La mise en place du nouveau gouvernement
L’union des néo-libéraux « modernistes » et islamistes
Toutes les décisions importantes concernant la mise en place du nouveau pouvoir ont en fait reposé sur Essebsi, le Président de la République élu en décembre 2014. Ce personnage clé de l’Etat avant 1991 avait repris du service en février 2011, avant de fonder Nidaa Tounes en 2012.
* Le Premier ministre et le Ministre de l’Intérieur sont des anciens des régimes de Ben Ali et d’Ennahdha.
* Un ministère et trois secrétariats d’Etat ont été accordés à Ennahdha.
* Un parti affairiste (UPL) et un parti ultra-libéral (Afek Tunes) ont chacun trois ministères.
* Par ailleurs, plus de la moitié des membres du gouvernement ne représentent aucun parti.
Le 5 février, le Parlement a voté la confiance au nouveau gouvernement à 81,5 %.
La crise de Nidaa Tunes
Du côté de Nidaa, la participation d’Ennahdha au gouvernement a été difficile à faire avaler, notamment parmi les femmes.
Une grande partie de celles et ceux qui avaient voté pour Nidaa Tounes aux législatives, puis pour Beji Caïd Essebsi aux présidentielles présentaient ce choix comme un moyen efficace de « se débarrasser une bonne fois pour toutes d’Ennahdha et de son allié Marzouki ». Ils en ont été pour leurs frais. En final, un seul député de Nidaa a voté contre la confiance au gouvernement incluant des islamistes.
Chaque jour, les polémiques incessantes entre responsables de Nidaa Tunes font la une de la presse.
Les objectifs d’Ennahdha
Si les dirigeants d’Ennahdha ont décidé de prêter allégeance à Essebsi c’est avant tout parce que les islamistes voulaient absolument garder une place, même modeste, au sein de l’Exécutif. En agissant ainsi, ils entendent se prémunir contre le sort qu’ont subi leurs cousins égyptiens. Ils espèrent également pérenniser les nombreux emplois dans les administrations qu’ils ont procuré à leur clientèle pendant les deux années où ils ont été au pouvoir.
Etre au gouvernement devrait également faciliter l’étouffement des poursuites contre une partie au moins des exactions auxquelles ils sont liées : multiples voies de fait des milices islamistes, répression à la chevrotine du soulèvement de Siliana, attaque du siège national de l’UGTT, assassinats de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, etc.
Le prix à payer pour un tel retournement est élevé dans les rangs d’Ennahdha. Mais aucun député d’Ennahdha n’a voté contre la confiance au gouvernement.
Un gouvernement de « retour à l’ordre néo-libéral »
Le gouvernement dirigé par Nidaa Tounes a pour projet que la Tunisie reprenne pleinement sa place dans la politique voulue par les investisseurs étrangers et tunisiens, l’Union européenne, les USA, la Banque mondiale, le FMI, etc.
Dans la continuité des gouvernements précédents, le nouveau pouvoir veut notamment :
* continuer le remboursement de la dette extérieure, qui s’accompagne de coupes drastiques dans les dépenses sociales (par exemple dans la santé, l’éducation etc.)
* développer le libre-échange dans le secteur agricole, les services et les marchés publics, qui contribue à jeter dans la misère des millions de Tunisienn-e-s en particulier dans les régions déshéritées de l’intérieur,
* abaisser les impôts sur les bénéfices des sociétés, ce qui creusera un trou béant dans les recettes de l’État.
* privatiser des sociétés confisquées au clan Ben Ali,
* poursuivre la compression des dépenses sociales en réduisant notamment les subventions aux produits de première nécessité.
* imposer « l’ordre social » dans les grands centres ouvriers, en particulier le bassin minier ainsi que dans les entreprises du secteur privé où des structures syndicales s’étaient créées dans la foulée de la révolution.(1)
La question sociale au premier plan
Après avoir été en partie parasitée pendant longtemps par la bipolarisation entre néolibéraux « modernistes » et néo-libéraux islamistes, la question sociale est revenue au premier plan.
* Les salariés ayant un emploi stable « sont aujourd’hui très touchés par la détérioration de leur pouvoir d’achat. Ils sont vraiment en train de s’appauvrir. Leur priorité est le pouvoir d’achat, le coût de la scolarisation des enfants puis de l’aide à leur apporter ensuite lorsqu’ils sont diplômés-chômeurs, etc. » explique par exemple Abderrahmane Hedhili. (2)
« Cela est manifeste au niveau du taux de participation aux grèves. Auparavant, on atteignait des chiffres entre de 60 % et 90 %. Maintenant, c’est souvent 100 %, comme par exemple chez les enseignants ou dans les transports. Jamais les taux de grévistes n’ont été aussi élevés ».
Pour 2014, le nombre total de jours de grèves avait déjà dépassé fin octobre le chiffre record de toute l’année 2011.(3) Depuis, de nombreuses grèves ont eu lieu, le niveau de mobilisation est tel que certaines se sont déclenchées sans respecter l’obligation de dépôt de préavis prévu par la législation. Cela a par exemple été le cas dans les transports en commun à Tunis et dans certaines régions.
* Il y a par ailleurs « les plus précaires comme ceux qui travaillent sur les chantiers et dont beaucoup gagnent moins que le SMIC, ou encore les diplômés chômeurs, et les chômeurs non diplômés dont on parle peu mais qui sont beaucoup plus nombreux.
Cette catégorie ne va pas rester les bras croisés. Ils ont attendu depuis quatre ans dans l’espoir d’une feuille de route prenant en considération leur situation. Mais il n’y a rien eu ». Preuve en est la vigueur des grèves de salariés précaires dans le bassin minier.
