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Liban: un état des lieux du salafisme (Cetri.be)

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Caricature... chiite!

D’abord implanté à Tripoli, le courant salafiste a progressivement pris de l’ampleur au Liban tout au long des années quatre-vingt-dix. A partir de 2005, toutes les expressions salafies ont voix au chapitre. Romain Caillet explique à Religioscope l’évolution et la situation du salafisme au Liban.

Salafisme, ou Salafiyyah, désigne une idéologie et un ensemble de mouvements sunnites islamiques modernes, de tendance littéraliste et puritaine, apparus dans la deuxième moitié du 19ème siècle en réaction à la propagation des idées européennes. Ce courant de pensée, recouvrant des mouvements aussi divers que le wahhabisme saoudien, des groupes jihadistes ou encore des tendances « légitimistes » (madkhalisme), appelle à la restauration d’une authenticité islamique par l’adhésion stricte aux principes et pratiques des textes et enseignements originaux.

Religioscope  Peut-on dresser une brève chronologie de l’implantation du salafisme au Liban ? Quelles ont été ses figures clefs ? Quel est la trajectoire historique du salafisme dans ce pays ?

Romain Caillet - Au Liban, le salafisme est d’abord apparu à Tripoli, ville où a grandi le théologien réformiste Muhammad Rashîd Ridâ (1865-1935), dont la revue al-Manâr, publiée au Caire, influencera le shaykh Muhammad Nâsir ad-Dîn al-Albânî (1914-1999), l’un des trois pères fondateurs du salafisme contemporain. Al-Albânî résidera lui-même plusieurs mois au Liban. Cependant, c’est un certain Sâlim Shahâl (1922-2008) qui fut le véritable fondateur du courant salafi au pays du Cèdre. Décédé à l’âge de 86 ans et formé par les oulémas de Médine, Salîm Shahâl fonde à son retour d’Arabie saoudite le groupe Shabâb Muhammad (« jeunes de Muhammad ») qui constitue la première formation salafie au Liban. Plusieurs personnalités de Tripoli, qui s’illustreront par la suite sur la scène islamique locale, notamment le shaykh Sa’îd Sha’bân (1930-1998), adhèrent alors à cette organisation, qui prendra par la suite le nom de « regroupement des musulmans » (Jamâ’at muslimûn), sans toutefois parvenir à incarner un véritable mouvement populaire.

Au milieu des années quatre-vingt, dans le contexte de la guerre civile libanaise, le fils de Sâlim Shahâl, prénommé Da’î al-Islâm, revient diplômé de l’Université islamique de Médine et en 1992 succède à son père vieillissant à la tête du salafisme tripolitain, toujours balbutiant à cette époque.

Tout au long des années quatre-vingt-dix, en fonction des aléas de la politique internationale et de l’état des relations diplomatiques entre l’Arabie saoudite, qui finance une partie des instituts salafis de Tripoli, et le régime syrien de Hafez Al Assad, dont l’armée occupe la capitale du Nord-Liban depuis 1985, le courant salafi prend progressivement de l’ampleur dans tout le pays. A partir de mars 2005, le départ des troupes syriennes, qui marque la fin du « protectorat » syrien sur le Liban, annonce une nouvelle ère pour les tenants du salafisme au pays du Cèdre. Avec l’avènement de la liberté d’expression au Liban, ce n’est plus seulement le salafisme inclusif et pragmatique de Da’î al-Islâm Shahâl qui a droit au chapitre mais toutes les expressions salafies, y compris celle du courant jihadiste, dont les partisans libanais expatriés à l’étranger sont sur le chemin du retour.

Durant l’été 2005, quelques mois après le départ du dernier soldat syrien présent au Liban, le très médiatique Omar Bakri [1] , lassé du harcèlement policier dont il fait l’objet en Grande-Bretagne, décide de s’installer définitivement au Liban, dont il est d’ailleurs originaire.

Un an plus tard, en 2006, c’est le shaykh Sâlim ar-Râfi’î, considéré comme le chef de file du salafisme en Allemagne, et auteur d’ouvrages recommandés par le plus prestigieux des oulémas saoudiens, l’ancien Grand Mufti ’Abd al-’Azîz b. Bâz (1912-1999), qui fait son retour à Tripoli, dont il deviendra l’une des personnalités les plus influentes.

Comment se structure le salafisme au Liban ? Et peut-on parler d’un salafisme libanais ?

