Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Tunisie : chronique d’un retour annoncé de la dictature (La Nation)

tun.jpg

En Tunisie, depuis 6 ans, tout se passe comme si les profiteurs, désarçonnés par la Révolution, agissent pour retrouver leur pouvoir d’antan.

Ayant échappé à la justice grâce à une corruption généralisée, ils tentent désormais , d’influencer syndicats, politiciens, fonctionnaires, médias, et tous les autres « prépondérants » pour remettre en place un régime fort basé sur un homme fort, ce que beaucoup de Tunisiens, las du chaos, attendent avec impatience sans se soucier du fond.

Dans une dictature, outre les proches, il y a des légions de profiteurs de tous acabits, douaniers, policiers, mafieux, etc., mais il y a surtout les richissimes oligarques. Quand le dictateur tombe, certains de ces oligarques, les plus en vue et les moins discrets, tombent. Mais la majorité reste. Pour sauvegarder biens et influence, elle arrose responsables politiques, police, juges, journalistes, administration.
Une fois la tempête passée, ces oligarques se réorganisent pour retrouver influence et gains d’antan. Il faut garder à l’esprit qu’il sont très riches et ont le bras long, très long.

Il y a plusieurs genres d’oligarques.

Il y a les grands arroseurs, ceux qui achètent tout le monde, ce sont des ambitieux sans vergogne ni limite, capables de recourir à tous les moyens pour sauvegarder et accroître puissance et influence. Mais il y a également ceux qui, honnêtes à la base, capables d’entretenir ou de constituer des fortunes faramineuses, ont subi durant des décennies les affres d’un système abominable, celui de la « protection » par les proches du dictateur ou par le dictateur lui-même. Certains se sont compromis, d’autres ont réussi à garder une certaine respectabilité. Au début de la révolution, ces derniers se sont sentis libérés, ils ont cru en l’avènement d’une ère de prospérité naturelle, sans ingérences des racketteurs d’État. Mais l’accalmie a été de courte durée et, si le dictateur est tombé, le régime – en l’occurrence les milliers de fonctionnaires, de juges, de policiers, de douaniers, etc., qui vivaient de petits bakchichs – a réactivé le système, avec plus de force encore, poussant ces oligarques à se compromettre à nouveau, au risque de se ruiner.
La différence entre le système d’avant le 14 janvier et celui d’après ? Les effectifs et les tarifs des intermédiaires et des protecteurs ont explosé. Avant, le système était simple, il fallait payer les proches et graisser quelques pattes. Désormais, il faut payer des dizaines de fonctionnaires, juges, policiers, journalistes, syndicalistes et responsables politiques.

En clair, la corruption de l’ancien régime, qui remplissait surtout les poches des anciens proches dont la plupart étaient hors du système étatique, est devenue une corruption d’État à tous les niveaux de l’administration. Désormais, du factotum au cabinet du ministre, tout se négocie.

La corruption s’est démocratisée, mais ce nouveau système ne sied pas aux oligarques qui préfèrent négocier avec des chefs plutôt que de rester dépendant d’une flopée de profiteurs dont le seul mérite est leur statut de responsables administratifs. De plus, la situation du pays est abominable, la moitié de l’économie leur échappe pour être tombée dans les mains d’une mafia de trafiquants alors que d’autres nouveaux arrivés se sont concoctés des zones d’influence dans les domaines les plus divers.

Les sept composantes majeures de la corruption : oligarques, mafieux, cadres administratifs, magistrats, syndicalistes, médias et politiques cherchent la panacée : un système qui leur garantit discrétion et stabilité et qui est capable de faire taire les voix discordantes. Pour eux, ce n’est qu’une question de temps, ils sont certains qu’ils finiront par remettre en place le système d’antan, un genre de « démocratie à la tunisienne » où toutes les conditions d’une apparente démocratie seront appliquées, mais, « à la tunisienne », c’est à dire avec cette propension à vider, de façon réglementaire, les règles de leur substance.

En fait, Zine el Abidine Ben Ali s’en était fortement rapproché, mais il n’avait pas laissé les médias et les politiques faire œuvre de soupapes pour évacuer cette colère.

En outre, il avait laissé se développer une insupportable arrogance des profiteurs. Aujourd’hui, les oligarques ont compris que démocratie et liberté d’expression donnent encore plus de possibilités que la dictature, surtout qu’il n’existe aucun mouvement assez fiable représentant pour eux un danger. Deux obstacles tout de même se dressent devant la mise en place de la grande imposture. D’abord la société civile, consciente des enjeux et capable de se mobiliser, ensuite quelques symboles dont il faut poursuivre la destruction entamée depuis 6 ans. Le premier symbole détruit, c’est Bouazizi. Plus personne ne défend le vendeur ambulant qui s’est immolé et que le monde entier avait sacralisé en 2011. Bouazizi, qui n’a vécu ni le soulèvement, ni la fuite du dictateur, ni même sa propre gloire, est désormais haï et honni jusque dans son propre quartier. Sa famille, lasse, a même quitté le pays.

