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Tunisie, la « normalisation » est lancée (Npa)

Le 5 février, le Parlement issu des élections du 26 octobre 2014 a voté la confiance au nouveau gouvernement à une écrasante majorité de 81,5 %.

Un gouvernement pour tenter d’enterrer la révolution

Le profil des principaux membres du gouvernement résume à lui seul sa fonction : tenter de « refermer la parenthèse révolutionnaire ouverte le 14 janvier 2011 ».
Au-dessus de l’édifice trône le président de la République Beji Caïd Essebsi, fondateur en 2012 de Nidaa Tounes : sorte de monarque républicain, c’est sur lui que reposent toutes les décisions importantes. Ministre de la Défense puis de l’Intérieur sous Bourguiba (1), il incarne avant tout la volonté de maintenir l’ordre bourgeois. Fonction qu’il a notamment remplie en 2011 comme Premier ministre, du 27 février à la fin décembre (2).


Sous ses ordres directs, se trouve le Premier ministre Habib Essid qui a participé au pouvoir sous Ben Ali, Essebsi, puis sous les islamistes (3). Ancien magistrat, le ministre de l’Intérieur a également été un serviteur zélé des régimes de Ben Ali et d’Ennahdha (4).
Symbolisant le « compromis historique » réalisé entre les néolibéraux « modernistes » de Nidaa et les islamistes d’Ennahdha, un ministère (5) a été accordé à Zied Laâdhari, le porte-parole d’Ennahdha. Il est flanqué de trois secrétaires d’État de son parti.
Incarnant une certaine continuité avec le régime de Ben Ali, on trouve également dans ce gouvernement trois ministres du parti UPL de l’affairiste douteux Slim Riahi (6) et trois ministres du parti ultra-libéral Afek Tounes.

 

Ce gouvernement comporte au total 42 membres, dont un peu moins de la moitié représentent officiellement des partis politiques : Nidaa (19 %), Ennahdha (9,5 %), UPL (7,1 %), Afek Tounes (7,1 %) et FSN (2,4 %). Les autres ministres sont répertoriés comme « indépendants ».

À propos du nouveau gouvernement, quelques commentaires de la gauche tunisienne :

Ligue de la gauche ouvrière (7) communiqué du 28 décembre 2014 : « La Ligue de la gauche ouvrière (LGO) refuse de participer au gouvernement de la majorité parlementaire, non seulement à cause de l’alliance prévue entre Ennahdha et Nidaa Tounes avec la participation des islamistes au gouvernement, mais surtout en termes de rejet du programme économique et social hostile aux intérêts des larges masses comme il a été constaté dans le budget désastreux dernièrement adopté par l’Assemblée. La Ligue de la gauche ouvrière refuse d’accorder sa confiance à la composition gouvernementale attendue parce que son programme et ses composantes ne travailleront que pour restaurer l’ancien régime dans ses grands choix et orientations. La LGO appelle les députés du Front populaire à la nécessité de s’éloigner de la logique des polarisations politiques imaginaires entre Nidaa Tounes et Ennahdha au sein et en dehors du Parlement ».

Hamma Hammami (Parti des travailleurs et porte-parole du Front populaire) (8) : « Certaines personnes accusées dans des affaires de terrorisme et d’assassinats, font partie du gouvernement Essid. Le militantisme se poursuit afin de révéler la vérité autour de l’assassinat de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, ainsi que la vérité concernant les affaires du terrorisme et des martyrs de la révolution. »

Zied Lakhdhar (PPDU et Front populaire) (9) : « Dans le partage des ministères, là où il n’y a pas un représentant de Nidaa Tounes, il y a un représentant d’Ennahdha ou d’une formation politique proche de ce parti, comme si on voulait bien se garder d’ouvrir certains dossiers pas très catholiques de la troïka dans les domaines de l’agriculture, de l’équipement, de l’industrie, de la santé et des domaines de l’État. Pour cela, chaque ministre de Nidaa Tounes a été flanqué d’un secrétaire d’État d’Ennahdha ou proche de ce parti, tels la santé, l’agriculture, etc. »

Mbarka Brahmi (Courant populaire et Front populaire) (10) : « Sur le fond et la forme, ce gouvernement représente une alliance entre les forces libérales, des personnalités de l’ancien régime et des restes de la troïka ».