Romain Caillet - Pour des raisons liées à l’histoire particulière de ce pays, qui a connu une longue guerre civile de 1975 à 1990 et conserve une certaine culture des armes, toutes les composantes de l’islamisme au Liban sont, peu ou prou, militarisées. Les salafis libanais, dans toute leur diversité, n’échappent pas à cette règle et ses principaux leaders disposent de services de sécurité solidement armés, à l’instar des principaux hommes politiques libanais. C’est peut-être ce contexte libanais particulier qui explique l’absence, ou la faiblesse, des principaux courants salafis quiétistes présents dans le monde arabe, et largement majoritaires en France, notamment les partisans de Rabî’ al-Madkhalî, qui prône la soumission politique aux pouvoirs autoritaires, pour peu qu’ils s’affilient vaguement à l’islam. Ce courant, opposé à la quasi-totalité des luttes armées menées actuellement dans le monde musulman, représente donc une offre identitaire peu attrayante pour la jeunesse sunnite, en concurrence directe avec les jeunes chiites libanais, dont l’appartenance au camp du Hezbollah, celui de la « résistance », légitime leur usage des armes dans l’espace public.

Sans être majoritaire, le courant jihadiste est donc assez populaire dans les milieux salafis libanais, naturellement plus enclins à la rébellion qu’à la docilité. C’est toutefois un compromis entre ces deux lignes politiques, salafis quiétistes contre jihadistes, qui représente à mes yeux la spécificité du salafisme libanais. Son influence sur la population était toutefois restée restreinte, voire relativement marginale, jusqu’à l’émergence spectaculaire du shaykh Ahmad al-Asîr [2] à la faveur de la révolution syrienne et de la vacance du leadership sunnite au Liban. En l’espace d’un an et demi, cet imam de la mosquée Bilâl b. Rabbâh, située dans la commune de ’Abrâ, à l’est de Saïda, la capitale du Sud-Liban, est parvenu à fédérer autour de sa personne plusieurs milliers de militants déterminés.

L’affrontement entre l’armée et Fatah al-islam (un groupe salafi jihadiste mené par Sheikh Shaker al-Abssi) à Nahr al Bared en 2007 a été un tournant : le salafisme au Liban est entré sur le devant de la scène et cela a été perçu comme une menace par de nombreux libanais. Comment les différents courants salafistes au Liban se sont-ils positionnés lors de ces affrontements ?

Romain Caillet - Cet affrontement, qualifié dans les milieux jihadistes les plus radicaux de « bataille des 200 », en référence au nombre restreint de jihadistes, retranchés dans le camp de Nahr al-Bared, vidé de ses habitants, qui pendant plus de trois mois parvinrent à tenir tête à l’armée libanaise. A posteriori, ce déséquilibre des forces démontre avant tout l’isolement de Fath al-Islam, qui ne reçut aucun soutien de la part de la population sunnite du Liban, pas même des jihadistes.

Comment expliquer cet isolement ? Si le refus de l’islamisme radical, par une part non négligeable des Libanais de confession sunnite, constitue une première piste de réflexion, celle-ci n’explique pas l’inaction de l’ensemble des courants salafis, y compris les milices jihadistes basées dans les autres camps de réfugiés palestiniens, durant les combats. Cette absence de réaction s’explique selon moi par les nombreuses suspicions entourant l’apparition de Fath al-Islam, composée en partie de militants jihadistes ayant été libérés « opportunément » des geôles syriennes avant de rejoindre le territoire libanais, où ils bénéficièrent du soutien logistique de Fath al-Intifada, une structure palestinienne inféodée aux services secrets syriens [3] .

Conscients de la volonté du régime de Damas de se venger de ses adversaires politiques, qui deux ans plus tôt avaient mis un terme à son protectorat sur le Liban, nombre d’observateurs en conclurent que ces militants jihadistes étaient au mieux manipulés, au pire des agents infiltrés dans les rangs des sunnites, pour mieux les discréditer en perpétrant des attentats sur le sol libanais. Cette hypothèse s’est largement vérifiée après que des membres de Fath al-Islam aient assassiné plusieurs soldats libanais, en majorité de confession sunnite, avant de commettre un attentat à la voiture piégée dans le quartier sunnite de Verdun à Beyrouth, suivi d’une explosion dans le parking du centre commercial ABC, situé à Ashrafieh le bastion chrétien des Forces libanaises, adversaires résolus du régime des Assad au Liban.

