Gilbert Achcar a pensé le 11 septembre 2001 dans les processus qui l’ont provoqué et suivi. Une réponse au Choc des civilisations de Samuel Huntington
Au-delà de l’événement des attentats suicides contre les tours jumelles de New York, de quoi le 11 septembre est-il exactement l’anniversaire? Le Choc des bar- baries, écrit à chaud par Gilbert Achcar, enseignant en sciences politiques à Paris-8, et paru six mois après aux éditions Complexe, est un livre sérieux (1). Aucune hypothèse sur les causes n’est pour une fois validée a priori. C’est à l’analyse de la fièvre antiterroriste aux États-Unis, et à un syndrome américain très antérieur au point culminant de la destruction emblématique des deux gratte-ciel du World Trade Center, qu’est consacré le début de cette critique radicale du Choc des civilisations, de Samuel Huntington, un best-seller absolutisant un antagonisme imaginaire entre l’Orient et l’Occident.
Le 11 septembre 1990, c’est-à-dire onze ans auparavant, George Bush père avait prononcé, en tant que 41e président de la première puissance impérialiste, un discours historique devant le Congrès. L’armée irakienne venait d’envahir le Koweït six semaines auparavant et, quatre jours plus tard, l’hôte de la Maison-Blanche envoyait ses marines sur le territoire du royaume saoudien pour une opé- ration nommée « Bouclier du désert ». Trop meurtrière pour être comprise sous la construction idéologique de « frappes chirurgicales ».
Faut-il rappeler que, depuis de longues années, les États-Unis souffraient dans leur amour propre du « syndrome vietnamien ». Exemple américain d’enlisement dans une « guerre sale » s’il en fut… Le « syndrome de Beyrouth » s’y était en quel- que sorte ajouté le 18 avril 1983, avec la mort de 63 personnes dans un attentat contre l’ambassade des États-Unis. C’était l’époque du « nouvel ordre mondial » et un Irak qui aurait avalé le Koweït eût contrôlé près de 20 % des réserves mondia- les de pétrole! Désormais, la barbarie des uns répond à la barbarie des autres. Et la paix n’est plus seulement absence de guerre !
Établir un lien entre le choc engendré par le 11 septembre dans la conscience occidentale et l’état de grande inégalité dans lequel vivent les populations de la pla- nète, continue aujourd’hui de se heurter au mur du conformisme ambiant. Toute explication qui se réfère à l’iniquité du monde équivaut, pour les majorités silen- cieuses, à une justification du meurtre de masse. Accusation renforcée par l’em- phase médiatique dont l’auteur donne notamment cet exemple: « Nous vivrons, et nos enfants survivront, dans une histoire où l’explosion des tours redessine la car- te de géographie et trace l’horizon indépassable d’un crépuscule terroriste de l’humanité. »
La réflexion critique sur le 11 septembre et ses lendemains devrait pourtant être considérée comme « un impératif de salut public », dans la mesure où l’événement engagerait l’avenir même de l’humanité. Mais dans l’actuel processus de mondialisation, la « société du spectacle » s’est beaucoup agrandie. Gilbert Achcar évoque ici la « compassion narcissique des faiseurs d’opinion » et autres « élites des métropoles occidentales ».
L’auteur savait déjà, lorsqu’il écrivait le Choc des barbaries que le réseau al Qaeda et son financier et guide suprême Ben Laden, étaient d’ex-alliés des États- Unis. Il faudrait aujourd’hui y ajouter que la CIA avait été informée de l’éventualité deux mois avant l’événement. Pourquoi ces apprentis sorciers ont-ils quasiment laissé faire les pirates de l’air? L’ouvrage de Gilbert Achcar montre comment les États-Unis sont « responsables de la résurgence de l’intégrisme islamique antioc- cidental ».
Il a suffi de mêler à ce climat le discrédit idéologique mondial des « valeurs socia- listes » causé par l’effondrement du « système stalinien ». L’actuel président des États-Unis, George Bush fils, ne déclarait-il pas dans un discours du 20 septem- bre 2001: « Ces terroristes (…) sont les héritiers de toutes les idéologies meurtriè- res du 20è siècle. « Les amalgames, qui résultent de ces rapprochements, sont à hauts risques. Ils ont pour nom: haine raciale et barbaries qui s’entrechoquent. La dominance asymétrique et l’unilatéralisme hégémonique ne sont-ils pas les carac- téristiques du « grand désordre mondial » qu’instaure Bush fils et qui succède à feu le « nouvel ordre mondial » de Bush père?
Le paradigme du « chaos pur » n’est autre, pour l’auteur, que l’internationalisation du paradigme du Léviathan de Hobbes, selon lequel « l’état de nature » est le révéla- teur de l’esprit conservateur, du réalisme politique, du pessimisme anthropologique et de la conception anticonflictualiste et inégalitaire de la société ». Les menaces asymétriques ont-elles définitivement pris la relève de la tragédie grecque: « L’arro- gant Achille états-unien ayant vaincu son ennemi russe Hector, n’a cessé de l’en- foncer dans la déchéance et de l’humilier. Un adversaire de bien moindre impor- tance lui a décoché des flèches qui l’ont gravement atteint à son point le plus vulnérable »?
Il s’agit là, sans aucun doute, de l’impunité interne dont les États-Unis ont profité quasiment depuis leur création. Or, écrivait l’historien grec Thucydide dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse cité par Gilbert Achcar: « La justice n’entre en ligne de compte, dans le raisonnement des hommes, que si les forces sont égales de part et d’autre; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder. »
Arnaud Spire Mercredi, 11 Septembre, 2002 L’Humanité
Le Choc des barbaries. Terrorismes et désordre mondial. Éditions Complexe. 168 pages, 16,90 euros.