Un mouvement social contre le régime confessionne
Le 17 juillet 2015, la décharge de Naamé, ouverte en 1997, ferme. Le contrat qui liait l’État libanais à la compagnie de ramassage Sukleen a pris fin sans qu’aucune solution alternative n’ait été trouvée par le gouvernement. La « crise des déchets » unifie le Liban au-delà de ses barrières confessionnelles : sa géographie touche aussi bien les populations sunnites, druzes, que chiites ou chrétiennes. C’est un désastre écologique : il reflète la faillite d’un État dont les services publics — de l’eau à l’électricité en passant par le ramassage des ordures — se font toujours plus absents.
Les mobilisations populaires contre la « crise des déchets » se sont multipliées dans le pays. Beyrouth en est l’épicentre : le collectif « Vous puez » (« Talahat Rihtkum ») appelle à des manifestations devant le siège du gouvernement libanais. Les 22 et 23 août, elles réunissent entre 10 et 20 000 personnes. Le 29, ce sont plus de 50 000 manifestants qui s’assemblent sur la place des Martyrs, dans le centre-ville1.
Le mouvement, limité à l’origine, grandit en fonction de trois aspects combinés. La politique des Forces de sécurité intérieures (FSI) et de l’armée, d’une part, qui, dès le 22 août, font usage de gaz lacrymogènes, de canons à eau, mais également de tirs en l’air à balles réelles, contre la foule. D’autre part, un réel effet d’emballement médiatique : la campagne « « Vous puez » a ses relais télévisuels, notamment la chaîne libanaise Al-Jedid (New TV)2. Les appels à manifester se sont aussi multipliés sur les réseaux sociaux Facebook et Twitter. Le caractère inédit de l’événement engage également, fin août, la presse arabe et internationale — de France 24 à Al-Mayadeen3 en passant par Al-Jazira — à s’emparer du sujet. Dernier élément ayant profité au succès des manifestations : leurs revendications sociales et politiques. Ne se cantonnant plus à demander la résolution d’un problème écologique, elles appellent tantôt à la démission du ministre de l’environnement, Mohammad Machnouk, tantôt à celle du premier ministre, Tammam Salam, ou à de nouvelles élections législatives. Les slogans des manifestants se sont aussi radicalisés, de la « chute du régime » (« Isqat an-Nidham ») confessionnel, à la « Révolution » (« Thawra »).
Les manifestations traduisent une colère sourde : celles et ceux qui descendent dans la rue mettent ainsi en cause le prix prohibitif de l’eau, les coupures récurrentes d’électricité dans le pays, l’absence de sécurité sociale pour une partie des Libanais, les salaires indécents des fonctionnaires, la corruption généralisée d’une partie des élites. Toutes les contradictions sociales et politiques se concentrent en cette période : certains manifestants réclament l’élection d’un nouveau président4, sans vouloir la chute du régime confessionnel ; d’autres demandent une loi de décentralisation administrative donnant plus de pouvoir aux municipalités. Les secteurs les plus à gauche du mouvement, réunis dans un collectif nommé « Nous voulons des comptes » (« Bidna Nouhasib ») se prononcent pour une « refondation » (« I’ada Ta’asis ») de la République libanaise. Beyrouth n’est plus seule. Des collectifs informels naissent dans le reste du pays, à l’instar de Tripoli : « Ras-le-bol » (« Tafaha al-Kil »), « L’Akkar n’est pas une poubelle » (« Akkar Manna Mazbale »).
La dimension sociale du mouvement est renforcée par la présence de certains syndicalistes dans les rassemblements : Hanna Gharib, figure du comité de coordination syndicale, vient rappeler qu’en 2013 et 2014, un puissant mouvement social5 avait réclamé une augmentation de la grille des salaires et un nouveau système de sécurité sociale. Les manifestations du comité de coordination syndicale avaient réuni plusieurs dizaines de milliers de personnes dans les rues de Beyrouth.
Un mouvement hétérogène ?
Les manifestations de l’été 2015 sont exceptionnelles : c’est la première fois qu’un mouvement social médiatisé remet en cause les impasses d’un système politique confessionnel, les conséquences écologiques de politiques publiques anarchiques, la paupérisation tous azimuts des Libanais. Son caractère spontané n’est pas sans rappeler les premiers instants des soulèvements arabes de l’année 2011. Toutefois, en termes de mobilisation populaire, le mouvement peut sembler limité en comparaison du passé. Les grandes démonstrations de 2005 à 2007, emmenées par les coalitions opposées du 8 et du 14-Mars6, l’une dominée par le Hezbollah chiite, l’autre par le Courant du futur sunnite, avaient mobilisé successivement près d’un demi-million de manifestants.
