complotistes du régime, les manifestants mettent en avant l’aspect pacifique de leur mobilisation et démontrent l’illégitimité de la violence de la répression. Slogans, chants et danses sont autant de preuves filmées de la cohésion interne et de la détermination du mouvement. Certains regorgent d’ingéniosité pour faire passer des messages à leurs compatriotes ou à la communauté internationale. Les habitants du village insurgé de Kafrnabel, dans le nord de la Syrie, se font connaître par leur sens de l’humour. Des vidéos tournées sur fond d’humour noir mettent en évidence l’absurdité de la position de certains pays étrangers ou encore les usages de la violence commise par Assad[17]. Ils mettent également en lignes des clichés de manifestants posant avec des banderoles aux divers slogans sarcastiques à l’adresse des Occidentaux[18]. La ville de Binnich, se distingue par ses fresques humaines adressant des messages au régime ou aux étrangers. Le groupe de comédiens à l’origine de cette initiative réalise également un puzzle géant dont chaque pièce rappelle un massacre perpétré par le régime, le tout mis ensemble représentant une main formant le V de la victoire.
Des artistes réalisent des actions filmées dans l’espace public. En juillet 2011, un groupe organise depuis les hauteurs de Damas, un lâcher de balles de ping-pong sur lesquelles était écrit le mot « Liberté »[19]. Au mois de novembre, ils réalisent également sur le mont Qassioun qui domine la capitale une inscription lumineuse visible de Damas : « Dégage! »[20] La vidéo favorise la diffusion des actions protestataires. Ainsi, le lâcher de balles de ping-pong génère plusieurs actions de ce type dans d’autres villes, comme à Hama, Alep ou Tell. Suite à l’attaque meurtrière survenue à l’université d’Alep le 15 janvier 2013, premier jour des examens, des étudiants de la faculté de médecine lancent « la campagne des examens du sang ». Ils versent de l’encre rouge dans plusieurs endroits du campus[21]. De même, des activistes versent du rouge dans une fontaine de Damas pour symboliser le sang des manifestants[22].
Des campagnes de réappropriation de l’espace public sont réalisées par des graffeurs. Ils créent la page Facebook Grafite Syrian Revolution[23] ou encore la page « Freedom Graffiti week Syria »[24] inspirée de la page égyptienne « Mad Graffiti week » et réalisent des vidéos explicatives des techniques qu’ils utilisent.
Les chanteurs ne sont pas en reste. Ibrahim Qachouch, militant de Hama, se rend célèbre en écrivant des chants révolutionnaires satyriques. Ses paroles sont scandées sur des airs célèbres pendant les manifestations, d’abord à Hama, puis dans tout le pays. «Yallah irhal ya Bachar» («Allez dégage Bachar!»)[25] devient l’un des chants les plus populaires de la protestation. La 4 juillet 2011, le parolier qui animait les foules est retrouvé mort dans l’Oronte, ses cordes vocales arrachées. Les images de son corps mutilé font le tour du pays et génèrent l’indignation.
L’annonce du passage à la désertion d’un soldat fait également systématiquement l’objet d’un enregistrement vidéo. Après s’être identifié, carte d’identité à l’appui, le déserteur, expose à visage découvert les raisons de son départ et invite les autres membres de l’armée à faire de même[26].
Les journalistes de la révolution, devenus souvent correspondants pour la presse étrangère, sont traqués par le régime. La diffusion des images, efficace sur le plan de la mobilisation, a cependant un coût humain élevé.
L’appareil sécuritaire du gouvernement syrien, épuré constamment grâce à la surveillance de ses agents et à la compétition entre les services de renseignement, reste loyal au régime. De plus, les nombreuses désertions que connait l’armée de Bachar el-Assad seront plus que largement compensées par le flux de combattants du Hezbollah et de l’Iran venus en soutien pour réprimer la contestation.
Face au soulèvement pacifiste qui agite le pays, la première stratégie de Bachar el-Assad consiste à diviser le mouvement contestataire. Tout d’abord, comme nous l’avons vu, il propose une série de concessions économiques et sociales à une partie de la population. A Deraa, il libère les quinze adolescents torturés puis démet le gouverneur. Dix jours plus tard, face à l’ampleur des manifestations, il destitue le gouverneur de Homs. Les mesures sociales annoncées par le gouvernement ne trouvent aucun écho au sein de la population qui répond que « le peuple de Deraa n’a pas faim ». Quelques mesures sont prises à l’attention du clergé sunnite, tel le rétablissement de l’autorisation du port du niqab pour les institutrices. Cependant, les imams étant perçus comme des agents du régime, leur soutien à Bachar el-Assad n’a guère d’effet sur la contestation.