Zouhaier Maghzaoui (Mouvement du peuple) (11), les Tunisiens sont victimes d’une tromperie de la part d’Ennahdha et de Nidaa : « Tout au long de leurs campagnes électorales, ils se présentaient aux électeurs comme ennemis alors qu’aujourd’hui ils se retrouvent côte à côte au sein du même gouvernement ».

Fathi Chamkhi (LGO et Front populaire) : « Qu’ils se réclament du ‘modernisme’, de l’islamisme ou franchement du libéralisme, ils n’ont en fait que des divergences de façade. Ils le savent très bien ! Aucun n’a véritablement de programme, encore moins un projet pour cette Tunisie qui a rejeté l’austérité et les restructurations néolibérales, et qui continue de refuser d’en supporter les frais. Ce qui compte pour eux, c’est de convaincre les vrais maîtres de la Tunisie, à savoir le capital étranger, qu’ils représentent une alternative viable à l’ancien pouvoir dictatorial. Il va de soi qu’ils poursuivent sa politique néolibérale, sans se soucier du droit des Tunisiens à disposer librement d’eux-mêmes. Leurs divergences de façade sont en train de passer à la trappe. Fini pour Nidaa les appels à l’alliance large des démocrates pour la défense de la ‘société civile’ contre ‘la menace islamiste’, qui lui ont permis de se construire puis de gagner les élections. Fini aussi, les discours du parti islamiste sur la nécessité de défendre la révolution contre les représentants de l’ancien pouvoir de Ben Ali. Une fois les élections passées, les masques sont tombés. L’heure est à ‘l’union sacrée’. Il est clair que les différentes expressions de la contre-révolution se préparent, en s’unissant, à passer à la contre-offensive contre les classes laborieuses et la jeunesse qui revendiquent une vie meilleure et un avenir ». (12)

A propos du nouveau ministre de l’Intérieur

Le nouveau ministre de l’Intérieur est considéré comme le symbole de la volonté de « normalisation » du nouveau gouvernement.

* Kalthoum Kannou (Association des magistrats de Tunisie) : la nomination de Najem Gharsalli comme ministre de l’Intérieur « est le pire choix que pouvait faire Habib Essid », car il « a joué un rôle sous la dictature dans le harcèlement des juges honnêtes » (13).

* Ahmed Seddik (Mouvement Baath et Front populaire) (14), « Le nouveau ministre de l’Intérieur dans le gouvernement Habib Essid, Najem Gharsalli n’est pas habilité à se voir confier le dossier des assassinats politiques. Najem Gharsalli est impliqué, sous l’ancien régime, dans de graves violations des droits de l’homme, s’agissant notamment de la transgression des droits des magistrats au rassemblement et à l’expression ainsi que sa tentative de renverser les structures légitimes de l’Association des magistrats de Tunisie. »

* Mbarka Brahmi (Courant populaire et Front populaire) : « Najem Gharsalli a été désigné pour assurer la sécurité des Tunisiens, mais on ne peut lui confier la sécurité des Tunisiens sachant qu’il sera difficile pour lui de dévoiler les assassins des martyrs Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi ».

À propos de la politique économique et sociale du gouvernement.

Fathi Chamkhi (LGO et Front populaire) met les points sur les « i » : « Le train est déjà lancé ! Il poursuit dans la même voie sans issue, tout en essayant d’aller plus vite. Concrètement, le gouvernement veut poursuivre la mise en œuvre du second Plan d’ajustement structurel dicté par le FMI et la Banque mondiale, ainsi que des nouveaux accords de libre-échange avec l’Union européenne. L’holocauste social va se poursuivre, ce qui risque fort de rendre, de nouveau, la situation explosive ».

Le « compromis historique »

Après avoir passé leur temps à se diaboliser mutuellement pendant près de trois ans, Essebsi et Ghannouchi (respectivement présidents de Nidaa et d’Ennahdha) sont passés aux choses sérieuses dès les lendemains du deuxième tour des élections présidentielles (15). Les prémisses d’une alliance finale entre Nidaa et Ennahdha étaient en fait visibles depuis l’été 2013 : aux lendemains de l’assassinat de Mohamed Brahmi les présidents de Nidaa et d’Ennahdha avaient en effet fait le voyage à Paris pour une rencontre dont il avait été dit qu’elle était censée demeurer secrète. Par la suite, d’autres rencontres avaient suivi. Un deuxième indice de cette orientation avait consisté pour Ennahdha à ne pas présenter de candidat aux élections présidentielles contre Essebsi, et à prêcher la « neutralité » lors du vote. En agissant ainsi, la direction d’Ennahdha ouvrait la porte à une participation au futur gouvernement.

