Un jour à Istanbul, j’ai croisé un communiste turc qui a cru nécessaire de m’expliquer le conflit syrien.
Selon lui, il s’agissait d’un complot impérialiste contre le régime progressiste de Bachar El-Assad. Moi, Syrien, ayant passé les cinquante-deux années de ma vie en Syrie, je devais écouter sans broncher les élucubra- tions de cet homme qui n’y avait probablement jamais mis ses pieds. La même chose s’est reproduite lors de rencontres avec des Allemands, Britanniques ou Américains convaincus d’en savoir plus que moi sur mon pays.
On n’accorde guère de valeur à ce que disent les Syriens sur leur propre pays et on leur dénie la capacité intellectuelle d’avoir des analyses pertinentes.
Au mieux, ils sont ravalés au rôle de source secondaire pour fournir une citation qui permettra de compléter l’article d’un journaliste ou les travaux académiques d’un chercheur. Ce traitement nous est réservé aussi bien de la part de la gauche anti-impérialiste que de la droite et plus généralement d’une majorité d’Occidentaux.
Cette majorité a une approche de la Syrie et du Moyen-Orient qui repose sur trois points.
Premièrement, le discours géopolitique qui a pour principale préoccupation la stabilité régionale. Deuxièmement, le discours culturaliste qui se focalise sur l’islam, l’islamisme, le terrorisme et les droits des minorités. Troisièmement, il y a le discours droits-de-l’hommiste, qui aborde les Syriens en tant que victimes (victimes de tortures, réfugiés…), mais qui ne s’attarde guère sur la dimension politique et sociale de leur lutte. Aucun de ces trois discours ne s’intéresse aux individus, ni à la réalité de la vie sociale, ni aux aspirations des gens.
La droite occidentale fait siens les deux premiers discours, le géopolitique et le culturaliste.
Et la gauche anti-impérialiste considère qu’il faut se préoccuper uniquement des grands dossiers de la politique internationale et combattre l’impérialisme sans regarder les choses par le petit bout de la lorgnette. Pour elle, le conflit syrien avec ses obscurs ressorts locaux est subalterne par rapport aux grandes considérations géopolitiques : Israël occupe une partie du territoire syrien, donc la Syrie est anti-impérialiste et propalestinienne. Et puisque la Syrie est gouvernée par la famille Assad depuis plus d’un demi-siècle, cette gauche en vient à être pro-Assad.
Cette approche ignore la réalité politique, économique, culturelle, sociologique et historique.
Obnubilés par de grandes considérations générales, ces anti-impérialistes ne croient pas nécessaire de s’intéresser à la réalité d’en bas. Ainsi ne voient-ils pas que le peuple syrien est “palestinisé” par le régime Assad, c’est-à-dire que les Syriens sont traités dans leur propre pays comme s’ils étaient sous occupation. Le régime d’Assad n’a rien d’anti-impérialiste. Mais, au-delà de cette évidence, les luttes pour la démocratie et la justice sociale ne sont pas subalternes aux grands dessins abstraits ; elles existent per se. Personne n’aurait l’idée, au nom de considérations géopolitiques, de dénier aux Coréens du Nord le droit de combattre leur régime fasciste. Pour critiquer le monde et le changer, l’anti-impérialisme ne s’avère pas être la bonne entrée pour y parvenir, faute de culture démocratique en son sein.
Il faut donc affirmer l’autonomie des différentes luttes [locales par rapport aux grandes considérations géopolitiques], et en comprendre les logiques internes.
L’État d’Assad n’est rien d’autre qu’un régime fasciste héréditaire dont le bilan après un demi-siècle d’histoire se résume à l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie, extrêmement riche et brutale, prête à détruire le pays pour garder le pouvoir.
L’idéologie de cette classe de privilégiés met à l’honneur une modernité matérielle, mais certainement pas une modernité de valeurs.
Au contraire, elle s’accommode d’un violent racisme envers les pauvres de Syrie – parmi lesquels les sunnites sont surreprésentés –, à l’instar des Blancs d’Afrique du Sud pendant l’apartheid envers les Noirs. Dans chacun des exemples cités, les premiers considèrent les seconds comme des personnes arriérées, dont l’extermination ne pose pas de problème moral, voire est considérée comme souhaitable. Cet État a accepté toutes les injonctions impérialistes au fi l des ans. Et il a surtout traité les Syriens comme des esclaves, détruisant toute possibilité de l’émergence d’une vie sociale, politique ou syndicale indépendante. En Syrie aussi, il existe des communistes anti-impérialistes locaux, fidèles à l’État assadien. Ce sont les “bakdachis”, de la tendance de Khaled Bakdach, qui était le secrétaire général du PC syrien officiel, fidèle parmi les fidèles à Moscou. À sa mort, son épouse, Wessal Farha, a récupéré le parti en héritage. Puis c’est le fils qui en a hérité quand elle est morte à son tour.
Les bakdachis appartiennent aujourd’hui à la classe moyenne, avec leur mode de vie mondialisé, vivant dans les centres-villes, totalement préservés des affres que connaissent leurs compatriotes.