Surtout, le président présente le soulèvement comme le fait de sunnites qui seraient financés par l’étranger. Stigmatisée par le régime comme étant le terreau d’un terrorisme islamique, la population sunnite est particulièrement ciblée par les services de sécurité. Dans cette logique, le régime fait le choix de négocier avec des mouvements dont l’idéologie est explicitement identitaire pour en faire des protagonistes supposés de la contestation.
Il ménage les minorités : Chrétiens, Druzes, Alaouites et Kurdes. Après des décennies de refus, il accorde subitement la nationalité syrienne à 150 000 Kurdes et libère des prisonniers politiques appartenant à cette communauté. Il conclut un accord avec le PKK, interdit dans le pays depuis 10 ans, dont il autorise à nouveau les activités sur le territoire syrien, ainsi que le contrôle sur les enclaves kurdes du nord du pays, en échange de la répression des manifestants kurdes. Le régime finance des milices alaouites et tente de former des milices druzes. Les opposants provenant des minorités sont arrêtés comme tout un chacun. Par exemple, un activiste pacifiste druze du nom de Chadi Abu Raslan est arrêté et torturé à mort pour avoir collé au dos de son téléphone portable le drapeau syrien pré-baasiste[27]. Mais alors que les manifestations dans les villes sunnites sont réprimées par des tirs à balles réelles, les manifestations dans les villes druzes ou alaouites sont dispersées à l’aide de gaz lacrymogènes. Le régime fait courir des rumeurs de massacres commis par des groupes islamistes et met en garde les minorités contre le péril sunnite qui pourrait survenir s’il n’était pas là pour les défendre.
Ainsi, pour donner corps à son propos et s’assurer de l’effective division de l’opposition, Bachar el-Assad favorise sa radicalisation en éliminant ses éléments modérés démocrates et laïques et en relâchant les radicaux islamistes.
Alors qu’il tente d’éliminer sans ménagement les militants unicistes et non violents – qui prennent en défaut la propagande du régime dénonçant un complot de groupes armés islamistes extrémistes – fin mars 2011, il libère de sa prison de Saidnaya 150 djihadistes impliqués dans le conflit irakien, dont certains ont combattu avec al-Qaida[28]. Ces combattants islamistes constitueront le commandement de plusieurs groupes armés émergeant début 2012, notamment le Jabhat al-Nosra. L’utilisation d’acteurs violents pour diviser et mieux régner est une stratégie dont la famille Assad a toujours fait usage.
Plusieurs figures modérées de l’opposition sont assassinées, comme Mechal Tamo, opposant et figure de l’opposition kurde. En effet, le fondateur du parti kurde Le Courant du futur, considérant les Kurdes comme faisant partie intégrante du peuple syrien, défendait au sein du Conseil National Syrien qu’il avait contribué à créer, une co-citoyenneté arabe et kurde syrienne faisant valoir les mêmes droits pour tous[29].
La violence inouïe à laquelle les manifestants sont confrontés a pour but de les dissuader de s’engager d’avantage dans la contestation. Aucun parti, association ou syndicat n’étant à l’origine de la mobilisation, le régime ne peut cibler précisément un quelconque leader pour juguler la contestation. Il tente donc de dissuader les manifestants en augmentant la prise de risque associée à un engagement dans les rangs du soulèvement. Les médecins sont officiellement interdits de prendre en charge des manifestants blessés. Ceux qui désobéissent sont abattus. La torture est systématisée, les manifestations sont écrasées brutalement et la violence s’exerce de plus en plus collectivement et radicalement. Le rapport César – issu des documents exfiltrés par un fonctionnaire syrien ayant fait défection et expertisés par Human Rights Watch – contient les photos d’au moins 11000 cadavres de personnes torturées à morts en moins de deux ans rien que dans les prisons de Damas[30]. Le dernier rapport d’Amnesty international fait état d’au moins 13000 personnes tuées dans la prison de Saidnaya en 5 ans. Les proches des contestataires sont menacés, ce qui motive de nombreuses entrées dans la clandestinité.
