Par Nathalie Guibert
Des frappes ponctuelles très ciblées, préparées par des actions discrètes voire secrètes: en Libye, telle est la ligne de conduite de la France face à la menace de l’organisation Etat islamique (EI). Un haut responsable de la défense française confirme au Monde que «la dernière chose à faire serait d’intervenir en Libye. Il faut éviter tout engagement militaire ouvert, il faut agir discrètement.»
Dans ce pays [1] où la France scrute depuis des mois la menace de l’EI, l’objectif n’est pas de gagner une guerre mais de frapper l’encadrement du groupe terroriste, dans l’idée de freiner sa montée en puissance. Une action menée de concert par Washington, Londres et Paris, comme l’a de nouveau illustré le raid américain du 19 février contre un cadre tunisien de l’EI à Sabratha [2].
Moyens d’«ouverture de théâtre»
La ligne fixée par le président François Hollande repose pour l’heure sur des actions militaires non officielles. Elles s’appuient sur des forces spéciales – leur présence, dont Le Monde a eu connaissance, a été repérée dans l’est de la Libye depuis mi-février par des blogueurs spécialisés. Ce n’est pas tout. Plusieurs sources ont indiqué au Monde que la lutte contre les terroristes pouvait couvrir des opérations clandestines, menées par le service action de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Les premières engagent la France car leurs soldats, même très discrets, agissent sous l’uniforme. Les secondes sont aussi assurées par des militaires, mais restent invisibles.
Forces spéciales et clandestines sont considérées dans la doctrine militaire comme des «précurseurs», des outils classiques en l’absence de cadre disponible pour une guerre ouverte. Ces moyens, dits «d’ouverture de théâtre», ne préjugent toutefois pas d’une future opération en bonne et due forme.
Une intervention internationale, dont l’idée est agitée depuis des mois, bute en tout premier lieu sur le rejet des autorités libyennes : elles tolèrent des actions ciblées mais refusent une coalition étrangère sur leur sol. Les principaux acteurs occidentaux qui pourraient constituer une telle force – France, Etats-Unis, ou Italie – n’ont que très peu d’appétit après l’aventure de 2011 qui a tué Mouammar Kadhafi et semé le chaos dans la région, surtout en l’absence d’un mandat de l’ONU. En exerçant une pression nouvelle sur l’EI, l’on risque, en outre, de déplacer le problème vers la fragile Tunisie ou de rapprocher encore la menace du sud de l’Europe. Avec son implantation libyenne, «pour la première fois, l’EI dispose d’une côte», souligne l’état-major de la marine française, qui dévoile: «Nous nous préparons sur des scénarios durs en mer.»
Eliminations ciblées
Le 19 février à Sabratha, le Tunisien Nourredine Chouchane a été tué parmi une cinquantaine d’autres personnes par l’US Air Force, une mort non confirmée par la Tunisie. «Nous avons décidé de frapper après avoir déterminé que Chouchane et les autres combattants [dans ce camp] préparaient des attaques extérieures contre des intérêts américains et occidentaux dans la région», a justifié un porte-parole du département américain de la défense.
Ces raids d’éliminations ciblées sont l’objet d’une coopération étroite entre les services américains, britanniques et français. Ainsi, c’est la troisième fois, depuis juin 2015, que des F15 américains sont partis de la base anglaise de Lakenheath pour frapper les groupes djihadistes dans ce pays.
Considéré comme le plus haut responsable de l’EI en Libye, l’Irakien Abou Nabil avait, lui, été tué à Derna, en novembre 2015, par un bombardement similaire. Selon les informations du Monde, cette frappe a été initiée par Paris : «L’élimination d’Abou Nabil s’est faite grâce à un renseignement français», assure une source proche.
Avant lui, en juin 2015, près d’Ajdabiya, c’est le chef du groupe Al-Mourabitoune, Mokhtar Belmokhtar, qui avait été visé par les F-15 américains – mais sa mort, démentie par les groupes djihadistes, n’a jamais été confirmée par le Pentagone.
