De quelle femme faut-il parler en ce temps de tremblement de terre qui secoue la Syrie depuis trois ans ?
La paysanne, la citadine, l’ouvrière, l’enseignante, la femme au foyer, etc.? Or depuis le début de la révolution en mars 2011, la seule ligne de partage, comme pour tous les Syriens, est entre celle qui participe à la révolution et celle qui soutient le régime dictatorial d’Assad : entre la femme qui agit et la femme qui subit.
La Syrie est soumise depuis 1963 à un régime sécuritaire dont les multiples appareils contrôlent d’une main de fer la société : femmes, hommes et enfants (1). La femme en Syrie a emprunté le chemin vers sa liberté, pour acquérir ses droits, depuis l’indépendance en 1946 : elle revendiquait une véritable place au sein de la société, le droit au travail, une reforme du statut de la femme adulte lui donnant des droits, au même titre que l’homme, etc. Le mouvement de la société dans son ensemble, lentement mais surement, allait dans ce sens.
Les droits des femmes confisqués
Or depuis 1970 un régime dictatorial s’est emparé du pays. Des générations ont vécu, vivent avec la devise d’une dictature : soumission totale à l’autorité, interdiction de penser autrement, interdiction donc, de toute initiative individuelle. De plus, le régime a réussi à instiller la terreur dans le cœur des citoyens et dissuader toute contestation en commettant des massacres spectaculaires, notamment celui de 1982 à Hama, ville au centre de la Syrie. La ville a été bombardée et des milliers de civiles ont perdu la vie. Ce massacre a été aussitôt suivi par la liquidation de toutes velléités de contestation politique qui subsistaient encore Des hommes et des femmes, intellectuels, militants de gauche, islamistes, etc. ont été envoyés périr dans les prisons durant de longues années.
Dans ce régime totalitaire, la question des droits de la femme, comme pour le reste, a été confisqué par les organisations officielles du régime dédiées à la femme (l’Union des Femmes Syriennes) mais dans lesquelles des femmes véritablement contestataires n’avaient pas leur place. Aucun groupe, association ne peut exister en dehors de cette structure officielle.
Ce régime, soi-disant laïque s’est employé à renforcer son emprise sur les femmes en favorisant un mouvement islamiste réactionnaire “al-Qobeissat” dont l’objectif est l’endoctrinement religieux des femmes et dont les cheftaines entretiennent des relations étroites avec des officiers de la sécurité. C’est ainsi que, à Damas seul, 80 écoles contrôlées par ce groupe/secte ont été fondées, dispensant un enseignement religieux aux filles dès leur prime enfance (en parallèle à leur scolarisation officielle). Ces écoles ont accueilli, à ce jour, 750 000 élèves ! (2)
Aucune réforme susceptible de modifier la situation de la femme n’a vu le jour durant ces 45 ans du règne de la famille Assad. C’est le code islamique de la Chari’a qui est toujours en vigueur : en héritage la fille a la moitié de la part de son frère, la polygamie est tolérée/semi-autorisée, l’homme peut répudier sa femme selon son bon vouloir, etc.
Il va sans dire que le principal obstacle aux droits des femmes en Syrie est l’absence de démocratie. Les femmes ont à mener un combat double : revendiquer leurs droits en tant que femme (à l’échelle individuelle et collective) pour faire évoluer la société sur ce chapitre, et se battre pour faire valoir leurs droits d’être humain face à la répression du pouvoir.
Les femmes au premier rang
Tout naturellement donc et quel que soit leur statut, leur milieu social, etc. elles étaient au premier rang de la contestation lorsque celle-ci a débuté. Ce sont des femmes qui ont organisé les premières manifestations pacifiques en mars 2011 à Damas, la capitale, symbole de la puissance du pouvoir. Parmi ces organisatrices des noms aujourd’hui connus : Souheir al-Attasi, Razan Zeitouneh. Lorsque la manifestation a été dispersée et des manifestants et des manifestantes arrêtés, les femmes ont organisé le lendemain un sit-in devant le ministère de l’intérieur réclamant la libération des détenus.