Cependant face à l’ampleur de la contestation, l’appareil sécuritaire est rapidement débordé et le gouvernement doit s’appuyer sur des milices formées de chabbiha opérant hors de toute procédure régulière pour terroriser la population.
Les témoignages de hauts-gradés déserteurs rapportent comment, dès le début du soulèvement, le régime crée des commissions parallèles aux structures officielles dont le but est d’organiser l’escalade de la violence afin d’accélérer la militarisation de l’opposition et ainsi justifier sa répression dans le sang. Elle planifie par exemple la dissémination d’agents armés parmi les manifestants qui tirent sur la foule et créent la panique. Un général déserteur de l’armée prend l’exemple de la manifestation du 1er juillet à Hama :
« Aucun des manifestants n’était armé. Mais, alors que la foule était parvenue sur la place de l’Oronte, à près de 300 mètres de l’endroit où je me trouvais, des coups de feu ont éclaté. Ils provenaient, selon une enquête de la police à laquelle j’ai eu accès, d’une vingtaine d’éléments, 22 exactement, de la Sécurité militaire, auxquels s‘était joint un membre de la Sécurité d’Etat. Tous adjudants-chef et tous kurdes alaouites, ils avaient été amenés d’al-Yaroubieh, puis répartis et dissimulés en plusieurs endroits. Mohammed Muflih comme moi- même avons été surpris de cette intervention injustifiée. Elle contrevenait à toutes les consignes et elle s’est soldée par des dizaines de morts ! »[31].
Ces comités organisent également des attentats spectaculaires visant à éviter le ralliement des minorités et à dissuader les Syriens de rejoindre la protestation.
Devant la propagation rapide et massive de la contestation, le régime déploie son armée en renfort de la police et des services de renseignement : chars, tirs d’artillerie, sièges des quartiers insurgés, voire de villes entières, bombardements, le tyran déclare la guerre à son peuple et commet des destructions massives. Le régime s’attache à maintenir un niveau de violence toujours très supérieur à celui de ses opposants. La multiplication des foyers de contestation rend les opérations difficiles et après avoir assiégé et massacré les habitants d’une ville insurgée durant quelques jours, l’armée se retire pour aller purger un autre lieu mobilisé. Deraa, Banyas, Homs, les quartiers sunnites de Lattaquié, Hama, Rastan et bien d’autres villes subissent des offensives extrêmement violentes, puis sont laissées livrées à elles-mêmes dans les décombres. Human Rights watch dénombre 207 morts à Homs rien que pour le mois de septembre 2011 et à la fin de l’été, les bombardements sur Homs font 200 victimes parmi les manifestants en 3 jours seulement[32]. L’efficacité relative de cette stratégie pour faire taire la contestation ainsi que les désertions au sein de l’armée amènent le régime à mettre en place un blocus des villes insurgées pour affamer la population et à systématiser les bombardements qui ont l’avantage de provoquer moins de désertions car ne ils confrontent pas directement l’armée aux civils. L’excuse systématiquement invoquée par Bachar el-Assad pour justifier cette politique de la terre brûlée est la présence supposée de « groupes terroristes » qui seraient à l’origine des insurrections.
Finalement, à la fin de l’année 2011, l’armée complètement dépassée se voit contrainte d’abandonner de nombreux territoires, d’évacuer la plupart des villes en rébellion et les forces de l’ordre ne se rendent plus dans les quartiers auto-construits d’Alep et de Damas où sont concentrées les contestataires – dont nombre d’entre eux sont passés dans la clandestinité – et les administrations autogérées révolutionnaires. Un ingénieur de Deraa rapporte son expérience :
« A l’automne 2011, lorsque j’ai vu ma photo à la télé et ma tête mise à prix, tout a basculé pour moi. Je me suis réfugié dans le quartier de Tariq al-Sad à Deraa, où la police ne rentrait plus en raison de la présence de révolutionnaires armés. Il s’agissait d’un lieu bien protégé où les révolutionnaires se rassemblaient, s’organisaient. J’ai pu rejoindre un groupe et continuer mes activités sur internet »[33].
