En centrant son discours sur les pipelines, auxquels il prête un rôle central dans le conflit, Jean-Luc Mélenchon semble nier l’insurrection populaire syrienne.
Jean-Luc Mélenchon l’évoquait déjà en janvier ou à l’été 2016 : selon lui, le conflit syrien est une guerre de «gazoducs et de pipelines». Le candidat de La France Insoumise a de nouveau tenu ce discours à Marseille devant 70 000 personnes, dimanche 9 avril. Au risque de sembler nier ainsi la révolte née des manifestations pacifiques du printemps 2011 contre la dictature de Bachar Al-Assad, et dont la sanglante répression a conduit au conflit syrien.
Le candidat de gauche avait également défendu cette thèse en 2011 à propos de l’Afghanistan, année noire pour l’armée française, qui y avait perdu vingt-quatre militaires. Il avait estimé que la France avait « été à la remorque des Américains » en étant en Afghanistan « pour protéger un pipeline ».
Cette théorie n’est d’ailleurs pas portée par le seul Jean-Luc Mélenchon, mais elle revient régulièrement depuis le 11-Septembre, et depuis cinq ans dans le cas de l’insurrection syrienne. Ainsi, on retrouve, en août 2012, un éditorial publié sur le site d’Al-Jazira, qui pose les premières pierres de cette théorie des pipelines.
Une révolte née des « printemps arabes » en mars 2011
Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que l’ampleur sans précédent de la contestation et du nombre de victimes en Syrie depuis six ans – 465 000 morts et disparus – ne peut pas s’expliquer par une tentative de déstabilisation.
L’étincelle, c’est l’arrestation et la torture des jeunes qui avaient écrit sur un mur, fin février 2011, dans la foulée de la chute de l’Egyptien Hosni Moubarak, le slogan potache « Ton tour arrive, docteur » – Bachar Al-Assad est ophtalmologiste de formation. Dès lors, les manifestations pacifiques démarrent dans tout le pays sur le terreau de trente ans de dictature d’Hafez Al-Assad, puis onze de son fils Bachar. Ces manifestations se transformeront en guerre civile à l’automne 2011, avec au fur et à mesure l’intrusion des islamistes sur le champ de bataille, qui profitent de la situation.
Les raisons de la contestation puis de sa militarisation sont probablement plutôt à chercher dans des causes locales, dont une crise économique liée à une longue sécheresse entre 2006 et 2011, les échecs de la libéralisation du pays et la forte pression démographique dans un pays dont la population a quasiment doublé en vingt ans.
Trois projets de gazoducs dans la région
Il existe bien plusieurs projets de gazoducs, tous trois au point mort et portés par différents acteurs :
- Le projet du Qatar : mené par Qatar Petroleum et Exxon-Mobile East Marketing Limited Company, ce projet doit substituer un gazoduc aux navires méthaniers, et devrait passer soit par l’Arabie saoudite, la Syrie puis la Turquie, soit plus à l’est, simplement par l’Irak, en « évitant » la Syrie.
- Le projet Nabucco : le gaz venu d’Azerbaïdjan et du Turkménistan passerait par l’Iran, la Turquie et les Balkans (sans passer par la Syrie et l’Irak, donc). Ce projet date de 2002, indique le spécialiste Cédric Mas sur son blog, mais était déjà régulièrement court-circuité par la Russie, écrivait le Conseil français de l’énergie en 2010.
- Un dernier projet dans la région existe, l’Islamic Gas Pipeline (IGP), dont l’accord de principe entre l’Iran, l’Irak et la Syrie date de juillet 2011. Et si la signature a abouti après le début de l’insurrection syrienne, ses négociations ont débuté bien avant.
Tous ces projets ont un seul but : que l’Europe diversifie ses sources d’approvisionnement et ne dépende plus exclusivement des importations russes. Les bornes chronologiques importantes peuvent être résumées ainsi :
- juin et juillet 2009 : le Turkménistan signe un accord de fourniture de gaz à la Chine, et ne peut plus mettre de gaz dans les tuyaux du projet Nabucco ; un mois plus tard l’Azerbaïdjan donne l’accès à ses ressources à la Russie en signant un accord avec Gazprom (La Tribune, juillet 2009) et affaiblit un peu plus le projet Nabucco ;
- septembre 2009 : Damas refuse le projet du Qatar, sous pression russe (en 2014, Russia Today, l’organe officiel du Kremlin, écrit alors explicitement qu’Assad a rejeté le projet « en raison des relations énergétiques importantes entre la Syrie et la Russie ») ;
- mars 2011 : des manifestations commencent contre le président Assad, dans la foulée des printemps arabes au Maghreb et au Proche-Orient. Elles sont réprimées dans le sang par Damas et mèneront à une militarisation de la contestation ;
- juillet 2011 : annonce de la signature tripartite pour le projet Islamic Gas Pipeline entre l’Irak, la Syrie et l’Iran, qualifié de « grosse claque aux plans du Qatar » par le quotidien The Guardian.