Certes, Nidaa Tounes et Ennahdha se sont longtemps opposés sur certains sujets comme les rapports entre la religion et l’État, ou sur les droits des femmes et leur place dans la société. Mais chacun des deux partis a fait le constat qu’il était dans l’incapacité d’éliminer l’autre comme le prouvent les résultats des élections législatives : malgré son impopularité suite aux deux années passées au pouvoir, Ennahdha n’a obtenu que 7,8 % de députés de moins que Nidaa.
Par contre, sur le plan économique et social rien de fondamental ne les différencie. Et visiblement, ce qui les unit a été plus important que ce qui a pu les diviser. Un tel rapprochement entre les deux frères ennemis s’est naturellement fait sous l’œil bienveillant, voire les pressions plus ou moins amicales, des grandes puissances et des institutions internationales.

La seule chose qui avait empêché les deux vieux renards de mettre en œuvre trop rapidement ce projet de « compromis historique » était les remous qu’une telle politique était susceptible d’entraîner dans leurs partis respectifs. L’un comme l’autre avaient besoin de temps pour y limiter la casse. Simultanément, les dirigeants des deux partis chauffaient à blanc leurs bases respectives pour les rassurer et améliorer avant les législatives leur rapport de forces électoral réciproque.

Le choix du roi

Une grande partie de celles et ceux qui avaient voté pour Nidaa Tounes aux législatives, puis pour Beji Caïd Essebsi aux présidentielles y présentaient ce choix comme un moyen efficace de « se débarrasser une bonne fois pour toutes d’Ennahdha et de son allié Marzouki ». Ils en ont été pour leurs frais.
Du côté de Nidaa, la participation d’Ennahdha au gouvernement a été difficile à faire avaler, notamment parmi les femmes. Fathi Chamkhi explique : « Beaucoup, surtout parmi celles et ceux qui ont voté pour Nidaa, se sentent trahis par cette alliance qui réinstalle au gouvernement les islamistes qu’ils voulaient écarter, en votant pour Nidaa. L’argument du “vote utile” contre le “danger islamiste” avait permis à Nidaa de siphonner les voix de plusieurs partis, ainsi que d’une partie de celles du Front populaire » (16).


D’après un responsable de Nidaa, près de 80 % des députés de ce parti étaient à la mi-janvier opposés à la participation d’Ennahdha au gouvernement (17). Il en allait de même pour 90 % du Bureau exécutif (18). Mais Essebsi a décidé le contraire et en final, le 5 février, un seul député de Nidaa a voté contre la confiance au gouvernement incluant des islamistes (19).


En agissant ainsi, Essebsi voulait pouvoir disposer des voix d’Ennahdha qui, avec 69 députés, représentent 32 % de l’Assemblée. Il espère ainsi mettre la majorité parlementaire à l’abri des sautes d’humeur de ses différentes composantes, et cela d’autant plus que :


• La majorité des deux tiers lui sera nécessaire pour faire adopter certaines lois devant être mises en conformité avec la Constitution votée en janvier 2014 ;
• Le gouvernement devra être suffisamment solide pour affronter les mobilisations sociales suscitées par la mise en œuvre des mesures néo-libérales dictées par le FMI et la Banque mondiale.

Les raisons de la direction d’Ennahdha

Si les dirigeants d’Ennahdha ont décidé de prêter allégeance à Essebsi qu’ils avaient auparavant farouchement combattu (20), c’est avant tout parce que les islamistes voulaient absolument garder une place, même modeste, au sein de l’exécutif. En agissant ainsi, ils entendent se prémunir contre le sort qu’ont subi leurs cousins égyptiens. Ils espèrent également pérenniser les nombreux emplois dans les administrations qu’ils ont procurés à leur clientèle pendant les deux années où ils ont été au pouvoir.
Être au gouvernement devrait également faciliter l’étouffement d’une partie au moins des exactions auxquelles ils sont liés : multiples voies de fait des milices islamistes, répression à la chevrotine du soulèvement de Siliana, attaque du siège national de l’UGTT, assassinats de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, etc.