Les observateurs extérieurs ne doutent pas que le service action de la DGSE soit très mobilisé, en Libye comme en Syrie. La situation a radicalement évolué par rapport à 2014, quand trois sénateurs proposaient dans un rapport de verser les unités militaires du service clandestin de la DGSE (un groupe aérien et deux centres d’entraînement) dans la corbeille du Commandement des opérations spéciales (COS) des armées. Leur suggestion, illustrant alors d’âpres bagarres de périmètre, n’a pas débouché. «Nos conclusions de 2014 ne sont plus pertinentes, le contexte a changé», confirme l’un des co-auteurs, Jacques Gautier (Les Républicains – LR). «Dans les années 2010-2012, le service était moins sollicité, mais aujourd’hui, la nécessité de renforts devient d’actualité pour la DGSE comme pour le COS.»
Clandestinité renforcée
Du point de vue de l’usage des moyens clandestins, une différence d’approche démarque ainsi l’actuel chef de l’Etat de son prédécesseur : selon les spécialistes, Nicolas Sarkozy défendait les opérations ouvertes, convaincu que «tout finit par se savoir». Aujourd’hui, la DGSE est engagée dans un renforcement de la clandestinité. Les effectifs et la formation du service action ont été étoffés. Il compte un millier d’agents. «C’est un instrument de souveraineté dans les mains du président, qui augmente sa marge de manœuvre, argumente un expert du secteur. Dans un monde de plus en plus transparent, il faut que l’Etat puisse faire des choses qui ne se sachent pas, non revendiquées.» La France agissant dans des coalitions, il y aurait aussi des circonstances où elle a besoin d’agir à titre purement national sans que ses partenaires ne l’apprennent.
Les orientations du combat militaire contre l’EI s’inscrivent dans le cadre d’une réforme plus large de la DGSE. Son patron, le diplomate Bernard Bajolet, 67 ans en mai, que M. Hollande a prolongé à son poste jusqu’en 2017 au-delà de la limite d’âge, espère mettre en œuvre un «plan stratégique» à l’horizon 2025. La réforme comprend une forte augmentation des effectifs (850 recrutements d’ici à 2019 pour atteindre 7000 agents), des partenariats avec les Européens, un renforcement du renseignement humain pour suivre l’explosion du renseignement technique acquis par les services secrets ces dernières années.
Face à l’EI, tous les moyens sont employés, et la France est également présente dans le ciel libyen avec des outils conventionnels sur lesquels le ministère de la défense ne communique pas. Engagées depuis la mi-novembre 2015 par des avions de chasse et de reconnaissance, les opérations d’ISR (Intelligence, surveillance, reconnaissance) se poursuivent. Des sources militaires évoquent la nécessité de «préparer l’avenir» pour d’éventuelles actions plus larges, même si cet horizon reste peu clair. Pour l’heure, il s’agit de garantir au président la politique du «hit and run» («frappe et fuis»): disposer d’un renseignement complet à jour, afin de pouvoir frapper dès que se présente l’opportunité de «neutraliser» un cadre connu de l’EI ou de casser un projet d’attentat menaçant la France.
Parmi les 3000 à 5000 combattants de l’EI en Libye, le nombre des Français ne représenterait qu’ «une poignée», certains faisant partie des quelques dizaines de cadres envoyés d’Irak par Abou Bakr Al-Baghdadi, le chef de l’EI, pour structurer ses forces en Libye. Mais l’on compterait aussi un nombre indéterminé de binationaux parmi les Tunisiens déjà enrôlés en Libye.
(Article publié dans Le Monde en date du 24 février 2016)
[1] Voir, entre autres, l’entretien avec Valérie Collombier reproduit sur ce site en date du 22 février 2016. Et l’article de Patrick Haimzadeh en date du 8 février 2016.
[2] Voir à ce sujet BBC World. «Islamic State camp in Libya attacked by US planes», 19 février 2016.
http://alencontre.org/libye-la-preparation-dune-guerre-ouverte-avec-ses-repercussions-regionales