Au printemps 2012, quand le gouvernement décrète que tous les hommes aptes à combattre doivent rejoindre l’armée, de nombreux appelés refusant de rejoindre les casernes sont contraints d’entrer eux aussi dans la clandestinité sous peine d’être fusillés. Face à l’extrême violence de la répression et l’impossibilité de négocier avec un régime qui refuse de laisser la place, les insurgés sont confrontés à un choix restreint : l’exil, la lutte armée ou la mort.
La présence de groupes armés reste très marginale jusqu’à l’été 2011. Le passage à la lutte armée ne se généralise que fin 2011. Il se fait à partir d’initiatives locales spontanées qui s’inscrivent dans la plupart des cas dans la continuité des groupes d’autodéfense qui se sont constitué durant l’été et qui protègent les manifestations des milices du régime. Pistolets et fusils à chevrotine apparaissent et permettent aux cortèges de se déplacer plus sereinement et à nouveau en nombre. Lorsque les déserteurs commencent à rejoindre les contestataires et à assurer leur protection, les manifestations prennent une ampleur considérable – notamment à Homs – et l’armée se voit contrainte d’évacuer certains quartiers dont les habitants reviennent grossir les rangs insurgés.
Pour autant, l’usage des armes fait débat au sein des groupes de défense. Pour certains, la garantie de la réussite du mouvement contestataire réside dans sa forme non-violente. D’autres consentissent à un usage purement défensif visant à permettre la marche des cortèges dans de meilleures conditions de sécurité. Enfin, le déroulement des évènements dans les autres pays arabes insurgés amènent certains révolutionnaires à penser que le chute du régime ne peut avoir lieu qu’en menant une offensive armée contre ses positions clés. Au sein des comités locaux révolutionnaires, ces trois positions traversent les débats stratégiques sur les formes de luttes à adopter avec en surplomb l’ensemble des risques qu’entraine un passage à la lutte armée. Finalement, le même modèle se répète dans tout le pays :« après avoir tenté de protéger les manifestations, les protestataires prennent les armes avec l’aide de déserteurs en réaction aux opérations du régime »[34].
Les premières opérations armées visent des postes militaires isolés, des patrouilles et des commissariats. Les objectifs vont de la libération de prisonniers politiques à la saisie d’armes et parfois jusqu’au retrait de l’armée dans certains quartiers. Objectifs parfois difficiles à atteindre en raison de l’inexpérience des insurgés et surtout du manque lancinant de moyens qui perdurera tout au long du conflit :
« Recherchés par la police, nous étions réfugiés à l’extérieur de la ville et la décision d’attaquer directement l’armée à Azaz et a été un choix collectif. Nous avions d’abord essayé de protéger les manifestations avec des armes. Celles du 15 et du 23 février 2012 ont été des succès avec plus de 17000 personnes dans les rues d’Azaz. Mais le régime a ensuite envoyé beaucoup de soldats avec des chars, des douchka (mitrailleuses lourdes). Manifester est devenu suicidaire tant il y avait des arrestations. La population a fui la ville. C’est ainsi qu’on a décidé d’attaquer. Nous savions que nous étions recherchés et ce n’était qu’une question de temps avant d’être pris. Mais notre groupe était très mal organisé, avec seulement deux pistolets, trois AK-47 et quelques bombes artisanales. Il nous a fallu du temps pour nous préparer. La première attaque contre un poste de police à Azaz a échoué faute d’organisation et de munitions. Sur 300 personnes de notre groupe, seuls 60 avaient une arme. La seconde attaque a également été un désastre. Nous avions des RPG mais ils n’ont pas fonctionné et nous avons du nous enfuir devant les chars »[35].
Un cercle vertueux se met en place pour la rébellion, la multiplication des lieux insurgés et le ralliement de nombreux révolutionnaires et de déserteurs entrainent une multiplication des groupes armés (plusieurs centaines) qui débordent un régime dont les ressources et l’encadrement s’avèrent insuffisants. Les affrontements se normalisent dès l’hiver 2011-2012 installant durablement la logique insurrectionnelle au sein des groupes rebelles qui limitent souvent leur action à la défense de positions contre l’armée du régime. Les déserteurs aident les insurgés à créer les premiers bataillons d’ampleur : la Katibat Khalid ibn al-Walid et la Katibat al-Faruq. Plutôt que de mener des attaques frontales, les groupes armés profitent des replis des forces du gouvernement et ciblent les zones où le régime ne dispose pas de troupes suffisantes. En février 2012, les villages du nord d’Alep sont libérés. Au début de l’été 2012, c’est au tour d’Azaz, de al-Bab et d’autres villages de passer aux mains des rebelles. En juillet et août, l’insurrection prend le contrôle de plusieurs quartiers de Damas puis de la moitié d’Alep. En dix-huit mois, les insurgés libèrent plus de la moitié du territoire syrien. A la fin de l’été, le régime d’Assad semble sur le point de tomber. Deir ez-Zor et Raqqa passent également sous le contrôle de l’insurrection. Privée d’armement lourd et d’équipement anti-aérien, l’Armée syrienne libre ne peut s’engager avec les quelques kalachnikovs que les déserteurs ont emporté avec eux contre les dernières villes-bastions du régime lourdement armé et dans lesquelles l’armée officielle se retranche.