Celles de l’été 2015 ont d’abord réuni des jeunes de la classe moyenne, souvent étudiants. Le mouvement grandissant, son assise générationnelle et sociale s’est élargie : retraités, fonctionnaires du service public, chômeurs. Leur aspect multiconfessionnel est indéniable. C’est un tour de force : alors que les coalitions du 8-Mars et du 14-Mars se basent sur des réseaux de solidarité communautaires, la campagne « Vous puez » ne bénéficie pas d’une assise politique, sociale ou confessionnelle préexistante. Elle s’inscrit cependant dans l’histoire des nouveaux mouvements sociaux au Liban depuis le milieu des années 2000 : associations de défense des droits des femmes ou des travailleurs migrants, mobilisations pour le mariage civil, grèves des fonctionnaires pour la hausse des salaires.
Les différentes composantes du mouvement de protestation ne sont enfin pas homogènes. Les porte-paroles de la contestation ont une histoire. Ainsi de Imad Bazzi, l’un des leaders de « Vous puez » : cyber-activiste, journaliste, consultant de la chaîne télévisée Al-Jedid, il a par le passé été proche de la mouvance internationale Otpor, qui demandait en Serbie la chute du président Slobodan Milosevic. En 2005, c’est un fervent partisan du retrait syrien du Liban et de la démission du président Émile Lahoud. Lucien Bourjeily, autre porte-parole de « Vous puez », est un homme de théâtre libanais qui eut maille à partir, en 2013 et 2014, avec la Sûreté générale libanaise pour une pièce de théâtre dénonçant la censure.
Le mouvement « Nous voulons des comptes », qui se distingue des militants du collectif « Vous puez » , est l’héritier d’une autre histoire politique : celle de la gauche radicale libanaise. La fibre sociale y est aussi plus marquée. « Nous voulons des comptes » tire ses racines d’une « conférence nationale pour sauver le Liban et pour refonder la République », tenue à Beyrouth fin 2013 : elle associait notamment le Parti communiste libanais, le Mouvement du peuple de l’ancien député Najah Wakim et des personnalités de gauche indépendantes. « Nous voulons des comptes » est devenu, au cours de l’été 2015, l’une des principales composantes organisatrices des manifestations. Elle tire aussi sa force des militants de l’Union des jeunesses démocratiques libanaises (UJDL), affiliée au Parti communiste libanais (PCL).
Lorsque les manifestations du centre-ville de Beyrouth dégénèrent en un affrontement particulièrement violent avec la police, le 23 août, « Vous puez » et « Nous voulons des comptes » divergent sur l’attitude à tenir face aux autorités. Les premiers suspendent les manifestations et dénoncent les violences, selon eux provoquées par des infiltrés. Les seconds tiennent les forces de sécurité pour responsables de la situation ; ils organisent le 26 août un rassemblement devant une caserne de police, dans le quartier de Mar Elias, pour demander la libération de plusieurs activistes arrêtés les jours précédents.
Autre élément qui divise les manifestants : la figure du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah. Alors que certains collectifs comme « Vous puez » ou « Vers la rue » (ash-Sharaa) mettent désormais sur certaines affiches le portrait du dirigeant chiite aux côtés de ceux de Saad Hariri et Nabih Berri pour tous les dénoncer, d’autres activistes voient dans les attaques contre le secrétaire général du parti une volonté de s’en prendre au symbole de la « résistance » à Israël.
Manifestations pacifiques et violences sociales
La question de la violence divise également le mouvement de protestation. La nuit du 23 août, plusieurs dizaines de jeunes — parfois des adolescents — affrontent les forces de sécurité. Ces jeunes ne cachent pas leurs origines géographiques, sociales ou confessionnelles : ils viennent de la banlieue sud de Beyrouth, à majorité chiite, ou d’un quartier pauvre adjacent du centre-ville, Khandaq al-Ghamiq. La manifestation dégénère, des cocktails Molotov sont jetés sur la police, qui compte aussi des blessés.
Les jeunes sont immédiatement accusés par une partie de la presse, mais aussi par certains organisateurs des manifestations, d’être des « infiltrés ». Le terme fait florès depuis. En cause : leur proximité supposée avec le mouvement chiite Amal dont Nabih Berry, le dirigeant, est aussi le président du Parlement. En somme, Amal aurait téléguidé ces jeunes manifestants afin de faire dégénérer les manifestations pacifiques en émeutes.
Les débats entre « Vous puez » et « Nous voulons des comptes », tout comme les controverses sur les réseaux sociaux, tendent depuis à relativiser l’hypothèse des infiltrés. Se profile également une lecture plus sociale du phénomène. Ce n’est d’abord pas la première fois que les jeunes issus de ces quartiers populaires manifestent sur un mode violent : en janvier 2008, plusieurs rassemblements contre les coupures d’électricité, dans la banlieue sud de Beyrouth, avaient dégénéré en affrontements avec l’armée. Tout au long de l’été 2015, la jeunesse de Khandaq al-Ghamiq a brûlé aussi des poubelles, ou en a versé le contenu sur certaines artères routières. Si la thèse d’une manipulation ne peut jamais être exclue, il n’en reste pas moins que la mobilisation sur un mode violent, voire typiquement spontané, d’une jeunesse désœuvrée, n’est, au Liban, pas un phénomène nouveau. L’affiliation avec le mouvement Amal est aussi à relativiser. Il ne s’agit pas de militants d’une organisation politique à proprement parler, mais bien plus d’une base sociale de Amal, mobilisée sur un mode confessionnel, ayant un rapport de fusion organique avec une formation perçue, en dehors du Hezbollah, comme représentant les intérêts des chiites au Liban.