Le prix à payer pour un tel retournement est élevé dans les rangs d’Ennahdha. Une grande partie de ses membres et de son électorat voulait voter pour un candidat d’Ennahdha aux présidentielles. Ils ont refusé la consigne de « neutralité » et ont activement fait campagne pour Marzouki.
Fathi Chamkhi commente : « Ennahdha assiste impuissante au rétrécissement de sa base électorale. Son discours idéologique, qui lui avait permis de gagner les élections de 2011, est en train de tomber en lambeaux. Après son échec au pouvoir, son alliance avec Nidaa lui ôte toute crédibilité aux yeux de larges couches des classes populaires qui étaient tombées, il y a trois ans, sous le charme de l’idéologie islamiste. »


Certaines figures historiques, comme l’ancien secrétaire général et ancien Premier ministre Hamadi Jebali, ont claqué la porte. Mais, finalement, aucun député d’Ennahdha n’a voté contre la confiance au gouvernement (21).

Lors du vote de confiance du 5 février, l’opposition parlementaire a regroupé 18,6 % députés (22) :
• 9,3 % représentent l’opposition de gauche au gouvernement : essentiellement le Front populaire, plus le Mouvement du peuple (nassérien), le député du MDS et le député indépendant Adnen Hajji. Tous ont voté contre la confiance au gouvernement,
• 4,9 % sont issus de la « troïka » au pouvoir en 2012-2013 : d’une part le CPR de Marzouki et le Courant démocratique (scission de 2013 du CPR) qui ont voté contre la confiance ; d’autre part les dissidents d’Ennahdha qui se sont abstenus.
• 2,5 % sont des dissidents de Nidaa : l’un d’entre eux a voté contre la confiance, les autres se sont abstenus.

Le positionnement du Front populaire

Cette coalition, qui fonctionne au consensus, regroupe la plupart des forces de gauche et nationalistes arabes. Elle s’était constituée à l’automne 2012 sur la base du double refus des politiques d’Ennahdha et de Nidaa (23). Au lendemain de l’assassinat de Mohamed Brahmi (un des dirigeants nationaux du Front populaire), le 25 juillet 2013, le Front populaire avait néanmoins participé à un éphémère Front de salut national aux côtés de Nidaa Tounes, ce qui l’avait momentanément affaibli (24).

Le Front a néanmoins réussi par la suite à franchir successivement plusieurs épreuves :


• Refuser en janvier 2014 de voter la confiance au gouvernement qui a succédé à celui des islamistes du CPR et des sociaux-démocrates d’Ettakatol (25) ;
• Parvenir à un consensus sur les têtes de liste aux élections législatives du 26 octobre ;
• Multiplier par 2,5 le nombre de ses députés à l’Assemblée (26) ;
• Multiplier ensuite au premier tour des présidentielles par 2,4 le pourcentage de voix obtenu aux législatives ;
• Affirmer la nécessité de combattre à la fois Nidaa et le duo Ennahdha-Marzouki (au pouvoir en en 2012 et 2013), contrairement à ce que voulaient les partisans du « tout sauf Ennahdha et son allié Marzouki » (27) ;
• Combattre le budget d’austérité et refuser de le voter à l’Assemblée (28) ;
• Refuser de voter la confiance au nouveau gouvernement, et à plus forte raison d’y participer.

Parvenir à un consensus sur ces différents points n’était pas joué d’avance étant donné l’hétérogénéité du Front, les différentes trajectoires politiques de ses composantes, certaines méfiances héritées du passé et le souvenir de l’explosion de la première expérience de regroupement intervenu dans la foulée du 14 janvier 2011.

Politiquement, le défi posé au Front était simultanément de :


• Ne pas se laisser satelliser par Nidaa ;
• Mettre en échec les manœuvres de Nidaa qui voulait pouvoir justifier son revirement en affirmant fallacieusement que c’était le refus du Front populaire de s’allier à eux qui les aurait contraints à se tourner vers les islamistes pour constituer une majorité au Parlement (29) ;
• Tenir un discours compréhensible par une partie de l’électorat et des militants du Front qui penchait pour un appel à voter Essebsi au deuxième tour des présidentielles, ainsi que pour l’abstention – voire même le vote favorable – lors du vote de confiance au futur gouvernement.

Après de longs débats internes, le refus du Front populaire de participer au gouvernement et de voter la confiance a reposé sur trois arguments complémentaires :


• Le refus de la présence de représentants d’Ennahdha ;
• Le refus de la présence de symboles marquants de l’ancien régime ;
• L’incompatibilité entre le programme du Front et celui du nouveau gouvernement.