Le conflit s’installe alors dans la durée et l’issue dépend désormais de la capacité de chaque camp à mobiliser des ressources sur le long terme. Progressivement, le conflit se territorialise et des fronts apparaissent. D’aspect diffus et en mosaïque, l’espace du conflit prend en 2013 un aspect plus territorial avec l’émergence de fronts ainsi que de zones insurgées et de zones sous contrôles du régime géographiquement stabilisées. Les révolutionnaires contrôlent principalement des régions du nord et du sud du pays, non loin des frontières. L’utilisation de l’aviation pour détruire les bases arrières des rebelles, afin d’empêcher leur approvisionnement, va s’avérer être une tactique efficace pour le régime. Mais c’est l’afflux de centaines de milliers de combattants étrangers iraniens et du Hezbollah qui expliquera un recul très franc du front révolutionnaire en 2013 et 2014. En effet, l’armée du régime, dépassée et affaiblie par les désertions, sous-traite désormais son action militaire à des milices étrangères. Une modification progressive de l’anatomie interne de l’opposition va se faire à la faveur du régime qui reprend à l’automne 2014 l’essentiel des régions du nord. Fin 2014, les fronts se stabilisent.
La militarisation et tous ses maux sont une conséquence directe de la façon dont le régime a répondu à la contestation. Mais même sur ce terrain, à l’été 2012, les révolutionnaires ont été en passe de renverser Assad. L’intervention de puissances étrangères ont cependant profondément changé la donne, avec à la clé un prolongement de l’état de guerre civile. Contrairement à l’Egypte, à la Tunisie et à la Libye où les insurgés ont rapidement pu conquérir les institutions suite à la chute de leur régime, l’installation dans la durée du conflit en Syrie oblige les quartiers et villes rebelles à s’administrer eux-mêmes. En effet, les blocus, l’état de siège ou l’abandon des zones insurgées par le régime de Damas contraint les civils à créer leurs propres institutions et à s’autogérer. Comités de coordination, comités locaux, cours de justice, hôpitaux, circuits alimentaires, le peuple insurgé livré à lui même s’organise[36].
Un jour à Istanbul, j’ai croisé un communiste turc qui a cru nécessaire de m’expliquer le conflit syrien.
Selon lui, il s’agissait d’un complot impérialiste contre le régime progressiste de Bachar El-Assad. Moi, Syrien, ayant passé les cinquante-deux années de ma vie en Syrie, je devais écouter sans broncher les élucubra- tions de cet homme qui n’y avait probablement jamais mis ses pieds. La même chose s’est reproduite lors de rencontres avec des Allemands, Britanniques ou Américains convaincus d’en savoir plus que moi sur mon pays.
On n’accorde guère de valeur à ce que disent les Syriens sur leur propre pays et on leur dénie la capacité intellectuelle d’avoir des analyses pertinentes.
Au mieux, ils sont ravalés au rôle de source secondaire pour fournir une citation qui permettra de compléter l’article d’un journaliste ou les travaux académiques d’un chercheur. Ce traitement nous est réservé aussi bien de la part de la gauche anti-impérialiste que de la droite et plus généralement d’une majorité d’Occidentaux.
Cette majorité a une approche de la Syrie et du Moyen-Orient qui repose sur trois points.
Premièrement, le discours géopolitique qui a pour principale préoccupation la stabilité régionale. Deuxièmement, le discours culturaliste qui se focalise sur l’islam, l’islamisme, le terrorisme et les droits des minorités. Troisièmement, il y a le discours droits-de-l’hommiste, qui aborde les Syriens en tant que victimes (victimes de tortures, réfugiés…), mais qui ne s’attarde guère sur la dimension politique et sociale de leur lutte. Aucun de ces trois discours ne s’intéresse aux individus, ni à la réalité de la vie sociale, ni aux aspirations des gens.
