A l’heure où le régime d’Assad et son allié russe sont en train de liquider l’opposition syrienne, c’est un récit des événements falsifié qui est en train de l’emporter, estime l’historienne Marie Peltier.
L’un des enjeux principaux du débat public actuel réside dans la capacité à offrir un récit porteur à la fois de sens, d’éthique et d’un rapport aux faits ajusté. Dans un contexte où les marqueurs symboliques et géopolitiques qui avaient structuré l’imaginaire collectif depuis plusieurs décennies sont en train de basculer, nous observons l’offensive d’une narration de substitution portée par des acteurs politiques identifiés à travers la scène internationale. Ce récit prétendument alternatif est au service de nouveaux rapports d’oppression et met en danger nos libertés.
La modification des rapports de force à la faveur d’un récit falsifié peut s’observer à l’aune de récents événements lourdement chargés symboliquement. Il en est ainsi de la chute d’Alep, fait politique dont on n’a sans doute pas encore pris la mesure du caractère majeur et fondateur, tant dans le débat public, ici, que sur le plan de la reconfiguration politique dont il est à l’origine, au Proche-Orient et à l’échelle internationale.
Symbole d’une débâcle sur un plan éthique – l’Europe et les Etats-Unis ayant, par leur désengagement, accordé de facto un blanc-seing au régime Assad et à ses alliés. Triomphe aussi sur le plan de la propagande et de la confusion. Au moment où les civils d’Alep-Est, massacrés à grande échelle par les pouvoirs de Damas et Moscou, tentent de fuir les bombardements aveugles, une narration d’inversion des réalités semble à certains égards l’emporter.
L’ère du désaveu
Depuis plusieurs décennies, ce qui avait structuré le débat public trouvait ses racines profondes dans la mémoire de la seconde guerre mondiale. Le rapport à l’oppression, aux faits, aux valeurs restait calqué sur ce qui avait permis de mettre fin à la barbarie nazie. Nos imaginaires restaient cernés par les contours historiques et politiques de ce conflit auquel nous étions décidés à ne « plus jamais » revenir. La guerre froide avait même « réussi » à consolider ce socle commun. Le maintien d’un ennemi identifié dans l’imaginaire collectif, s’il n’était pas sans dévoiements et sans compromissions, avait en un sens permis de protéger un positionnement presque « naturellement » antifasciste.
La rupture originelle ayant ouvert la phase que nous traversons actuellement s’ancre dans le traumatisme qu’a suscité dans nos imaginaires le 11 septembre 2001. Cet événement mis en avant politiquement et médiatiquement pour scénariser à l’échelle internationale une confrontation à tournure « civilisationnelle » a progressivement modifié la structuration du débat public. Les interventions américaines en Irak et en Afghanistan, les politiques sécuritaires au sein même de nos sociétés, la focalisation à la fois sur le « problème musulman » et en miroir sur les dérives de l’Occident, tout cela a progressivement ouvert une nouvelle ère : celle du désaveu.
Un désaveu citoyen de plus en plus grand à l’égard de la parole publique, perçue comme mensongère et mise au service de l’oppression. A l’échelle historique, un des cristallisateurs de cette rupture de confiance est sans conteste la vague de manifestations massives de mars 2003 contre la volonté de l’administration Bush de mener l’offensive en Irak. Une interpellation citoyenne qui non seulement a été vouée au mépris mais qui, de surcroît, n’a pas suffi à contrer le mensonge du président américain et la fable des armes de destruction massive. Double trahison : les citoyens n’ont pas été entendus et ont pu avoir la preuve tangible qu’« on » les avait dupés.
Une double haine a été réactivée : celle du musulman, celle du juif
C’est sur cette défiance, devenue pour beaucoup de nos concitoyens véritable « horizon », que certains acteurs politiques ont réussi à surfer pour offrir un narratif de la revanche : Vladimir Poutine en tête, Bachar Al-Assad aussi de manière centrale au Proche-Orient. Pourfendant en bloc « médias » et « politiques » occidentaux, les rendant symboliquement responsables de ce discrédit, surfant parallèlement sur l’obsession désormais centrale en Occident à l’égard de l’islam et de l’islamisme, c’est en fait une narration sous-tendue par une double haine qui a progressivement gagné du terrain, à travers une nébuleuse de sites Internet prétendument « alternatifs » et disant vouloir « révéler la vérité cachée ».
Car c’est bien une double haine, ancienne et profonde dans nos sociétés, qui a été réactivée : la haine du musulman, venant elle-même se calquer sur l’histoire du colonialisme et sur sa mémoire non réglée. La haine du juif, venant épouser une position « anti-impérialiste » rendue paradigmatique, régulièrement « obsessionnalisée » à travers la haine d’Israël.
C’est sur ces deux éléments narratifs et sémantiques que la propagande de Vladimir Poutine et de Bachar Al-Assad ont pu faire mouche, rendant possible la débâcle morale et politique que constitue la chute d’Alep.
Présentant les opposants politiques syriens tantôt comme des « islamistes », tantôt comme des « agents de l’Occident », épousant cet imaginaire antisystème qui a désormais le vent en poupe, depuis les Etats-Unis de Donald Trump jusqu’en Europe et en France, où chaque candidat à la présidentielle cherche à se présenter comme candidat antisystème, privilégiant par ailleurs une lecture exclusivement géopolitique des conflits, gommant les humains et leurs luttes à la faveur d’un discours dépolitisant qui ne voit plus que « gaz » et « pétrole » – même là où il n’y en a pas –, des régimes autoritaires et liberticides ont pu imposer leur propre récit. Un récit se nourrissant de la terreur, de la confusion, de l’inversion des réalités et d’une lâcheté désormais largement partagée.
La chute de notre propre récit
A cette lumière, la chute d’Alep est aussi la chute d’un héritage : celui du narratif des libertés. Elle est la chute de notre propre récit, que nous avons laissé gagner par la propagande d’acteurs extra-occidentaux dont les porte-voix sont désormais de plus en plus nombreux à l’intérieur même de nos sociétés, qu’ils prétendent pourfendre ou « restaurer ». A l’ère du désaveu a désormais succédé celle de la falsification des faits. Celle de la réactivation de haines et de douleurs anciennes. Celle de l’évacuation de la question morale face à l’oppression.
Si nous voulons barrer la route à cette ère de la propagande et de la confusion, nous devons appréhender la chute d’Alep comme un marqueur. Central, inexorable, implacable. Saurons-nous remobiliser la lutte pour les droits humains – ceux-là même que nous brandissons comme un ADN depuis plusieurs décennies ? Saurons-nous quitter cette posture du « doute systématique » qui a substitué l’hypercritique déshumanisante à un sain questionnement sur les faits et les sources ? Saurons-nous relever Alep ?
Car c’est de nos libertés qu’il est question. Et de nos droits. Et de nos vies. De manière tangible, concrète, imminente. Et pour plusieurs générations.
Marie Peltier est l’auteure de L’Ere du complotisme. La maladie d’une société fracturée (Editions Les Petits Matins, 144 p., 16 euros)
LE MONDE 14.12.2016 Marie Peltier (Historienne, chercheuse et enseignante à l’Institut de pédagogie de Bruxelles)
Souria Houria le 22 décembre 2016