Les figures féminines qui ont marqué par leur présence toutes et tous les Syriens révoltés ne manquent pas. Fadwa Soleiman, actrice, conduisait des manifestations à Homs et ses environs. Elle scandait avec la foule : “Nous Syriens, nous sommes tous unis contre la mafia au pouvoir”, démentant le discours communautaire du régime. Menacée de mort, elle a quitté la Syrie dans le courant de l’année 2012.
Le choix de cette actrice de Homs n’est pas dû au hasard, c’est un choix politique et réfléchi.
Fadwa Sleiment est alaouite (de la même minorité à laquelle appartient la famille Assad). Homs est une ville symbole de la révolution, une ville où vivait paisiblement une population de toutes les confessions. Dès le mois d’avril 2011, le régime commet son deuxième massacre, après celui de Dar’a au sud. Des milliers de pacifistes avaient occupé la principale place de la ville, à la manière de place Tahrir au Caire en Égypte. L’armé a ouvert le feu sur la foule faisant des morts par dizaine, des blessés par centaines, et des milliers ont été enlevés ou jetés en prison.
Période de manifestations pacifiques
Les femmes, de toutes les catégories sociales, de tous les âges ont pris une part active dès le premier jour dans la révolution syrienne. À la campagne comme à la ville : qu’elles soient mères de famille, étudiantes, fonctionnaires, ouvrières, institutrices, avocates, médecins, etc. les femmes ont participé à l’organisation des manifestations, ont pris part aux manifestations, sont venues en aide aux blessé(e)s, ont caché un parfait inconnu, une parfaite inconnue fuyant la traque des services de sécurité ou la mort par balle (3), etc.
Les manifestantes n’étaient pas visibles dans les images que les médias occidentaux transmettaient. Or l’observateur attentif (4) relève non seulement une présence constante des femmes dans les manifestations de masse dans les rues de villes et de villages mais aussi un nombre important de manifestations organisées par les femmes au nom de la Femme Syrienne.
(À signaler un phénomène intéressant symboliquement : la présence souvent à la tête de manifestants d’un garçon et d’une fille, âgés entre 11 et 13 ans, chantant tour à tour pour galvaniser la foule).
Dans des zones où la présence massive des organismes officiels de répression rendait les manifes- tations très difficile à mener, elles ont fait preuve d’innovations pour inciter à l’action : à Damas, elles ont installé des haut-parleurs sur des immeubles, dans des jardins publics, diffusant des chansons révolutionnaires, ont lancé des ballons portant des tracts incitant la population à se joindre aux manifestants, ont tagué des murs en hommage à la révolution, aux prisonniers et aux disparus, etc.
À Sweida (ville au sud de la Syrie) à la veille de Noël, des jeunes filles, habillées en père-noël, ont distribué des tracts appelant les habitants de la ville à la solidarité avec les révolutionnaires, etc.
Autant d’actions qui nous paraissent d’ici anodines, mais dont les auteures là-bas risquent leur vie si elles sont prises sur les faits.
Il y a aussi le phénomène de manifestations à l’intérieur (à domicile). Il existe de milliers de vidéos-amateur sur You tube montrant des femmes, visages cachés (pour ne pas être identifiée) lisant des déclarations, scandant des slogans, chantant des chansons révolutionnaires, brandissant des pancartes, etc.
Des femmes ont multiplié les actions régulières, en ville comme à la campagne, en manifestant ou en organisant des sit-in pour réclamer la libération des leurs fils, filles ou maris injustement emprisonnés.
À l’intérieur comme à l’extérieur du pays, des femmes se sont organisées : “Femmes syriennes pour défendre la révolte syrienne”, “Femmes Syriennes pour la Démocratie”...