Les controverses sur les « infiltrés » ramènent enfin le facteur confessionnel dans un débat public qui semblait y avoir échappé. La « révolution des ordures » se voulait non-confessionnelle ; la voilà remise sur les rails classiques de la vie politique libanaise.
Faire chuter le régime, mais lequel ?
La « révolution des ordures » a pu faire émerger un véritable espace politique entre les coalitions du 8-Mars et du 14-Mars. Elle s’inscrit dans l’héritage des révoltes arabes du printemps 2011 dont elle reprend nombre de revendications : aspiration à plus de démocratie et de justice sociale, chute du régime, dénonciation de la corruption des élites politiques. L’analogie s’arrête peut-être là. Les appareils de sécurité libanais, un moment débordés, tentent aujourd’hui d’obtenir l’assentiment des manifestants - avec un succès tout relatif. Le 29 juillet, les Forces de sécurité intérieures déploient une grande banderole au-dessus de la place des Martyrs, au slogan significatif : « Pour vous, avec vous, pour vous protéger » (« Lakum, Ma’a-kum, li-Himayatikum »).
Dans un premier temps, le ministre de l’intérieur Nouhad Machnouk reconnaît un usage excessif de la force par la police. Le premier ministre condamne les « ordures politiques ». Les différentes factions, toutes sans exception, reconnaissent les doléances des manifestants. Le général Michel Aoun, leader du Courant patriotique libre (CPL) présent au gouvernement, inscrit les protestations actuelles dans la lignée de celles qu’il avait initiées, quelques semaines plus tôt, pour la résolution du dossier présidentiel. Il appelle maintenant son parti à descendre dans la rue, le 4 septembre, pour la tenue de nouvelles élections législatives. Les Forces libanaises de Samir Geagea disent qu’elles ne peuvent que soutenir le mouvement, puisqu’elles boycottent elles-mêmes un gouvernement qu’elles estiment non représentatif. Le leader du mouvement Amal rappelle qu’il s’est prononcé par le passé pour un « État civil » non confessionnel. Le Hezbollah se fait discret : il est conscient que certains de ses sympathisants sont également descendus dans la rue.
La tentation « pro-mouvement » des deux grandes coalitions politiques libanaises n’est pas si paradoxale. Certes, elles sont les premières cibles de la protestation populaire. Elles sont déstabilisées. Et pourtant : les divisions politiques au sein du gouvernement d’union nationale actuel sont telles qu’il n’est pas dans l’intérêt du 14-Mars ni du 8-Mars d’apparaître à contre-courant d’un petit mouvement populaire dénonçant la faillite de l’État. Il leur est toutefois impossible de séduire des manifestants radicalisés par deux semaines continues de mobilisation. Le tropisme d’apparence d’élites politiques disant comprendre le sens des manifestations pourrait ne durer qu’un temps : le 1er septembre, alors que des manifestants occupent le ministère de l’environnement, le général Michel Aoun évoque pour la première fois la thèse d’une « manipulation politique ».
Mais une contradiction insoluble demeure, pour un mouvement qui demande la chute du régime : lequel ? Que faire lorsque ce « régime » est affublé de multiples têtes, que sa structure confessionnelle tient aussi de par ses divisions, lui donnant une apparence de relatif pluralisme, et que de nombreux Libanais, en l’absence d’un véritable État redistributeur, ont accès à certains services sociaux par le seul intermédiaire de partis politiques à caractère confessionnel ?
Les revendications des manifestants trouvent un écho favorable dans la population. Il n’est pas encore certain qu’elles puissent passer outre certaines contradictions. Les effets profonds de la crise syrienne sur le Liban, la « bataille des frontières » opposant l’armée libanaise et le Hezbollah aux groupes armés « djihadistes » et l’instabilité sécuritaire chronique peuvent amener certains Libanais à craindre un mouvement social demandant la chute d’un régime confessionnel certes bancal, mais à l’heure actuelle relativement plus stable qu’un paysage régional dévasté de la Syrie à l’Irak. Les appareils politiques confessionnels libanais n’ont pas encore perdu de leur force de mobilisation : ainsi du mouvement Amal, qui, le 30 août, a réuni plusieurs milliers de manifestants à Nabatieh, au sud du pays, pour l’anniversaire de la disparition de l’imam Moussa Sadr7.
La « révolte des ordures » n’est sans doute pas près de s’arrêter et les manifestations vont continuer, non sans contradictions : d’un côté, un mouvement social à nul autre semblable dans l’histoire du Liban depuis le début des années 1990 et la politisation croissante d’une partie de la jeunesse libanaise qui ne se reconnaît plus dans ses élites politiques. De l’autre, la résilience probable d’un système communautaire à la vie longue, hérité du mandat français, que les différentes crises et guerres civiles n’ont jamais empêché de se renouveler.