Enfin, sur le plan politico-théologique, de nombreux membres de Fath al-Islam furent accusés de dérives extrémistes (al-ghûluw fî takfîr), voire d’appartenir à la secte hétérodoxe des Kharijites (khawârij). Ces accusations furent non seulement prononcées par des salafis quiétistes, chose relativement banale, mais également par des jihadistes libanais, sympathisants d’al-Qaïda, ce qui en dit long sur la façon dont Fath al-Islam fut marginalisé au Liban.

Quels sont les lieux où ce mouvement se développe ? Et qu’est-ce que cette géographie nous révèle ?

Romain Caillet - Sans surprise, le salafisme libanais se développe avant tout dans les régions où la démographie sunnite est majoritaire.

Au Nord du pays, la ville emblématique de Tripoli, berceau du salafisme au Liban, demeure toujours son principal bastion. C’est dans cette région du Nord-Liban, qui s’étend des faubourgs du sud de Tripoli jusqu’à la plaine du ’Akkar frontalière de la Syrie, que se concentrent les forces vives du sunnisme militant mais aussi le plus fort taux de pauvreté du Liban qui, contrairement à une idée reçue, est plus élevé que dans le sud du pays, à dominante chiite, ayant pourtant subi près de vingt ans d’occupation israélienne.

Une photo de la place an-Nûr à Tripoli où l’on peut lire en arabe : « Tripoli, la citadelle des musulmans vous souhaite la bienvenue » avec deux drapeaux noirs qui encadrent le nom d’Allah écrit en arabe.

A Beyrouth, l’absence de leader salafi charismatique avait laissé un vide qui est en train d’être comblé par le phénomène Ahmad al-Asîr, dont les portraits commencent à s’afficher dans les quartiers populaires de la capitale libanaise. Au-delà de l’axe Beyrouth-Saïda, Ahmad al-Asîr compte aujourd’hui de nombreux soutiens dans la Bekaa, à l’Est du Liban, capables d’organiser, en coordination avec ses partisans dans la capitale et à Tripoli, des manifestations musclées et d’importants blocages de la circulation, téléguidés depuis sa mosquée de Saïda, grâce à la puissance des réseaux sociaux. Afin de prendre la mesure de son influence sur les réseaux sociaux, rappelons que la page officielle d’Ahmad al-Asîr sur Facebook a désormais dépassé les 300.000 abonnés [4].

L’Etat libanais est un label sous lequel le pouvoir se subdivise suivant des lignes politico-communautaires. Dans quelle mesure le système libanais influence les stratégies de prosélytisme des mouvements salafistes ? Se considèrent-ils comme les défenseurs du sunnisme au Liban ?

Romain Caillet - Tout d’abord rappelons que l’appellation salafie est (ré)apparue à l’époque contemporaine, notamment sous l’influence du shaykh al-Albânî, qui insistait pour se désigner comme tel, afin de se distinguer des autres courants s’affiliant au sunnisme, qu’il s’agisse de mouvements islamistes tel que celui des Frères Musulmans ou des confréries soufies jugées déviantes. Dans leur représentation de l’islam, les salafis se voient comme l’élite du peuple sunnite, dont ils entendent être les guides mais aussi les garants de sa dignité et ses intérêts politiques. Si le prosélytisme strictement religieux des salafis s’exprime dans un cadre plus étroit au Liban qu’ailleurs dans le monde arabe, notamment en raison de la nature multiconfessionnelle du pays du Cèdre, leur prosélytisme politique vise un public beaucoup plus large.

Contrairement au clivage politique traditionnel, opposant « islamistes » et « laïcs » dans la plupart des pays arabes, la vie politique libanaise s’organise autour du clivage sunnites/chiites, à tel point que même les formations politiques chrétiennes se positionnent implicitement par rapport à ce clivage. Un bourgeois occidentalisé de Beyrouth, de confession sunnite, se sentira paradoxalement plus proche d’un imam salafiste de Tripoli, sous réserve que celui-ci ne soit pas sur une ligne explicitement jihadiste, plutôt que d’un homme d’affaires chiite, non pratiquant, lié à la coalition du 8 mars, dominée par le Hezbollah et favorable au régime de Bachar Al Assad.

Le salafisme est souvent perçu comme un mouvement largement apolitique. Cependant, du Yémen à la Hollande, les différentes réalités dans lesquelles ces mouvements évoluent les a souvent forcé à participer à la chose politique, de façon directe ou détournée. Quant est-il du salafisme libanais ? Se politisent-ils en suivant les lignes de partage libanaises traditionnelles ?