La droite occidentale fait siens les deux premiers discours, le géopolitique et le culturaliste.
Et la gauche anti-impérialiste considère qu’il faut se préoccuper uniquement des grands dossiers de la politique internationale et combattre l’impérialisme sans regarder les choses par le petit bout de la lorgnette. Pour elle, le conflit syrien avec ses obscurs ressorts locaux est subalterne par rapport aux grandes considérations géopolitiques : Israël occupe une partie du territoire syrien, donc la Syrie est anti-impérialiste et propalestinienne. Et puisque la Syrie est gouvernée par la famille Assad depuis plus d’un demi-siècle, cette gauche en vient à être pro-Assad.
Cette approche ignore la réalité politique, économique, culturelle, sociologique et historique.
Obnubilés par de grandes considérations générales, ces anti-impérialistes ne croient pas nécessaire de s’intéresser à la réalité d’en bas. Ainsi ne voient-ils pas que le peuple syrien est “palestinisé” par le régime Assad, c’est-à-dire que les Syriens sont traités dans leur propre pays comme s’ils étaient sous occupation. Le régime d’Assad n’a rien d’anti-impérialiste. Mais, au-delà de cette évidence, les luttes pour la démocratie et la justice sociale ne sont pas subalternes aux grands dessins abstraits ; elles existent per se. Personne n’aurait l’idée, au nom de considérations géopolitiques, de dénier aux Coréens du Nord le droit de combattre leur régime fasciste. Pour critiquer le monde et le changer, l’anti-impérialisme ne s’avère pas être la bonne entrée pour y parvenir, faute de culture démocratique en son sein.
Il faut donc affirmer l’autonomie des différentes luttes [locales par rapport aux grandes considérations géopolitiques], et en comprendre les logiques internes.
L’État d’Assad n’est rien d’autre qu’un régime fasciste héréditaire dont le bilan après un demi-siècle d’histoire se résume à l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie, extrêmement riche et brutale, prête à détruire le pays pour garder le pouvoir.
L’idéologie de cette classe de privilégiés met à l’honneur une modernité matérielle, mais certainement pas une modernité de valeurs.
Au contraire, elle s’accommode d’un violent racisme envers les pauvres de Syrie – parmi lesquels les sunnites sont surreprésentés –, à l’instar des Blancs d’Afrique du Sud pendant l’apartheid envers les Noirs. Dans chacun des exemples cités, les premiers considèrent les seconds comme des personnes arriérées, dont l’extermination ne pose pas de problème moral, voire est considérée comme souhaitable. Cet État a accepté toutes les injonctions impérialistes au fi l des ans. Et il a surtout traité les Syriens comme des esclaves, détruisant toute possibilité de l’émergence d’une vie sociale, politique ou syndicale indépendante. En Syrie aussi, il existe des communistes anti-impérialistes locaux, fidèles à l’État assadien. Ce sont les “bakdachis”, de la tendance de Khaled Bakdach, qui était le secrétaire général du PC syrien officiel, fidèle parmi les fidèles à Moscou. À sa mort, son épouse, Wessal Farha, a récupéré le parti en héritage. Puis c’est le fils qui en a hérité quand elle est morte à son tour.
Les bakdachis appartiennent aujourd’hui à la classe moyenne, avec leur mode de vie mondialisé, vivant dans les centres-villes, totalement préservés des affres que connaissent leurs compatriotes.
Et quand les Syriens se font arrêter, humilier, torturer et assassiner, les bakdachis rabâchent des discours anti-impérialistes. Je ne connais pas un seul héraut de l’anti-impérialisme occidental qui, dans un des pays “impérialistes”, ait été torturé, discriminé légalement ou politiquement, interdit de voyager ou d’écrire. Je crois que ces anti-impérialistes ne savent même pas le sens de ces mots, à l’instar d’un Africain qui ne sait pas ce qu’est l’abondance ou d’un Suédois qui ne sait pas ce que c’est un manque.
Un peu de modestie.
