Le pire, c’est qu’il y a chez nous des gens qui prennent les insultes d’Onfray pour des compliments !
Le pire du pire, c’est qu’il s’en trouve d’autres pour abonder sans s’en apercevoir dans son sens en lui reprochant de négliger que nous aussi nous aurions eu « nos » Descartes. Et le pire du pire du pire, c’est que la majorité d’entre nous partage la conception coloniale de l’histoire comme réalisation du « progrès » dont la modernité, inventé et répandue généreusement par l’Europe, serait le passage obligé voire carrément, pour certains, le but à atteindre.
Il faut d’abord que je vous prévienne.
Je vais vous parler d’une conférence à laquelle je n’ai pas assisté. Je me suis contenté de consulter quelques articles qui s’en sont fait l’écho. Plus répréhensible encore, je vais critiquer, dénoncer, manquer de respect, maudire, vouer aux gémonies, deux personnages dont, de l’un au moins, j’ignore tout. Il s’agit de deux intellectuels français, Gérard Poulouin et Michel Onfray, qui ont été invités à prendre la parole, jeudi dernier, dans le cadre de « Doc à Tunis ». Tous deux sont philosophes et fondateurs de l’Université populaire de Caen (qui n’est sans doute populaire que dans le sens où elle permet à Michel Onfray d’augmenter sa popularité). Le premier d’entre eux a donné une conférence à l’intitulé a priori sympathique (mais traitre comme nous allons le voir), « décoloniser la langue française » ; le second, un peu plus franc dans son intention, a parlé du « temps long » de la laïcité.
Plutôt que de nous dire « vous êtes un pays de ploucs arriérés », Michel Onfray enrobe son propos de missionnaire français dans une philosophie de l’histoire « finaliste », c’est-à-dire dans une conception de l’histoire comme d’un devenir commun de l’humanité, prédéterminé par une fin, une finalité ultime, dont, selon lui, le triomphe du « JE », conditionné notamment par la laïcité (voire l’extinction des religions), serait l’une des dimensions constitutives.
Le « temps long » de la laïcité, c’est cela, ce long périple qui aurait commencé avec Descartes et aurait franchi des étapes décisives en France et plus généralement en Occident, tandis que nous, nous serions encore à la traîne. Nous sommes, affirme-t-il, selon un compte-rendu favorable de son intervention, publié sur le net« un pays où le JE n’existe pas encore, dans lequel Descartes n’a pas encore produit ses effets ». Pour satisfaire nos égos, qu’il sait très sensibles, il ajoute dans un entretien, qu’en fouillant bien dans le monde musulman pour trouver une « avant-garde », c’est en Tunisie qu’on aurait le plus de chance de la dénicher. Dans la marche de l’Histoire vers la Raison, nous serions donc en retard par rapport aux Etats pleinement séculiers ou laïcs mais en avance par rapport à nos congénères musulmans. Ouf !
Le pire, je dois dire, c’est que, comme on peut le constater dans certains de nos médias ou sur les réseaux sociaux, il y a chez nous des gens qui prennent les insultes d’Onfray pour des compliments !
Le pire du pire, c’est qu’il s’en trouve d’autres pour abonder sans s’en apercevoir dans son sens en lui reprochant de négliger que nous aussi nous aurions eu « nos » Descartes. Et le pire du pire du pire, c’est que la majorité d’entre nous partage la conception coloniale de l’histoire comme réalisation du « progrès » (quel qu’en soit le sens qu’on donne à ce terme) dont la modernité, inventé et répandue généreusement, par l’Europe, serait le passage obligé voire carrément, pour certains, le but à atteindre. Une telle idéologie qui a sous-tendu la constitution des empires européens justifie aujourd’hui – c’est imparable – l’idée d’une « œuvre positive » de la colonisation, « œuvre » que nous aurions désormais à parachever nous-mêmes, comme le suggère Michel Onfray.
Au vu du titre qu’il a donné à son intervention, on aurait pu imaginer une autre tonalité dans le discours proposé par Gérard Poulouin. « Décoloniser la langue française » semble un beau programme (quoi que j’ai du mal à me représenter concrètement ce que cela implique). Hélas, à lire ce qui en a été rapporté dans la presse, cette formule ne dit pas du tout ce qu’elle a l’air de dire. C’est juste une ruse, une sorte de lubrifiant dont je n’aurais pas la vulgarité de vous dire la finalité.
En langage poli, on dit simplement « dorer la pilule », un procédé généralement utilisé pour faire avaler à un imbécile une pilule qu’il rechigne à absorber.
Car Poulouin qui est prudent et nous prend pour des idiots, pressent tout de même les réticences qu’il risque de susciter en se faisant le propagandiste de la francophonie, dont chacun sait qu’elle est un instrument de domination. Qu’à cela ne tienne, l’homme est malin, sa dame blanche il la déguise en dame noire. En bon représentant de commerce, pour mieux nous vendre sa francophonie frelatée, il change l’étiquette. Le français « décolonisé » remplace le français de la « grandeur française » : en parlant français, en écrivant français, en pensant français, eh bien, nous dit-il en substance, vous faites œuvre décoloniale.
Vous vous demandez sans doute ce que cela signifie.
Rien n’est plus simple. D’autres l’ont déjà fait. Poulouin nous cite ainsi Assia Djebar, Abdellatif Laâbi, Taher Bekri ou Leopold Sédar Senghor, lequel à travers ses poèmes en français, fait entendre « une voix, celle de l’Afrique noire ». Il y aurait beaucoup à dire sur cette « voix » qui dirait tout un continent et, pour tout vous dire, je soupçonne fortement Poulouin de confondre les cultures des peuples d’Afrique avec les quelques stéréotypes essentialistes qu’il a probablement dans la tête. Il faudrait d’ailleurs, juste pour l’embêter, lui demander à quoi il reconnaît une « voix » de l’Afrique noire.
Pour décoloniser la langue française, et nous décoloniser à travers elle, il s’agirait donc pour nous d’y ouvrir « des espaces linguistiques » d’émancipation, un peu comme, il y a quelques décennies, on nous exhortait à renoncer aux revendications indépendantistes pour demeurer au sein de l’Union française, laquelle avec un bon gouvernement ne manquerait pas de nous émanciper. L’argument était alors que la République des Lumières avait, certes, été un peu méchante avec nous mais, dans son essence même, elle était égalitaire, émancipatrice et porteuse de progrès pour tous.
Evoquant la langue française, Poulouin ne dit rien d’autre.
Le français a été un « instrument d’aliénation des peuples colonisés » mais au fond, il est « porteur d’un héritage » celui des Lumières qu’avec un peu de bonne volonté nous pourrions nous approprier. L’arabe serait-il la langue de l’oppression ? Je n’ose pas accuser Poulouin de le penser. On pourrait me rétorquer que, n’ayant pas assisté à la conférence, je me fonde sur des propos rapportés par les médias. C’est indiscutable. Mais, si je me trompe, pourquoi, intervenant dans un pays dont la population parle arabe, l’invité de « Doc à Tunis », juge-t-il nécessaire de nous recommander l’usage de la langue française, fut-elle « décolonisée » ? Vous ne trouvez pas ça louche, vous ?