Romain Caillet - Je ne suis pas convaincu que la majorité des salafis, toutes tendances confondues soient véritablement apolitiques. Hormis les tenants du courant madkhaliste qui, avant les révolutions du « printemps arabe », avaient systématiquement pris fait et cause en faveur de la plupart régimes autoritaires du monde arabe, ce qui in fine accuse un positionnement politique, la plupart des acteurs de la scène salafie évitèrent d’investir le champ politique par précaution plus que par conviction. A titre d’exemple, si les salafis égyptiens, plutôt sur une ligne inclusive, refusèrent de présenter des candidats lors des consultations électorales se déroulant sous l’ère du régime de Hosni Moubarak, ce fut davantage par pragmatisme, face à un système politique verrouillé, que pour de réelles raisons dogmatiques. Sur la base de ce constat, j’ai été l’un des premiers observateurs à prévoir [5], au lendemain de la chute du régime Moubarak, l’entrée en politique des salafis égyptiens. Très peu de gens croyaient à cette politisation du salafisme en Egypte.

Pour revenir au Liban, une réforme électorale est en cours qui, si elle devait être adoptée, favoriserait les candidats d’obédience islamiste tels que les Frères Musulmans, voire les salafis s’ils venaient à former un parti politique, malgré l’opposition actuelle d’Ahmad al-Asîr à un tel projet. Auparavant, les salafis libanais avaient tendance à s’aligner sur les positions de la coalition du 14 mars, qui réclame notamment le démantèlement de l’arsenal du Hezbollah et soutient le mandat du Tribunal Spécial des Nations unies pour le Liban (TSL) chargé d’enquêter sur le meurtre de Rafiq Hariri, ancien premier ministre du Liban assassiné dans un attentat le 14 février 2005.

Si le démantèlement de l’arsenal du Hezbollah fait quasiment l’unanimité dans les milieux salafis, c’est notamment l’une des principales revendications du shaykh Ahmad al-Asîr, le TSL, provisoirement oublié depuis l’arrivée au pouvoir du Hezbollah en janvier 2011, était toutefois loin de susciter une adhésion franche et entière des salafis libanais. Peu enclins à s’en remettre à un tribunal séculier, qui plus est formé par l’ONU, les salafis libanais se sont pourtant abstenus de le condamner ouvertement, afin de ne pas froisser leurs partenaires du Courant du Futur, ni leurs bailleurs de fonds saoudiens. Du côté des jihadistes, seul Omar Bakri dénonça explicitement le TSL comme un tribunal séculier contraire à la loi islamique, auquel chaque musulman devait s’opposer. Arrêté, vraisemblablement sur ordre de Saad Hariri, alors premier ministre du Liban, après avoir été condamné en novembre 2010 par un tribunal militaire à la prison à perpétuité, Omar Bakri fut libéré, moins de deux semaines plus tard, grâce à l’intervention du Hezbollah auprès des autorités judiciaires.

Reconnaissant envers ceux qui l’avaient sorti de prison, Omar Bakri remercia Hassan Nasrallah d’avoir répondu à son appel lancé quelques jours avant son arrestation. Au cours des mois qui suivirent sa libération, Omar Bakri participa à plusieurs émissions télévisées, retransmises sur des chaînes proches du Hezbollah. Lors de ses interventions, Omar Bakri justifia religieusement son refus du TSL, dont le verdict, s’appuyant sur des lois impies, serait forcément contraires à la loi islamique. Il déclara enfin être opposé au désarmement de la « résistance », c’est-à-dire du Hezbollah, au nom de la solidarité contre « l’ennemi sioniste ». Devenu un compagnon de route inattendu du Hezbollah, Omar Bakri ira jusqu’à assister à un meeting retransmettant un discours de Hassan Nasrallah dans la banlieue sud de Beyrouth.

Cette alliance, au premier abord contre-nature, entre le jihadiste Omar Bakri, ayant trouvé un « protecteur » capable de tenir tête à Saad Hariri, et le parti chiite pro-iranien, à la recherche de partenaires salafis crédibles, aurait pu se prolonger si elle n’avait pas été progressivement rompue par le soutien indéfectible du Hezbollah au régime alaouite de Bachar Al Assad. Aujourd’hui, plus de deux ans après les débuts de la révolution syrienne, Omar Bakri est revenu à une ligne plus agressive envers le Hezbollah, soutenant ouvertement le mouvement d’Ahmad al-Asîr au Liban et bien entendu le principal mouvement jihadiste en Syrie, Jabhat an-Nusra, dont il envisage l’émergence à Tripoli et dans sa région.