* Symbolisant la convergence entre ces deux secteurs de la population, d’importantes mobilisations ont lieu, en particulier dans les zones déshéritées du sud du pays, incluant des grèves générales locales.
* Des mobilisations ont également lieu pour la défense des libertés, qui sont à ce jour le seul véritable acquis de la révolution, et sur le terrain de l’environnement.(4)
L’attitude de l’UGTT va jouer un rôle déterminant. En 2012 et 2013, sa direction nationale avait été essentiellement absorbée par sa volonté de faire partir en douceur le gouvernement Ennahdha. D’où son rôle moteur dans la mise en place du cadre consensuel ayant débouché en janvier 2014 sur l’adoption de la Constitution et la mise en place du gouvernement provisoire « de technocrates », chargé notamment de préparer les élections. Cette politique s’est accompagnée de relations de bon voisinage entre l’UGTT et le syndicat patronal UTICA.
Maintenant que les objectifs politiques que la direction de l’UGTT s’était fixés ont été pour l’essentiel atteints, reste à savoir comment évolueront en son sein les rapports de forces entre ceux qui ne voudront pas « gêner » le nouveau gouvernement au nom de « l’intérêt national », et ceux qui considèrent que la défense résolue des intérêts des travailleurs reste le fondement de l’action syndicale.
Articles de presse sur quelques mobilisations récentes
1) Dans les secteurs les plus paupérisés, en particulier dans l’intérieur du pays :
a) Grève générale à Thala
"La ville de Thala (gouvernorat de Kasserine) est entrée, lundi 9 mars 2015, en grève générale, avec la fermeture de tous les établissements publics, à l’exception du service des urgences de l’hôpital local, des pharmacies et de quelques commerces.
Il s’agit là d’une escalade d’un mouvement de protestation entamé il y a plus de 15 jours avec un sit-in ouvert observé par des composantes de la société civile, des sans-emploi et des citoyens, au siège de la délégation, réclamant « la réalisation des projets programmés dans la délégation de Thala, dans plus d’un secteur, l’emploi des jeunes chômeurs de la zone, ainsi que la visite d’une délégation gouvernementale pour l’examen des préoccupations et des revendications des habitants de la ville », selon les déclarations de certains grévistes à la TAP.
On notera, dans ce contexte, que l’Union locale du travail de Thala (c’est-à-dire l’UL-UGTT) soutient les revendications des protestataires mais sans parrainer cette grève générale.
Les protestataires menacent d’une escalade de leur mouvement, si leurs revendications ne sont pas satisfaites, avec l’intention d’organiser un mouvement de désobéissance civile, à partir de ce mardi." (5)
b) Travailleurs de chantiers (Jendouba)
Il s’agit de travailleurs précaires, souvent payés en-dessous du salaire minimum qui est pourtant seulement de 270 dinars pour 40 heures (127 euros).
"Des dizaines de travailleurs de chantiers à Jendouba ont bloqué hier la route principale menant au siège du gouvernorat pour revendiquer la régularisation de leur situation professionnelles (c’est-à-dire un CDI).
Ils ont également réclamé le départ du gouverneur de la région, déplorant l’absence de dialogue avec certains responsables administratifs.
Les protestataires ont menacé d’élargir leur mouvement dans d’autres délégations sous-préfectures), au cas ou leur demandes ne seraient pas satisfaites.
Lors d’une réunion, tenue samedi dernier, au siège du gouvernorat de Jendouba, le ministre du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale a indiqué que le gouvernement œuvre à trouver des solutions aux problèmes des travailleurs de chantiers, dont le nombre dépasse 76 000."(6)
2) Dans les secteurs les plus syndiqués, avec en navire amiral le syndicat de l’enseignement secondaire
Après deux grèves de deux jours suivies à près de 100 %, les enseignants du secondaire ont organisé du 2 mars au 6 mars une grève administrative qui a totalement bloqué le déroulement des examens trimestriels.
"Les enseignants du secondaire réclament notamment des augmentations salariales de nature à compenser la détérioration remarquable de leur pouvoir d’achat, une révision à la hausse des montants des indemnités qu’ils perçoivent et la possibilité du départ volontaire à la retraite à l’âge de 55 ans au regard du caractère pénible de la profession.
Ils revendiquent aussi l’annulation du prélèvement de jours de travail sur les salaires à titre de contribution au budget de l’Etat décidé en 2014 par le gouvernement de Mehdi Jomâa, l’ouverture de négociations sur la réforme du système éducatif et la promulgation d’une loi qui incrimine les violences physiques et verbales à l’encontre des enseignants et de l’ensemble du personnel exerçant dans les établissements éducatifs.
Le syndicat appelle, par ailleurs, à la régularisation de la situation des enseignants suppléants, en leur accordant couverture sociale et augmentations salariales.
Outre ces revendications d’ordre matériel, le syndicat réclame une réforme globale et concertée du système éducatif national".(7)
Et l’enseignement primaire pourrait suivre.(8)
Ces mouvements dans le secteur public ont pour toile de fond le gel de toute augmentation dans ce secteur en 2023 et 2014, alors que l’inflation atteint 6 %.
L’enjeu est que l’ampleur des mobilisations finisse par faire bouger le gouvernement qui est bien décidé à appliquer une politique d’austérité drastique en harmonie avec les désidératas de l’Union européenne, le FMI, etc.(9)
A noter que dans le secteur privé, que les augmentations obtenues en 2013 et 2014 n’ont souvent pas été honorées. Simultanément, la chasse aux syndicalistes redouble dans de nombreuses entreprises.
12 mars 2015 BARON Alain
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article34556