Vous organisez un colloque sur le genre dans le monde arabo-musulman (link is external). Pourquoi cet espace géographique et culturel est-il pertinent lorsqu’on parle des femmes et de leurs rapports aux hommes ?
Corinne Fortier : L’islam n’a pas seulement une dimension spirituelle, c’est une religion qui réglemente de nombreux aspects de la vie quotidienne. Les pays musulmans relèvent du droit musulman, ou fiqh, et les obligations qui touchent à la vie des femmes et des hommes sont résumées dans un « code de statut personnel » propre à chaque Etat : mariage, répudiation, divorce, polygamie, héritage, avortement... Même si le fiqh n’est pas la seule source de droit - certains pays peuvent aussi puiser dans le droit napoléonien par exemple -, il est un déterminant fort.
La situation des femmes a-t-elle beaucoup évolué ces dernières années ?
C.F. : On a surtout parlé des révolutions du printemps arabe d’un point de vue politique, mais on a moins évoqué les évolutions sociales qui les accompagnaient. C’est pourtant la première fois qu’on voyait des femmes de tous les milieux sociaux manifester dans la rue et exprimer publiquement des revendications ! Jusque-là, elles avaient toujours été cantonnées à la sphère privée, les sociétés musulmanes connaissant une certaine ségrégation entre hommes et femmes. Au Yémen, les femmes qui manifestaient au côté des hommes ont été menacées de sanctions, mais au lieu de rentrer chez elles, elles ont décidé de défiler de leur côté, respectant à leur façon l’impératif de non-mixité… Ce phénomène d’appropriation de la sphère publique est tout à fait nouveau dans le monde arabo-musulman. L’Egypte en a d’ailleurs pris récemment acte en transformant en délit le harcèlement dont les femmes sont victimes dans la rue ou dans les transports publics – attouchements sexuels, mais aussi viols. Il était temps : d’après une récente étude internationale de Thomson-Reuters, ce pays se classe en dernière position en matière de droits des femmes et plus de 99% s’y disent harcelées.
Outre l’accès à l’espace public, constate-t-on d’autres changements ?
C.F. : Oui, les lignes ont bougé sur les questions touchant à l’intimité et au corps des femmes, essentiellement grâce aux avancées médicales. Jusque-là, une femme qui ne pouvait pas avoir d’enfants était systématiquement tenue pour responsable de cette situation et, soit elle était répudiée, soit elle voyait arriver une autre épouse dans son foyer. Les diagnostics d’infertilité posés par les médecins permettent désormais de lever le doute. Surtout, les techniques de procréation médicalement assistée offrent une solution à ces couples plongés dans la honte, puisqu’elles ont été jugées licites par les oulémas, les religieux chargés d’émettre des avis juridiques ; de fait, l’islam, à la différence du catholicisme, distingue procréation et sexualité.
Ces techniques sont très utilisées en Égypte, au Liban, en Iran, mais aussi au Maroc ou en Tunisie... Attention, cependant : seule la PMA intra-couple est autorisée, et le don de gamètes est en théorie exclu. Je dis « en théorie », car certains musulmans vivant en France y ont quand même recours. L’islam est une religion pragmatique : avoir un enfant est tellement important que certains considèrent que la fin justifie pour ainsi dire les moyens.
Qu’en est-il de la virginité ?
C.F. : L’impératif de virginité jusqu’au mariage reste très fort, et le symbole du drap souillé de sang après la nuit de noce demeure important pour de nombreux musulmans du Maghreb et du Moyen-Orient. Dans ces régions, une femme qui ne serait pas vierge aura des difficultés à faire une union. Mais la médecine permet désormais de contourner cette difficulté : très utilisée, l’hyménoplastie, une technique de réparation de l’hymen, permet aux jeunes femmes qui auraient eu des rapports sexuels avant le mariage de se prévaloir du précieux certificat de virginité, donc de disposer plus librement de leur corps. Le fait que cette liberté passe par un (voire plusieurs) acte de chirurgie reste néanmoins une violence symbolique.
On sait qu'Internet a joué un rôle fondamental dans les révolutions arabes. Quid de son impact sur la vie des femmes ?
C.F. : Les réseaux sociaux ont changé la façon dont les hommes et les femmes entrent en contact. Les sites de rencontre sont devenus monnaie courante et aident les jeunes filles qui disposent encore de peu d’espace de liberté à se soustraire au contrôle parental. Le web, mais aussi les SMS, leur offrent la possibilité d’échanger librement avec des garçons, d’entretenir des liens plus intimes et dans certains cas d’échapper au mariage arrangé qui reste un idéal dans beaucoup de familles. Au-delà de la rencontre elle-même, Internet est en train de modifier en profondeur les rapports entre les hommes et les femmes : il permet une expression des affects et une connaissance de l’autre sexe tout à fait inédites dans ces sociétés.
D’autres barrières sont-elles en train de tomber ?
C.F. : Le monde du travail est de plus en plus investi par les femmes, et un gain de liberté devrait en découler – même si, de façon contradictoire, c’est parfois grâce au port du voile qu’elles peuvent y accéder... Mais il convient de rester mesuré quant aux progrès accomplis. La pression de l’islamisme n’a jamais été aussi forte et des régressions sont toujours possibles. De nombreuses femmes égyptiennes n’étaient pas voilées et aujourd’hui la plupart portent le hijab qui couvre leurs cheveux et certaines le niqab qui cache également leur bouche. En Tunisie, où l’avortement a été autorisé dès 1954 par Bourguiba – bien avant la France, donc -, il a été remis en cause en 2011 par le parti islamique au pouvoir et a été suspendu durant un temps ; ce même parti a par ailleurs voulu remplacer le principe d’égalité entre hommes et femmes dans la constitution par le principe hiérarchique de « complémentarité ».
Autre sujet de préoccupation, une pratique appelée « mariage secret » s’est développée dans le monde musulman sunnite, et est notamment utilisée par les riches émirs du Golfe en voyage, sous une forme qui s’assimile à la prostitution. Ces mariages religieux à durée limitée, sans valeur juridique, rendent en effet ces relations hors-mariage compatibles avec les obligations de l’islam. Les jeunes femmes ciblées sont notamment des réfugiées de Syrie en grande difficulté économique, et l’argent qu’elles en retirent sert à faire vivre leur famille toute entière.