Les envolées anti-Hezbollah du Sheikh Ahmed al-Assir, un salafiste de la ville de Sidon, lors du rassemblement du 4 mars sur la Place des Martyrs à Beyrouth, ont été interprétées comme le signe d’une réaction sunnite face à la déréliction politique du mouvement du 14 mars. Le salafisme devient-il un refuge pour les « dépossédés » (politiques) sunnites au Liban ?

Romain Caillet - Le rassemblement du 4 mars 2013, organisé au centre-ville de Beyrouth, avait pour but de réclamer la libération des détenus islamistes, estimés à environ 480 individus, incarcérés depuis bientôt de sept ans à la prison de Roumieh, située au Nord-Est de Beyrouth, que certains observateurs surnomment le « Guantanamo du Liban ». La plupart de ces détenus ont été arrêtés dans le contexte de l’affaire « Fath al-Islam » et depuis n’ont toujours pas été jugés, ni donc condamnés, ce qui explique la comparaison faîte avec le symbole des dérives de la guerre contre le terrorisme menée par l’administration américaine.

La prise de parole d’Ahmad al-Asîr à l’occasion de ce rassemblement marque selon moi un tournant dans sa stratégie politique. Jusqu’ici Ahmad al-Asîr s’était en effet montré très discret dans son soutien à une cause trouvant relativement peu d’échos au sein de la population libanaise, y compris dans la communauté sunnite, contrairement à la contestation de l’arsenal du Hezbollah ou au soutien à la révolution syrienne. Je pense donc que cette présence s’inscrit dans une stratégie d’établissement du leadership d’Ahmad al-Asîr sur l’ensemble de communauté sunnite du Liban. Après avoir gagné la sympathie des milieux populaires sunnites non-islamistes, traditionnellement lié au Courant du futur, la formation politique dirigée par Saad Hariri, il souhaite désormais obtenir la reconnaissance d’une partie des jihadistes libanais, premiers concernés par la cause des détenus islamistes de Roumieh.

En dénonçant l’injustice du « deux poids deux mesures » pratiquée par l’Etat libanais, qui incarcère sans jugement les uns, jihadistes de confession sunnite, tandis qu’elle ferme les yeux sur les assassinats commis par les autres, membres du Hezbollah chiite, Ahmad al-Asîr a ainsi souligné la faillite politique de la communauté sunnite au Liban. Ce slogan de « la communauté vaincue » (at-tâ’ifa al-mahzûma) fait, comme vous le sous-entendez dans votre question, étrangement échos à celui des « dépossédés » (mahrûmîn) ou des « déshérités », popularisé quarante ans plus tôt par l’imam Moussa Sadr, qui émancipa et unifia politiquement les chiites du Liban. C’est dans cette perspective, qui mêle sentiment d’humiliation et volonté de revanche, qu’il faut comprendre le sens de « la révolution de la dignité » (thawrat al-karâma) prônée par Ahmad al-Asîr, dont l’objectif est de mettre fin aux injustices subies, selon lui, par la communauté sunnite au pays du Cèdre.

Est-il légitime de penser que la montée du salafisme politisé au Liban, à l’exemple de Sheikh Ahmed al-Assir, est le résultat de la faiblesse politique du mouvement du Futur, mené par Hariri fils ? Quel est l’impact de l’affrontement régional entre acteurs sunnites et chiites sur la trajectoire du salafisme au Liban et de la révolution syrienne ?

Romain Caillet - Au-delà de son absence physique du territoire libanais, l’affaiblissement politique de Saad Hariri, qui réside actuellement entre Paris et Riyad, se mesure notamment dans la ville de Beyrouth, où son portrait est de moins en moins affiché dans les quartiers qui lui était jadis totalement acquis. A contrario, les effigies d’Ahmad al-Asîr ont surgit dans plusieurs rues de Tarîq al-Jadîda, le principal bastion sunnite de la capitale libanaise, où les bannières noires commencent peu à peu à remplacer les drapeaux bleus du courant du futur de Saad Hariri. Cette expansion iconographique de l’imam de Saida a été concomitante à la confessionnalisation de la révolution syrienne, dont les revendications parfaitement universelles de « liberté » et de « dignité », étaient pourtant parfaitement acceptables pour les autres communautés.