Les tenants d’une théorie des pipelines font le lien entre le refus de Damas en septembre 2009 et le début de la contestation en mars 2011. Autrement dit, que la révolution serait une réponse des partisans du projet qatari contre le régime de Bachar Al-Assad.
Cette version ne prend pas en compte que l’un des plans du projet qatari prévoyait d’éviter la Syrie en passant par l’Irak. D’autre part, souligne encore Cédric Mas, cela ne prend pas non plus en considération la signature de l’accord tripartite Iran-Irak-Syrie de juillet 2011, qui intervient quatre mois après le début des manifestations. Ce projet n’est encore ni lancé ni même financé puisque son tracé, encore une fois, passe par des zones très instables.
Difficile, donc, d’affirmer que le conflit syrien est motivé par ces gazoducs ou oléoducs pour le moment inexistants.
Des projets mort-nés et des obstacles (géo) politiques
Ces projets de gazoducs sont pour l’instant au point mort. Le projet le plus récent, IGP, peut difficilement être considéré comme viable puisqu’il envisage de passer par deux pays en pleine guerre civile, l’Irak et la Syrie, ainsi que par des zones contrôlées par ce qui deviendra par la suite l’organisation Etat islamique. Il n’a fait l’objet d’aucune étude de faisabilité, selon Cédric Mas, et ne bénéficie d’aucun financement. Il ne faut pas y voir autre chose qu’un accord de principe entre les trois pays, et l’occasion pour l’Iran de mettre la pression sur la communauté internationale.
Le projet Nabucco, de son côté, se heurte à la volonté de l’Europe de ne pas poursuivre les discussions avec l’Iran sur la question du gaz naturel, et sur le retrait de l’Azerbaïdjan et du Turkménistan, qui préfèrent traiter avec le voisin russe. Autrement dit, les deux pays n’ont plus de gaz à mettre dans les tuyaux.
Enfin, le projet qatari, qui passe soit par la Syrie pour sa version longue soit par l’Irak pour la version plus courte, se heurte à plusieurs obstacles politiques majeurs « dans lesquels le refus de Damas pèse peu », écrit M. Mas. Au premier rang de ces obstacles, ce gazoduc doit passer soit par le territoire saoudien soit par ses eaux territoriales, or le royaume est un rival direct du Qatar depuis le milieu des années 1990 et s’oppose à toute augmentation des exportations qatariennes. Autrement dit, même si Damas et Ankara avaient donné leur accord, le projet se serait heurté au refus de Riyad.
Un intérêt des puissances pour leurs approvisionnements énergétiques
Entre deux projets infaisables pour des raisons stratégiques, de stabilité ou de mésentente, et un projet lancé plus récemment – l’IGP –, qui envisage la construction de gazoduc dans des pays en guerre, on voit difficilement quels pays ou quelles entreprises pourraient s’y lancer.
S’il n’est pas question de nier l’importance qu’attachent les Européens, les Russes et les Américains à leur approvisionnement énergétique, on voit mal comment ils pourraient s’affranchir des tensions entre les acteurs régionaux que sont l’Arabie saoudite et le Qatar.
Ici, la chronologie et les montages commerciaux entre nations pour la construction de gazoducs ne permettent pas d’établir une suite d’événements menant à une intervention occidentale dans le but unique de protéger les gazoducs et l’approvisionnement européen.
En résumé, si les raisons économiques d’ordre énergétique sont un élément d’analyse des conflits et de leurs causes, elles ne peuvent en être le seul. Sur la seule Syrie, la répression par Bachar Al-Assad du mouvement né dans la foulée des « printemps arabes » tunisien ou égyptien de 2010-2011 explique sans doute avant tout les origines de ce conflit.
LE MONDE | Pierre Breteau
Commentaire: Il ne peut être question pour lui d'imaginer que le peuple syrien en ait marre de son dictateur chéri! Ce ne peut être qu'un complot!