Dans cette guerre sans merci que le régime mène contre le peuple, la souffrance de la femme est particulièrement révoltante. Elle a été, elle est, quel que soit son âge, son rang social, la cible du viol collectif devant son mari, ses enfants, son père. Dans une société conservatrice où l’honneur de la femme est d’une importance capitale, c’est une arme que le régime emploie pour humilier les hommes de la famille et dissuader la population de toute action contre lui, mais aussi pour briser les femmes et les empêcher d’agir.
Une politique qui a atteint en partie son objectif, puisque beaucoup ont tout quitté pour aller se refugier soit dans des zones libérées ou dans des pays limitrophes. Des militantes dans les camps de refugiés organisent régulièrement des campagnes d’explication pour aider les femmes violées, les amener à parler et raconter leur calvaire, mais aussi expliquer que la seule honte à avoir est d’avoir supporté ce régime infamant durant toutes ces années !!
Période de lutte armée
Le rôle de la femme a atteint son apogée en 2012. L’arrestation, l’assassinat et la disparition de la plupart des activistes du premier rang de la contestation pacifique, notamment les hommes, ont été compensés par l’action des femmes qui se sont organisées en réseaux pour acheminer de l’aide médicale et des denrées alimentaires aux zones encerclés et bombardées par le régime mais aussi en perpétrant ou en soutenant le mouvement pacifique. Des militantes ont utilisé leur appartenance communautaire, comme alaouite ou chrétienne, pour passer les multiples barrages. L’efficacité de ce travail a décliné dès que certains barrages ont découvert le manège de ces militantes.
Alors que la révolution prenait de plus en plus une tournure de lutte armée, des femmes révolution-naires ont décidé de s’installer dans les zones libérées, devenues les zones les plus exposées, pour prendre part aux activités d’autogestion de la vie des gens et témoigner de la brutalité du régime. C’est le cas, pour ne citer que quelques noms connus, de Samira Khalil ou de Razan Zeitoneh (5) à Douma : témoigner et faire connaître à l’étranger ce que la population locale endure, encerclée par l’armée du régime et ses différents milices communautaires, bombardée, affamée, privée d’eau et d’électricité, etc.
C’est le cas également de Marcelle Shahrour à Alep et bien d’autres anonymes.
Jaramana, ville voisine de Damas, à majorité chrétienne et druze, a longtemps joué un rôle important dans la résistance des habitants et des combattants de plusieurs villes voisines révoltées. Grace à un réseau de femmes de Jaramana, cette ville est devenue l’arrière cuisine pour nourrir l’armée libre et les familles encerclées. Le régime et ses chabihha se sont chargés de liquider ces réseaux.
Les exemples de femmes n’ayant pas une activité militante avant la révolution et qui se sont engagées y compris lorsque la révolution s’est armée ne manquent pas.
C’est le cas de Oum Khaled à Kafrenbel (ville libérée au nord-ouest). Elle a fondé le premier centre réservé aux femmes. Elles se réunissent pour discuter de leur situation en temps de guerre, s’entraînent gratuitement dans des ateliers de premiers soins, mais aussi des ateliers de coiffure, de tricot, de langue anglaise, etc. Le centre a également une bonne bibliothèque. Oum Khalid est la preuve que les femmes de la région sont en mesure de s’exprimer dans les espaces publics créés par la révolution. En dépit de la militarisation croissante et de la domination masculine, la femme est capable de retrouver sa place et de jouer son rôle, place et rôle qui lui ont été volés depuis longtemps par le régime.
Le combat continue
Lorsqu’en avril 2013, des groupes djihadistes, affiliés à al-Qaida, dont les pratiques n’ont rien à envier au régime, font leur apparition sur le sol syrien, des Syriens ont refusé de remplacer une dictature par une autre. Les actions pacifiques ont repris de plus belle : manifestations, sit-in, etc.
C’est le cas notamment de la ville Raqqa (au nord-est) où le groupe Daech (l’État Islamique de l’Irak et la Syrie) en a fait sa principale base. Le mouvement de riposte pacifique des habitants contre les agissements de Daech n’a pas cessé.