Des journalistes occidentaux lassés de leur vie dans les grandes métropoles trouvent plaisant d’aller faire un tour à Damas ou à Beyrouth. Avec leurs confortables salaires, ils peuvent vivre où ils veulent. Nous, démocrates syriens, nous ne voulons pas les priver du droit de voyager, ni de la liberté d’expression. Mais nous voudrions qu’ils se montrent solidaires de nous et qu’ils condamnent cette clique qui s’ingénie à nous priver, nous autres Syriens ordinaires, de ces mêmes droits.
Il y a quelque chose d’intrinsèquement impérialiste dans l’anti-impérialisme de cette gauche.
Le conflit syrien justement permet de le montrer. Quand les anti-impérialistes occidentaux sortent l’argument de la guerre contre le terrorisme islamiste, ils semblent ne pas voir que cette guerre s’articule autour d’une conception étatiste qui renforce les États au détriment des sociétés et des mouvements sociaux. C’est une guerre qui insère Assad dans le système de domination du monde par les puissants. Qui plus est, elle lui permet de se prévaloir d’une cause alors qu’il n’en avait aucune. Il y a quelque chose d’intrinsèquement étatiste dans la structuration de la gauche anti-impérialiste. Et la guerre contre le terrorisme n’a aucun succès à son actif, mais a détruit au moins trois pays : l’Afghanistan, l’Irak et la Syrie. Un tel bilan n’a rien d’étonnant de la part de forces impérialistes qui se caractérisent par l’arrogance et le racisme et qui ne se sentent pas obligées de rendre compte de leurs crimes.
Mais là où l’impérialisme a subordonné sa vision du conflit syrien à la guerre contre le terrorisme, l’anti-impérialisme a subordonné la sienne à la notion de changement de régime.
Or une politique de changement de régime ne peut être autre chose aux yeux des anti-impérialistes qu’une manigance impérialiste.Faut-il leur rappeler que ce n’est pas l’impérialisme américain qui a voulu le changement de régime syrien ? C’est nous, Syriens, qui le voulons. Les États-Unis et la Russie subordonnent notre lutte pour la liberté à la guerre sans fi n contre le terrorisme. La gauche occidentale subordonne notre lutte pour la liberté à la lutte contre l’impérialisme.
De son côté, le régime assadien subordonne les aspirations à la liberté du peuple syrien au mensonge de la lutte contre Israël.
Finalement, les islamistes subordonnent notre lutte globale à une guerre religieuse. Le point commun de tous est qu’ils prennent la posture de celui qui peut décider à notre place, enfants immatures que nous sommes à leurs yeux. Ceux des Syriens qui refusent d’être ainsi infantilisés sont alors considérés comme incompétents par les uns, traîtres par les deuxièmes et mécréants par les troisièmes.
Mais le fondement du paternalisme des anti-impérialistes est à trouver dans l’évolution de cette gauche et de son accession à une classe moyenne coupée des problèmes de la société.
Cela est lié aux transformations économiques dans les pays occidentaux, avec une industrie à l’agonie et une classe ouvrière en perte de vitesse, favorisant l’émergence d’une gauche “des campus”, qui ne fait rien et qui sait peu. Il ne s’agit pas de leur dire de ne pas se mêler de nos affaires. Au contraire, nous voulons qu’ils s’en mêlent. Nous aussi nous nous mêlons de leurs affaires et personne ne nous en empêchera. Nous vivons dans le même monde.
Mais nous exigeons un peu de modestie.
Cette gauche anti-impérialiste doit écouter plutôt que donner des leçons ; elle doit cesser de subordonner notre lutte à d’autres causes ; elle doit accepter que nous sommes ses égaux et semblables.
Yassin Al-Haj Saleh Al-Jumhuriya (extraits) Istanbul – Publié le 2 mars سورية واليسارالأنتي-إمبريالي الغربي
* Michel Seurat, sociologue et chercheur français, spécialiste de la Syrie, mort en captivité à Beyrouth en 1986, alors qu’il était otage du Hezbollah, selon différentes sources.
PASCAL FENAUX·MERCREDI 15 MARS 2017
Coup de colère du grand intellectuel syrien Yassin Al-Haj Saleh contre une gauche occidentale qui soutient le régime syrien et ferme les yeux sur ses crimes abominables.
“À la mémoire de Michel Seurat*”
Source : Courrier International - Date de parution le : 15/03/2017
Souria Houria le 20 mars 2017