Luttes de classe dans un village égyptien
L’histoire du village de Qoutat Qaroun est à l’image de la paysannerie égyptienne, celle d’un conflit permanent entre de gros propriétaires terriens insatiables et proches des cercles de décision politique, et des paysans qui doivent leur survie à des baux de fermage rendus caducs par de nouvelles lois. La liquidation de la réforme agraire nassérienne et la révolution de janvier-février 2011 ont aggravé les conflits.
Le village de Qoutat Qaroun se trouve dans la région du Fayoum, à 130 kilomètres environ des fameuses pyramides de Gizeh, soit deux heures en voiture. Contrairement aux images des cartes postales, cette immense oasis à l’ouest du Nil, rendue célèbre par son lac féérique de Qaroun, sa pêche au canard et son hôtel de l’Auberge construit en 1937 avant la seconde guerre mondiale, est l’une des régions les plus pauvres d’Égypte.
Les 5 000 habitants du village de Qoutat Qaroun ne reçoivent l’eau potable que deux fois par semaine. Certes, on y trouve deux écoles primaires et deux collèges. L’électricité y est aussi raccordée, ce qui permet aux habitants de regarder la télévision et les chaînes satellites. Mais le lycée le plus proche se trouve à trente kilomètres et les villageois doivent parcourir dix kilomètres supplémentaires pour accéder aux soins de base à l’hôpital central situé dans la ville d’Ebshoway.
Réminiscences féodales
Le tribunal local a récemment prononcé, en un seul mois, près de vingt condamnations en première instance à l’encontre de huit fellahs pauvres accusés d’avoir volé les récoltes des terres qu’ils cultivaient. Les plaintes ont été déposées par la famille Wali, au long passé féodal et très influente dans l’appareil d’État. Près de 65 familles ont ainsi été obligées de renoncer à 150 hectares de terre cultivable du village (environ 3 hectares par famille), que ces paysans pauvres avaient pu acquérir et exploiter en 1966 grâce à l’une des dernières mesures de la réforme agraire du temps de Gamal Abdel Nasser, sans pour autant disposer des titres de propriété officiels.
Dans un pays comme l’Égypte, l’histoire de l’acquisition par des familles féodales de vastes étendues de terres cultivables renvoie d’emblée au type de relation avec le pouvoir et le gouvernant. C’est ainsi que le conflit autour de la terre entre les paysans et la famille Wali à Qoutat Qaroun est entré dans sa nouvelle phase néolibérale, avec le vote de la loi numéro 96 en 1992 qui a libéré les baux ruraux et les a soumis au marché, aux règles de l’offre et de la demande. Le montant du bail d’un hectare de terre cultivable a été multiplié par 27 en 18 ans depuis la mise en application de cette loi en 1997. Du fait de ces politiques, près de 900 000 paysans pauvres en Égypte (31 % des paysans de l’époque, selon les statistiques officielles du ministère de l’agriculture) ont été expulsés de terres dont ils avaient toujours disposé en fermage, et contraints d’émigrer ou de travailler comme journaliers agricoles ou dans le bâtiment. Des mesures préjudiciables économiquement et socialement pour près de 5,3 millions de personnes.
Mais dans le Fayoum, Qoutat Qaroun et les villages environnants sont affectés par un drame particulier, qui tient au fait que la famille féodale évoquée plus haut compte parmi ses membres Youssef Wali. Il était vice-premier ministre, ministre de l’agriculture, secrétaire général du parti au pouvoir (le Parti national démocratique), et député au Parlement au moment où la loi a été votée et mise en application. Autrement dit, dans son conflit avec les fellahs, Youssef Wali a utilisé sa position au sein du gouvernement, du Parlement et du parti pour faire voter une loi qui lui est profitable ainsi qu’à ses proches. La spécificité réside dans le fait que cette famille puissante a réussi à faire expulser, outre des familles du village de Qoutat Qaroun, des familles paysannes d’autres villages, avec lesquelles la famille Wali n’avait pas de bail de fermage et dont les terres n’avaient pas fait l’objet de mesure judiciaire.