Mais une femme s’est distinguée en dehors de la mobilisation collective. C’est Souad Nofel, enseignante. Contre l’avis général, elle a décidé de dire son opposition en faisant des sit-in devant le quartier général de Daech, portant des pancartes avec des slogans à l’adresse des cadres du groupe. Malgré les menaces répétées à son encontre et l’agression physique dont elle est victime, elle refuse de “leur laisser” sa ville et continue tous les jours à les harceler avec ses pancartes et ses slogans.
Souad est devenue un symbole de force et de la lutte des femmes syriennes qui résistent sur plusieurs fronts (6) : le régime, Daech, la mafia islamique, les autorités patriarcales, etc.
Impact de la révolution et ses conséquences sur la femme
Quelques points à souligner, sommairement, qui mériteraient d’être développés séparément.
Responsabilités nouvelles
Le drame dans lequel est plongée la femme syrienne (elle a perdu un mari, un père, un fils) loin de l’affaiblir lui procure autant de raisons pour agir. Sa participation active dans l’action humanitaire, l’autogestion locale, etc. change complètement la donne et la place en position de force.
Avec les hommes au front, elle doit prendre en charge non pas seulement ses enfants mais aussi les parents, grands parents et souvent les enfants orphelins d’un frère ou d’une tante. Cette terrible situation marque, marquera des générations des femmes et prépare une suite favorable à une lutte de la femme pour un avenir meilleur.
Rencontre improbable !
Pendant la lutte pacifique, les manifestations les plus nombreuses ont eu lieu au centre ville des métropoles syriennes. En revanche à Damas, elles ont souvent eu lieu dans les quartiers périphériques éloignés des casernes militaires, des bâtiments de sécurité et des points de rassemblement des milices privées du pouvoir. Les contestataires de toutes les conditions sociales se réunissaient dans une sorte de liesse populaire jubilatoire et apprenaient ensemble à vaincre leur terreur et affronter la répression sanglante. La place de la femme dans ces mouvements de masse n’était en rien moindre que celle de l’homme.
Situation inédite où des femmes avocate, médecin, étudiante, fonctionnaire, scandant dans les cortèges avec les mères de famille, ouvrières, employée, paysanne. Une situation où les militantes du centre ville, travaillaient main dans la main avec les hommes des quartiers décentrés pour préparer les manifestations. Ensemble elles vivent les horreurs que leur infligent les sbires du régime, se cachant chez les unes et les autres, chez les uns et les autres, en attendant que ça se calme (à Douma, Barzeh, al-Ghota).
Cette mixité, cette interaction sociale n’aurait pas pu avoir lieu sans cet élan populaire de contestation.
Il est trop tôt pour hasarder un pronostic sur l’issue de la révolution syrienne. En revanche, il est certain que pour beaucoup de femmes syriennes les lignes de démarcation sociale sont en partie tombées grâce à leur action décisive. Najwa Sahloul
vendredi 4 juillet 2014
(1) Voir du même auteur La révolution syrienne : Mille jours
(2) Des réseaux du même type pour hommes ont été crées aussi, le nombre de mosquées et d’églises s’est multiplié. Les responsables religieux (Imams) sont nommés par le ministère des affaires religieuses. Le prêche du vendredi (prière collective à la mosquée) est fourni par les services de sécurité.
(3) Bien entendu ces mères de famille savaient ce qu’elles risquaient : cacher un militant c’est s’exposer soi-même au danger d’être tué ou emprisonné.
(4) Mohja Kahf, Les manifestations féminines de masse dans la révolution syrienne.
(5) Zeitoneh est une avocate et militante de droits de l’homme, elle a été kidnappée depuis quelques mois avec ses amis.
(6) C’est ce qui ressort de tous les messages que des femmes syriennes lui ont adressé
Commentaires
Merci beaucoup pour cet article. En effet on croit savoir, et on ne sait pas. Merci.