Jeudi 5 février en votant à l’unanimité contre la confiance au nouveau gouvernement, le Front populaire s’est affirmé comme le pivot de l’opposition politique de gauche au gouvernement.

Un bilan d’étape du Front populaire

Dans une interview du 8 février, Fathi Chamkhi explique notamment (30) :

« Dans une situation de crise sociale grave, avoir 15 députés sur 217 (soit moins de 7 %), ce n’est pas assez. Je considère cela comme une défaite. Nous sommes largement derrière Nidaa (86 députés) et Ennahdha (69 députés). Le Front populaire s’est même laissé distancer par l’UPL (16 députés), un parti créé de toutes pièces par un homme d’affaires douteux, qui a longtemps séjourné en Libye et en est revenu après la chute de Kadhafi.


Certes, le score du Front populaire aurait pu être pire vu ses défaillances organisationnelles, ses faiblesses d’analyse de la situation concrète, ses flottements politiques et ses hésitations à répétition. Le fait de s’être laissé piéger par Nidaa, après l’assassinat de Mohamed Brahmi en juillet 2013, dans le Front de salut national (FSN) a été une erreur. Cela est très clair aujourd’hui. Nidaa en a tiré un grand bénéfice politique, grâce à ses manœuvres au sein du FSN, puis la façon dont a eu lieu, en janvier 2014, l’éviction d’Ennahdha du pouvoir.


Les répercussions fâcheuses des erreurs tactiques du Front populaire et de son manque de clarté stratégique, ont été atténuées par l’attitude de ses adversaires politiques. D’une certaine manière, le Front populaire a été tiré d’affaire par eux à plusieurs reprises. Il y a eu, par exemple, un débat intense au sein du Front populaire, autour de la question des alliances électorales : une partie du Front populaire se situait dans la vague du “vote utile” et était favorable à une alliance électorale large anti-Ennahdha. Nidaa a finalement aidé à trancher ce débat en décidant de se présenter seul aux élections. La même chose a eu lieu concernant le vote de confiance au nouveau gouvernement où le Front populaire donnait l’impression d’hésiter à propos de sa participation au gouvernement au côté de Nidaa (31). Dans le même temps, Nidaa était beaucoup plus tenté par une alliance avec Ennahdha. Il est vrai qu’un courant minoritaire, au sein de Nidaa, était opposé à cette alliance avec les islamistes et voulait renforcer sa position en cherchant un rapprochement avec le Front populaire. Mais, au final, Nidaa a opté pour l’alliance avec Ennahdha.


Ce qui est positif c’est que, même si le Front populaire a fait des erreurs, il est parvenu à les surmonter. Maintenant, toutes les forces ayant voté la confiance au gouvernement vont essayer d’isoler le FP. Mais le FP a les ressorts suffisants pour serrer les rangs, améliorer son organisation, approfondir ses idées et avancer ses propres solutions. Je reste optimiste sur son avenir, même si ce n’est pas gagné d’avance. La situation est difficile, mais le FP a montré qu’il était en capacité de gérer ses tensions et de corriger ses erreurs. Il a gagné en maturité, même si des faiblesses demeurent au niveau de ses analyses. Le Front populaire compte en effet dans ses rangs des militant-e-s ayant les capacités et l’expérience nécessaires pour formuler un projet cohérent et compréhensible. Il lui reste à ne pas se limiter à agir au niveau du Parlement, mais à prendre toute sa place dans les mobilisations face à la crise économique et sociale que traverse le pays. »

Faire face aux projets du nouveau gouvernement

Le gouvernement dirigé par Nidaa Tounes a pour projet que la Tunisie reprenne pleinement sa place dans la politique voulue par les investisseurs étrangers et tunisiens, l’Union européenne, les États-Unis, la Banque mondiale, le FMI, etc.

Dans la continuité des gouvernements précédents, le nouveau pouvoir veut notamment :


• Continuer le remboursement de la dette extérieure, qui s’accompagne de coupes drastiques dans les dépenses sociales (par exemple dans la santé, l’éducation etc.) ;
• Développer le libre-échange dans le secteur agricole, les services et les marchés publics, qui contribue à jeter dans la misère des millions de Tunisienn-e-s en particulier dans les régions déshéritées de l’intérieur ;
• Abaisser les impôts sur les bénéfices des sociétés, ce qui creusera un trou béant dans les recettes de l’État ;
• Privatiser des sociétés confisquées au clan Ben Ali ;
• Poursuivre la compression des dépenses sociales en réduisant notamment les subventions aux produits de première nécessité ;
• Imposer « l’ordre social » dans les grands centres ouvriers, en particulier le bassin minier ainsi que dans les entreprises du secteur privé où des structures syndicales s’étaient créées dans la foulée de la révolution (32).