L’expropriation et l’expulsion des fellahs démunis a été possible avec la mise en application de la loi 92 de 1996, et grâce à des opérations de police qui ont touché des centaines de villages égyptiens à travers l’Égypte. Selon un rapport du centre Terre en Égypte, il y aurait eu 334 paysans tués entre 1997 et 2003, dont une centaine la première année. Selon les témoignages recueillis à Qoutat Qaroun, les opérations de police se sont multipliées en 1997, des arrestations ont eu lieu au centre de police à Ebshoway, et les détenus ont été torturés individuellement au moyen d’électrochocs. Ils ont également subi des tortures collectives, telle celle qui consiste à faire circuler le courant électrique au sol de la cellule après l’avoir inondé d’eau. À son retour à son domicile, Ismaël Khalil, l’un des prisonniers, est mort des suites de ce type de torture.
Avec la révolution, l’occupation des terres
La révolution du 25 janvier a changé la donne dans le village de Qoutat Qaroun. Dès que les paysans ont vu sur les chaînes satellite l’effondrement de l’appareil policier le 28 janvier et la démission de Hosni Moubarak lui-même le 11 février, ils ont repris la terre. En 2012, les petits propriétaires ont constitué leur propre syndicat indépendant dans le village, après une longue période de privation du droit de se constituer en syndicat. C’est ainsi qu’à la suite d’un décret émis en mars 2011 par le ministère de la main-d’œuvre, près de 350 syndicats se sont constitués, même s’ils ne se sont pas regroupés en une union syndicale.
Les 65 paysans et leurs familles, qui disposent de petites propriétés à Qoutat Qaroun, ont ainsi trouvé, dans le conflit qui les oppose à la famille Wali, un cadre collectif qui les représente auprès des autorités. Le rôle du syndicat s’est confirmé lorsque la famille Wali a repris son souffle et s’est remise à monter les forces de l’ordre contre les fellahs, en les accusant de vols et de destructions de leurs propres récoltes. Les syndicats ont alors organisé des sit-in devant le bureau du procureur général. Durant la présidence de Mohamed Morsi, ils ont également agi pour obtenir à des taux préférentiels des engrais qui ont été redistribués aux paysans. De même qu’ils se sont engagés dans une tentative de commercialisation collective des récoltes d’olives et de poires en 2012.
C’est aussi au cours de cette période que Mohammad Juneidi a été emprisonné pendant un mois, au début de l’année 2013, au motif qu’il aurait volé la récolte de la terre qu’il cultivait. À ce propos, il convient de rappeler que les Frères musulmans étaient opposés aux lois de réforme agraire depuis les années 1950, mais se sont montrés plus souples vis-à-vis de celles concernant les baux ruraux au début des années 1990.
Un chapitre d’histoire sociale
Mais les choses se sont compliquées pour les paysans après le 3 juillet 2013 et la chute du président Morsi. À Qoutat Qaroun, la famille Wali est revenue à l’attaque, en même temps que les anciens apparatchiks et fonctionnaires du régime de Moubarak qui n’hésitent pas à abuser de leur pouvoir contre les citoyens en prétextant la préservation du prestige de l’État, la lutte contre le terrorisme ou encore la poursuite des Frères musulmans. La famille Wali a incité les autorités à la haine des paysans, allant jusqu’à les accuser d’avoir participé au sit-in de Rabaa au Caire et d’être des sympathisants des Frères musulmans. Ces pressions ont fini par payer et des fellahs ont renoncé aux baux de fermage. Ahmad Mohammad Issa, quant à lui, a été emprisonné en mars dernier, accusé de vol de récolte.
Telle que dépeinte plus haut, la multiplication des peines d’emprisonnement subies par les paysans de Qoutat Qaroun est sans nul doute le résultat de discriminations en hausse de la part de l’administration publique et de fausses accusations portées contre eux. Mais les événements actuels ne sont qu’un chapitre, parmi d’autres, d’une histoire sociale conflictuelle étendue à l’ensemble du monde rural égyptien. Ce conflit est affecté de fait par la manière dont évolue la situation au sommet de l’État au Caire, même si les médias et les journaux de la capitale n’y prêtent pas grande attention.