Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

L’interview du dimanche avec Ahlem Belhadj, membre du bureau de l’Association tunisienne des femmes démocrates: «La violence est le dernier bastion du patriarcat» (Le Temps.tn)

L’interview du dimanche avec Ahlem Belhadj, membre du bureau de l’Association tunisienne des femmes démocrates: «La violence est le dernier bastion du patriarcat»
Ahlem Belhadj

La semaine dernière a été marquée par la colère des médecins qui ont réclamé la mise en place d’une loi qui détermine la responsabilité médicale. Toutefois, le corps médical s’est retrouvé au cœur d’une grande campagne de dénigrement après avoir été accusé, par certains, de vouloir légitimer l’erreur médicale. Ahlem Belhadj, pédopsychiatre et militante féministe au sein de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), est revenue, au cours de notre interview dominicale, sur la délicate nuance entre ces deux concepts, les réelles attentes des médecins et sur l’incontournable projet de loi relatif aux violences et discriminations faites aux femmes.

-Le Temps: Les médecins ont exprimé, la semaine dernière, leur colère après l’éclatement du dossier du nouveau-né à l’hôpital Farhat Hached. Plusieurs versions relatives à cette affaire nous ont été présentées et, bien que l’affaire soit dépassée, la confusion plane toujours. Que s’est-il réellement passé à la maternité de Sousse ?

Ahlem Belhadj:Ce qui s’est passé à l’hôpital Farhat Hached n’est pas une exception ; cela arrive dans tous les hôpitaux de la République. Malheureusement, cette affaire témoigne de l’état des lieux de la santé publique dans le pays. Toutefois, sur le plan technique et s’agissant de la conduite médicale, il n’y a eu aucune erreur. Il s’agit d’un fœtus de vingt-six semaines, né suite à une complication maternelle et qui pèse un 1,6 Kg. Il est vrai que, dans certains pays, il est peut être viable mais cela demeure très difficile et implique un coût trop important. En Tunisie, nous n’avons pas les moyens pour un cas pareil. Le médecin a tout-de-même réanimé le fœtus pendant vingt-minutes comme l’indique le protocole ; même s’il n’est pas né mort à la naissance, le fœtus n’était pas viable d’où toute la confusion dans cette affaire. Ce qui peut trancher dans un cas pareil c’est l’acte médicolégal et l’acte de décès qui n’a pas été signé. Reste qu’au niveau de la description de l’état du fœtus, il y a eu plusieurs termes techniques qui ne sont pas toujours évidents pour quelqu’un qui n’est pas du domaine.

Maintenant, s’agissant de l’humanisation de l’hôpital, je dirai que cela fait en effet défaut au niveau de la santé publique qui va très mal. Pour moi, ce qui a réellement fait défaut c’est tout ce qui a suivi l’affaire et qui en a fait une affaire d’opinion publique. La faute médicale est écartée dans ce cas et cela nous ramène aux conditions d’exercice en Tunisie où la faute, ou la responsabilité médicale, n’est pas correctement définie, où les médecins sont jugés sur la base du Code pénal qui comprend l’homicide volontaire et les coups et blessures ce qui est totalement inadmissible puisque l’on ne pratique pas dans un cadre de violence mais, au contraire, on pratique dans une relation qui doit être basée sur la confiance mutuelle et d’obligation de moyens et non pas de résultats. Nous avons besoin d’un cadre légal qui définit la responsabilité médicale et la conduite à tenir en cas de faute médicale. L’emprisonnement préventif ne peut être une réelle solution. D’ailleurs, nous luttons contre cet emprisonnement pour toutes les affaires. Je trouve que la prévention de liberté est un acte trop facile chez nous ; on ne devrait priver les personnes de leur liberté que lorsqu’un procès clair est en cours.

-L’emprisonnement préventif et l’emprisonnement rapide et facile en Tunisie est devenu un réel problème puisqu’une majorité de nos prisons connaissent une surpopulation importante. On explique cela par les problèmes que pose aujourd’hui le Code pénal avec, entre autres, sa loi 52 relative à la consommation du cannabis.

Il y a une grande résistance aux tentatives de changement des mentalités. Finalement, on ne conçoit la punition qu’en privant l’individu de sa liberté et cela n’est pas du tout adapté et donne, surtout, l’effet inverse. La punition doit, normalement, amener les personnes à se remettre en question et à revoir ce qu’elles ont commis pour réparer leur faute et pour apprendre à respecter autrui et savoir vivre en respectant la loi. Mais nous, nous allons directement à la privation de liberté ce qui est totalement dépassé. La machine judiciaire est très difficile à changer et les mentalités ne sont pas prêtes à changer non plus. Nous avons mené plus d’actions par rapport à ce problème et il ne faut surtout pas baisser les bras dans ce combat. Il faut que la Justice prenne son temps avant de priver quelqu’un de sa liberté. En plus, il existe plusieurs situations où l’on peut se passer de cette punition pour aller vers d’autres formes de peine qui peuvent améliorer l’individu qui a commis le délit et apporter le plus pour la société. Il ne faut pas fonctionner avec l’esprit de la vengeance ; c’est une étape que nous n’avons pas encore réussi à atteindre.