Contrairement à leurs coreligionnaires libanais, nombre de Syriens, qui se définissaient auparavant comme citoyens ou simples musulmans, sans appartenances particulières, se sont découverts « sunnites » au cours de la révolution. Ainsi, le fameux slogan « ash-Sha’b as-Sûrî wâhid » (le peuple syrien est uni) fut, devant la sauvagerie de la répression, remplacé par « ad-Dâm as-Sûrî wâhid » (le sang syrien est un) avant que les manifestants, outrés du soutien des minorités au régime, ne finissent par scander à Daraya en mai 2012 « ad-Dâm as-Sunnî wâhid » (le sang sunnite est un) .

Ce dernier slogan est aujourd’hui repris par la chaîne satellite égyptienne Safâ TV, initialement spécialisée dans la réfutation exclusivement théologique du chiisme mais qui, depuis les débuts du printemps arabe, donne aujourd’hui une dimension géopolitique à la plupart de ses émissions, ce qui la différencie de sa principale concurrente saoudienne Wisâl TV, plus centrée sur la théologie. Outre les révolutions syrienne et désormais irakienne, l’actualité au Yémen et au Bahreïn, avec bien entendu une lecture sunnite des événements, y est analysée par des universitaires et des intellectuels islamistes, tels que le sociologue Akrâm al-Hijâzî. Une attention particulière est enfin accordée aux minorités sunnites d’Iran, au Baloutchistan et dans l’Ahwaz, dont les habitants sont présentés comme des populations opprimés par le régime des Ayatollah.

Face à l’émergence de ce bloc sunnite, la crainte d’un retour à la marginalité politique pour les chiites de la région pousse le régime iranien ainsi que d’autres acteurs politico-religieux à intervenir directement dans le conflit syrien, aux côtés des forces du régime alaouite. Plus radicaux que les miliciens du Hezbollah, dont la présence sur le terrain n’est plus ignorée par personne, les volontaires irakiens viennent récemment de former à Damas la brigade Abû-l-Fadl al-’Abbâs, regroupant des combattants fondamentalistes chiites de diverses nationalités, dernier épisode de l’internationalisation du conflit.

Le soulèvement en Syrie a amplifié l’effet de chambre d’écho dont a souffert le Liban au cours du 20ème siècle. Si la crise syrienne s’enferme dans un équilibre sanglant de longue durée, quels seront les conséquences sur l’évolution des mouvements salafistes libanais ?

Romain Caillet - Il paraît aujourd’hui à peu près certain que le régime alaouite ne reprendra plus jamais ses territoires perdus et que la prise des grandes villes du Nord et de l’Est, notamment Idlib, Alep et Deir ez-Zor, désormais encerclées par la rébellion, est inévitable. Pour la suite des événements, on peut raisonnablement envisager deux scénarios possibles : une défaite totale du régime, avec une fin humiliante pour Bachar Al Assad et les siens, ou bien, effectivement, la mise en place d’un équilibre sanglant de longue durée. Ce scénario catastrophe pourrait alors se dérouler selon les séquences suivantes : destruction de Damas dans d’interminables combats de rues, qui serait suivie d’une guerre confessionnelle sur le littoral alaouite et dans la région de Homs, qui constituerait alors un objectif vital pour l’Iran et le Hezbollah, afin de conserver une continuité territoriale entre le réduit alaouite et les villages chiites de la Bekaa libanaise. Si cette guerre du littoral avait lieu, elle provoquerait sans doute les plus importants déplacements de population au Moyen-Orient depuis la création de l’Etat hébreu, tandis que des affrontements opposeraient Jabhat an-Nusra aux officiers laïcs, armés par l’Occident, sur le reste du territoire syrien.

Dans les deux cas de figure, que le régime alaouite s’effondre dans les mois qui viennent ou bien que le conflit s’éternise, les sunnites libanais, et plus encore les salafis, pourraient voir leur rôle renforcé sur la scène libanaise. De même que l’installation, initialement provisoire, de réfugiés palestiniens inversa définitivement les rapports de force entre « chrétiens » et « musulmans » (sunnites, chiites et druzes) libanais, il est probable que l’afflux des réfugiés syriens, dont l’écrasante majorité est de confession sunnite, puisse provoquer des bouleversements démographiques irréversibles. Une poursuite de l’exode syrien, sur fond d’intensification des combats sur l’ensemble du territoire, particulièrement à Damas, pourrait à terme faire du Liban, un pays à majorité sunnite, les six millions d’habitants de l’agglomération damascène n’étant qu’à quelques dizaines de kilomètres de la frontière libanaise.

  • Olivier Moos, Romain Caillet
  • 28 mai 2013

http://www.cetri.be/Un-etat-des-lieux-du-salafisme

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