Le processus de transition démocratique engagé en Tunisie depuis janvier 2011 se trouve probablement à un carrefour décisif.
Dans la torpeur estivale, la société civile s’efforce de mobiliser pour avertir des dangers d’un projet de loi débattu actuellement au Parlement, dont l’objectif officiel est « la réconciliation économique ».
L’intention avancée dans l’exposé des motifs de cette loi « de réconciliation économique », est de rétablir un climat favorable à la reprise des investissements afin de relancer une économie qui peine à retrouver son dynamisme. L’objet de cette loi est en réalité d’éteindre toutes les poursuites contre les hommes d’affaires et les agents de l’État impliqués dans la corruption, le détournement de l’argent public, l’évasion fiscale avant la révolution, moyennant un arbitrage fondé sur la reconnaissance des faits et le versement d’une indemnité.
« Permettre aux corrompus de l’ancien régime de retrouver leur place »
Pour le collectif d’organisations engagées dans la campagne en faveur du retrait de ce projet de loi, son véritable objectif est de blanchir les corrompus de l’ancien régime et de leur permettre de retrouver leurs positions dans la vie économique et l’administration pour y restaurer les anciennes pratiques.
Le débat dure en réalité depuis plus d’un an. Le 20 mars 2015, le nouveau Chef de l’État, Béji Caïd Essebsi, un ancien ministre de l’ex-président Habib Bourguiba, avait annoncé son intention de favoriser une réconciliation nationale visant à tourner la page du passé. Le 14 juillet 2015, il avait usé de son pouvoir d’initiative législative pour proposer ce projet, suscitant immédiatement une levée de bouclier. Avocats, associations engagées dans la transition démocratique, quelques partis politiques avaient multiplié les protestations, largement relayées par la presse française. Un petit collectif composé d’individus, baptisé "Manich Msemah" (en français : "pas de pardon"), s’était mobilisé pour exiger l’abandon du projet.
Un moyen de contourner l’instance Vérité Dignité (IVD)
Pour le collectif, la motivation à peine dissimulée de cette initiative présidentielle était de contourner l’Instance Vérité Dignité (IVD) : l’institution chargée de mettre en œuvre la justice transitionnelle, incluant les crimes économiques et financiers, une spécificité tunisienne.
Aux yeux de ses détracteurs, l’IVD serait animée par un esprit de vengeance, trop lente pour garantir un traitement rapide des dossiers des hommes d’affaire et marquée politiquement par le contexte dans lequel la loi qui l’a créée a été élaborée.
Des objections rejetées par la présidente de l’IVD, Sihem Ben Sedrine : « Nous n’avons jamais été consulté sur ce projet, regrettait-elle en juin 2015. Pourtant, le mécanisme d’arbitrage proposé aux hommes d’affaires par l’IVD est bien plus efficace que le système envisagé par le projet de la présidence. »
Un projet jugé inconstitutionnel
Sollicitée par l’IVD pour évaluer la légalité du projet, la Commission de Venise - un organisme d’expertise juridique du Conseil de l’Europe - avait rendu en octobre 2015, un avis détaillé estimant le mécanisme d’arbitrage envisagé comme inconstitutionnel dans la mesure où il contredit l’obligation de l’Etat de mener à bien le processus de Justice transitionnelle, inscrite dans la nouvelle Constitution.
Composé en grande majorité de représentants du pouvoir exécutif, délibérant sans transparence, ne prévoyant aucun recours, ne laissant aucune initiative aux victimes des crimes financiers, ne disposant pas de pouvoirs d’investigation, le projet n’offrirait en effet aucune des conditions nécessaire pour établir la vérité et accorder ainsi l’amnistie aux acteurs de la corruption dans des conditions équitables pour les parties lésées.
Contesté politiquement, affaibli juridiquement, le projet de loi dont les lacunes techniques sautaient aux yeux, avait disparu de l’agenda. Mais, depuis la mi-juillet 2016, il est à nouveau discuté en commission à l’Assemblée, dans sa version initiale. En dépit des objections argumentées qu’il a soulevées ; et malgré le fait que le mécanisme d’arbitrage prévu dans le cadre de l’IVD entre l’État et les opérateurs de la corruption a commencé à fonctionner, notamment avec le cas emblématique de Slim Chiboub, homme d’affaire et gendre de l’ancien président Ben Ali.
Une mobilisation qui se structure
Cette fois la mobilisation s’est davantage structurée. Un collectif national de 23 organisations tunisiennes s’est constitué. Parmi elles, l’Observatoire tunisien de l’économie (OTE), partenaire du CCFD-Terre Solidaire. « Nous avons donné un appui en terme de méthodologie de plaidoyer et d’argumentaire, explique Layla Riahi de l’OTE. Le noyau de la mobilisation reste "Manich Msemah". »
Emna Mornagui, l’une des animatrices de "Manich Msemah" précise : « Nous avons envoyé une lettre aux députés pour les inviter à prendre leurs responsabilités et répondre aux attentes du peuple en matière de lutte contre la corruption. En particulier, nous soulignons le fait qu’ils sont appelés à débattre d’une projet dont le caractère inconstitutionnel a déjà été établi et que, sur un plan économique, l’impunité en terme de corruption contredit les attentes de toutes les organisations internationales. Le collectif dispose à présent d’un argumentaire juridique, économique et politique détaillé. Nous avons organisé une mobilisation à travers les régions et une marche nationale à Tunis le 25 juillet 2016 avec les organisations et les partis politiques qui ont rejoint la campagne. »
« S’il est adopté, ce projet de loi sera le dernier clou sur le cercueil de la lutte contre l’impunité, déplore Cherif el Khadi, membre de l’association iWatch, spécialisée dans la lutte contre la corruption. Le développement ne peut passer sur le blanchiment des corrompus. Le message qui sera envoyé, c’est l’impuissance de l’État face à la fraude et à la corruption. Contrairement à ce qu’avancent les promoteurs du projet, il ne créera pas un climat favorable à la reprise des investissements. »
Seule la justice transitionnelle peut empêcher la reproduction du système
« La justice transitionnelle a d’abord comme objectif d’empêcher la reproduction du système, insiste Layla Riahi de l’OTE. Pour cela il faut établir la vérité, que les responsables rendent des comptes et réformer les structures qui ont rendu possible la corruption. La réconciliation ne se décrète pas à priori, c’est l’aboutissement de ce processus. »
L’enjeu de ce projet de loi va donc bien au-delà de la seule impunité des responsables de l’ancien régime, c’est la reproduction d’un modèle économique et politique fondé sur la main mise du pouvoir sur l’activité au profit de quelques clans liés au pouvoir. En d’autres termes, un système mafieux.
La société civile écartée
Ce débat a révélé une autre dérive inquiétante. La commission parlementaire chargé d’examiner le projet a auditionné un certain nombre d’associations, dont iWatch : « Les députés ont écarté le sujet, s’indigne Mouheb Garoui, le directeur de l’association. Le débat a porté sur le rôle de la société civile. Les députés de la majorité nous ont reproché de ne pas être neutres, d’intervenir sur un sujet politique ! »
Dans un contexte où le rôle de la société civile dans la transition démocratique joue aussi important, salué par le Prix Nobel de la paix en 2015, cette volonté de l’écarter constitue une régression.
Thierry Brésillon
Pour en savoir plus :
La révolution tunisienne, cinq ans après, le désenchantement ?
Le prix Nobel de la paix, une reconnaissance pour la société civile tunisienne