Nouveau cycle des luttes

Après avoir été en partie parasitée pendant longtemps par la bipolarisation entre néolibéraux « modernistes » et néolibéraux islamistes, la question sociale est revenue au premier plan.

* Les salariés ayant un emploi stable « sont aujourd’hui très touchés par la détérioration de leur pouvoir d’achat. Ils sont vraiment en train de s’appauvrir. Leur priorité est le pouvoir d’achat, le coût de la scolarisation des enfants puis de l’aide à leur apporter ensuite lorsqu’ils sont diplômés-chômeurs, etc. », explique par exemple Abderrahmane Hedhili (33). Il poursuit : « Cela est manifeste au niveau du taux de participation aux grèves. Auparavant, on atteignait des chiffres entre de 60 % et 90 %. Maintenant, c’est souvent 100 %, comme par exemple chez les enseignants ou dans les transports. Jamais les taux de grévistes n’ont été aussi élevés. »
Pour 2014, fin octobre, le nombre total de jours de grèves avait déjà dépassé le chiffre record de toute l’année 2011. Depuis, de nombreuses grèves ont eu lieu, le niveau de mobilisation est tel que certaines se sont déclenchées sans respecter l’obligation de dépôt de préavis prévu par la législation. Cela a par exemple été le cas dans les transports en commun à Tunis et dans certaines régions.

* Il y a par ailleurs « les plus précaires comme ceux qui travaillent sur les chantiers et dont beaucoup gagnent moins que le SMIC, ou encore les diplômés chômeurs, et les chômeurs non diplômés dont on parle peu mais qui sont beaucoup plus nombreux. Cette catégorie ne va pas rester les bras croisés. Ils ont attendu depuis quatre ans dans l’espoir d’une feuille de route prenant en considération leur situation. Mais il n’y a rien eu ».
Preuve en est la vigueur des grèves de salariés précaires dans le bassin minier.

* Symbolisant la convergence entre ces deux secteurs de la population, d’importantes mobilisations ont lieu, en particulier dans les zones déshéritées du sud du pays, incluant des grèves générales locales.

En ce domaine, l’attitude de l’UGTT va jouer un rôle déterminant. En 2012 et 2013, sa direction nationale avait été essentiellement absorbée par sa volonté de faire partir en douceur le gouvernement Ennahdha. D’où son rôle moteur dans la mise en place du cadre consensuel ayant débouché en janvier 2014 sur l’adoption de la Constitution et la mise en place du gouvernement provisoire « de technocrates », chargé notamment de préparer les élections. Cette politique s’est accompagnée de relations de bon voisinage entre l’UGTT et le syndicat patronal UTICA.


Maintenant que les objectifs politiques que la direction de l’UGTT s’était fixés ont été pour l’essentiel atteints, reste à savoir comment évolueront en son sein les rapports de forces entre ceux qui ne voudront pas « gêner » le nouveau gouvernement au nom de « l’intérêt national » et ceux qui considèrent que la défense résolue des intérêts des travailleurs reste le fondement de l’action syndicale.

Reste à savoir également comment la gauche politique, associative et syndicale saura s’insérer dans les luttes et répondre aux attentes de celles et ceux qui ont été parmi les principaux moteurs de la révolution : la jeunesse, les chômeurs, les salariés, les femmes et les populations déshéritées de l’intérieur du pays (34). Il en va de même concernant la défense des libertés (qui sont à ce jour le seul véritable acquis de la révolution) et de l’environnement (35).
L’essentiel reste aujourd’hui à faire parmi les masses pour stimuler leur organisation et leur conscientisation, afin de répondre aux besoins du nouveau cycle de luttes qui se joueront avant tout sur le terrain social.

LEROUGE Dominique11 février 2015

* Dominique Lerouge est militant du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France) et de la IVe internationale

AVERTISSEMENT : cet article qui n’est disponible en version imprimee et en ligne que depuis le 21 mars a ete boucle le 11 fevrier, soit plus d’un mois avant l’attentat du Bardo.

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