Après avoir détruit le vendeur de légumes, il a fallu détruire la révolution elle-même, souvent qualifiée aujourd’hui de « révolution de la barouita » (la brouette).

Plus insidieusement, elle est devenue un mouvement téléguidé par l’étranger, par « la CIA » pour « diviser le Moyen Orient ». Entre temps, la CIA a échoué partout et c’est Vladimir Poutine qui a profité de l’aubaine, mais on n’en a cure, l’objectif local est atteint pour  les « destructeurs de symboles » puisqu’au bout de quelques années, le mot « Révolution », est devenu louche et on ne cesse de se chamailler sur sa définition. Reste à détruire la liberté d’expression. Là, ce sont en grande partie les médias eux-même qui ont fait l’essentiel du travail en la transformant en une inaudible cacophonie. Aujourd’hui, très peu de médias gardent une certaine crédibilité.

Enfin, reste à détruire l’aura des victimes de la révolution et des très rares personnes qui y ont participé. Pour les victimes, 6 ans après, accusées de tout, leur prestige de « révolutionnaires » s’est éteint en même temps que le mot lui-même, galvaudé et jeté aux oubliettes d’une histoire jamais reconnue, même par les officiels qui ne s’en tiennent qu’à des déclarations formelles sans jamais entrer dans les détails d’une histoire pourtant essentielle pour le pays. Quant aux rares personnes qui, à l’intérieur du régime, ont fait preuve de courage, elles sont harcelées, pratiquement depuis le départ du dictateur. Samir Tarhouni, Sami Sik Salem, Larbi Lakhal, Hafedh el Ouni et tous ceux qui ont plus ou moins participé au déclenchement de l’imbroglio final, subissent depuis des problèmes administratifs, des attaques personnelles, des campagnes de désinformation et toutes sortes d’accusations, et c’est le cas de tous ceux qui ont participé à la chute du système, martyrs compris, pratiquement rejetés, considérés comme des voleurs, alors que la plupart d’entre eux sont morts par balles devant des commissariats.

L’histoire est un éternel recommencement. Les États ne sont trop souvent que la superstructure qui assure la domination d’une classe sur les autres.

Rarement, les peuples, las de leur misère et de l’arnaque généralisée, se soulèvent, mais ceux qu’ils veulent abattre, les « gardiens de l’ordre établi », sont trop riches, puissants et rusés pour perdre leur influence.
Aujourd’hui, la Tunisie a atteint ce moment fatidique où l’échec politique et le chaos social sont tels que les oligarques ne sont pas loin d’avoir remis en place leur système. Outre le travail de sape des valeurs, ils sont en train de placer, partout, dans le service public, les administrations, les sociétés et les compagnies nationales, des gens qui leurs sont soumis et dont le rôle est précisément de renouer avec les pratiques qui ont fait leur puissance. Pour soumettre la galerie, ils utilisent nombre de médias, partis et autres organisations pour vulgariser le rejet de la révolution et d’une démocratie déclarée « inapplicable sous nos cieux ».

La Tunisie, qui vit une mascarade de démocratie où les trafiquants, les maffieux les corrupteurs et les exportateurs de terroristes sont dans l’impunité totale, a-t-elle la force de résister au plan des oligarques ?

Quelle organisation, quelle personnalité politique, qui va se lever contre ce plan et avec quels moyens ? L’État lui-même, dont le fonctionnement est soumis à une mauvaise Constitution, croule sous sa propre inertie, il est incapable d’appliquer la loi, il ne maîtrise pas sa justice, la corruption le gangrène, il est incapable d’assumer son rôle.

Sans un sursaut de conscience, ces dernières années ne seront que celles d’une expérience ratée, d’un espoir impossible. La fatalité de l’ignorance triomphera à nouveau. Ignorance de la sincérité du mouvement qui a libéré les Tunisiens, ignorance de la vraie démocratie, de la bonne gouvernance, du débat politique fiable, ignorance des logiques de la corruption, ignorance de ses instigateurs. Absence de clairvoyance et de la vigueur que tout un pays attend désespérément. Espérons que cette vigueur viendra d’un responsable respectant les valeurs, et non d’un aventurier qui surfera sur une vague porteuse pour nous jeter dans un nouvel obscurantisme.

Les commentaires sont fermés.