Et quand les Syriens se font arrêter, humilier, torturer et assassiner, les bakdachis rabâchent des discours anti-impérialistes. Je ne connais pas un seul héraut de l’anti-impérialisme occidental qui, dans un des pays “impérialistes”, ait été torturé, discriminé légalement ou politiquement, interdit de voyager ou d’écrire. Je crois que ces anti-impérialistes ne savent même pas le sens de ces mots, à l’instar d’un Africain qui ne sait pas ce qu’est l’abondance ou d’un Suédois qui ne sait pas ce que c’est un manque.
Un peu de modestie.
Des journalistes occidentaux lassés de leur vie dans les grandes métropoles trouvent plaisant d’aller faire un tour à Damas ou à Beyrouth. Avec leurs confortables salaires, ils peuvent vivre où ils veulent. Nous, démocrates syriens, nous ne voulons pas les priver du droit de voyager, ni de la liberté d’expression. Mais nous voudrions qu’ils se montrent solidaires de nous et qu’ils condamnent cette clique qui s’ingénie à nous priver, nous autres Syriens ordinaires, de ces mêmes droits.
Il y a quelque chose d’intrinsèquement impérialiste dans l’anti-impérialisme de cette gauche.
Le conflit syrien justement permet de le montrer. Quand les anti-impérialistes occidentaux sortent l’argument de la guerre contre le terrorisme islamiste, ils semblent ne pas voir que cette guerre s’articule autour d’une conception étatiste qui renforce les États au détriment des sociétés et des mouvements sociaux. C’est une guerre qui insère Assad dans le système de domination du monde par les puissants. Qui plus est, elle lui permet de se prévaloir d’une cause alors qu’il n’en avait aucune. Il y a quelque chose d’intrinsèquement étatiste dans la structuration de la gauche anti-impérialiste. Et la guerre contre le terrorisme n’a aucun succès à son actif, mais a détruit au moins trois pays : l’Afghanistan, l’Irak et la Syrie. Un tel bilan n’a rien d’étonnant de la part de forces impérialistes qui se caractérisent par l’arrogance et le racisme et qui ne se sentent pas obligées de rendre compte de leurs crimes.
Mais là où l’impérialisme a subordonné sa vision du conflit syrien à la guerre contre le terrorisme, l’anti-impérialisme a subordonné la sienne à la notion de changement de régime.
Or une politique de changement de régime ne peut être autre chose aux yeux des anti-impérialistes qu’une manigance impérialiste.Faut-il leur rappeler que ce n’est pas l’impérialisme américain qui a voulu le changement de régime syrien ? C’est nous, Syriens, qui le voulons. Les États-Unis et la Russie subordonnent notre lutte pour la liberté à la guerre sans fi n contre le terrorisme. La gauche occidentale subordonne notre lutte pour la liberté à la lutte contre l’impérialisme.
De son côté, le régime assadien subordonne les aspirations à la liberté du peuple syrien au mensonge de la lutte contre Israël.
Finalement, les islamistes subordonnent notre lutte globale à une guerre religieuse. Le point commun de tous est qu’ils prennent la posture de celui qui peut décider à notre place, enfants immatures que nous sommes à leurs yeux. Ceux des Syriens qui refusent d’être ainsi infantilisés sont alors considérés comme incompétents par les uns, traîtres par les deuxièmes et mécréants par les troisièmes.
Mais le fondement du paternalisme des anti-impérialistes est à trouver dans l’évolution de cette gauche et de son accession à une classe moyenne coupée des problèmes de la société.
Cela est lié aux transformations économiques dans les pays occidentaux, avec une industrie à l’agonie et une classe ouvrière en perte de vitesse, favorisant l’émergence d’une gauche “des campus”, qui ne fait rien et qui sait peu. Il ne s’agit pas de leur dire de ne pas se mêler de nos affaires. Au contraire, nous voulons qu’ils s’en mêlent. Nous aussi nous nous mêlons de leurs affaires et personne ne nous en empêchera. Nous vivons dans le même monde.
Mais nous exigeons un peu de modestie.
Cette gauche anti-impérialiste doit écouter plutôt que donner des leçons ; elle doit cesser de subordonner notre lutte à d’autres causes ; elle doit accepter que nous sommes ses égaux et semblables.
Yassin Al-Haj Saleh Al-Jumhuriya (extraits) Istanbul – Publié le 2 mars سورية واليسارالأنتي-إمبريالي الغربي
* Michel Seurat, sociologue et chercheur français, spécialiste de la Syrie, mort en captivité à Beyrouth en 1986, alors qu’il était otage du Hezbollah, selon différentes sources.
PASCAL FENAUX·MERCREDI 15 MARS 2017
Coup de colère du grand intellectuel syrien Yassin Al-Haj Saleh contre une gauche occidentale qui soutient le régime syrien et ferme les yeux sur ses crimes abominables.
“À la mémoire de Michel Seurat*”
Source : Courrier International - Date de parution le : 15/03/2017
Souria Houria le 20 mars 2017