-La rigidité de cet appareil judiciaire et des mentalités risque-t-elle de bloquer la loi organique de lutte contre les violences et discriminations faites aux femmes ?

On considère que la loi organique est le fruit et l’aboutissement des luttes féministes depuis plusieurs années et dont l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) a été une principale actrice. Le projet de loi est aujourd’hui soumis à l’ARP et la Commission en charge vient d’entamer sa discussion. Toutefois, on constate beaucoup de résistance. Nous avons une lecture assez critique du texte – même si on se félicite de cette loi organique qui comprend une vision intégrale de la violence à l’égard de la femme – et nous avons d’ailleurs une publication critique du texte article par article avec les avancées et les propositions. Nous avons préparé ce travail depuis quelques temps et nous avons demandé à être auditionné par la Commission de l’ARP.

-Pouvez-vous nous présenter quelques exemples des articles qui font défaut à ce projet de loi ?

Le référentiel, bien que l’on fasse référence aux droits humains, est manquant à nous yeux parce qu’on aimerait bien qu’il y ait un préambule qui évoque clairement tout ce référentiel. Nous avons, aussi, quelques remarques relatives aux définitions existantes dans ce projet de loi pour les améliorer. Par contre, au niveau de la prévention, nous pensons qu’il est vital de mettre un terme à toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes comme étant la base de toutes les violences ; la violence existe aujourd’hui parce qu’il existe un système de domination homme/femme, c’est le patriarcat en quelque sorte.

-Le système actuel de l’héritage entre-t-il dans cette formule ?

Justement, toute forme de discrimination est un préalable à la violence contre la femme et c’est pour cela que l’on s’attaque à toutes les lois discriminatoires. D’ailleurs, nous avons demandé l’harmonisation de la loi avec la Constitution parce qu’on pense que cette dernière est avancée par rapport à nos lois et qu’il n’y a pas moyen de lutter contre la violence si on n’abolit pas toutes les lois discriminatoires. Le noyau dur de ces lois existe au sein de la famille où le chef c’est le père et la tutelle est toujours paternelle sauf cas réglementé par la loi (il n’existe pas de tutelle conjointe). Quand l’enfant est élevé dans un milieu où, dès sa naissance, le père est toujours le chef, il ne peut pas échapper à la déduction que la domination est toujours masculine. Le garçon comprend donc qu’il a un rôle supérieur à celui de la fille. Cela crée la mentalité que nous sommes en train de combattre et fait le lit des violences à l’égard des femmes. La violence existe pour maintenir les femmes dans une forme de soumission. Parfois je me dis que plus la femme progresse, plus les violences, à son encontre, augmentent. En Tunisie, on s’étonne de la croissance du phénomène de la violence puisque c’est un pays où il y a pas mal d’avancées en termes d’acquis de la femme.

Pour moi, la violence est le dernier bastion du patriarcat ; quand on sent que ce système est menacé, on tente de le réinstaurer par tous les moyens et notamment par la violence. On n’a recours à la violence que lorsqu’on n’arrive plus à dominer. Donc, il faut que les lois qui favorisent cette mentalité de discrimination soient revues conformément aux engagements de la Tunisie au niveau de sa Constitution et des conventions internationales. En ce qui concerne l’égalité successorale, il est clair qu’il s’agit d’une discrimination ; au-delà de la part qui revient à la femme, l’héritage est une manière de voir les femmes comme étant des sous-catégories. Aujourd’hui, les femmes sont responsabilisées dans tout ce qui est dépense mais elles continuent d’hériter la moitié et cela est inadmissible.

Pour revenir aux points qui font défaut à ce projet de loi, je citerai les articles relatifs à la violence sexuelle ; bien que des avancées existent, elles demeurent insuffisantes. Par exemple, l’article 227 bis où il n’y a plus de mariage, le consentement existe encore. Comment peut-on parler de consentement lorsque la fille n’a que treize ans ? Pour nous, du moment où la fille est mineure, on ne peut pas parler de consentement. La loi évite de parler de la majorité sexuelle alors que cela est vital.

-C’est peut-être parce que toute la notion de sexualité est taboue en Tunisie.

A partir du moment où l’on réglemente le Code pénal on est bien obligé d’en parler, de bien fixer les définitions. En tout cas, l’article tel qu’il est actuellement est inadmissible puisqu’un homme de trente ans ou plus peut avoir des relations avec une fille de treize ans ‘consenties’. Certains pays réglementent en fonction de l’âge et cela peut être intéressant mais le problème, pour eux, c’est que cela veut dire que l’on reconnait les relations sexuelles hors cadre du mariage.

-Est-ce que le viol conjugal a été introduit dans cette loi organique ?

Le texte comprend une définition mieux adaptée du viol conjugal mais qui nécessite encore quelques autres arrangements ; on n’exclut plus le mari comme un violeur mais, après, la punition ne cite pas le viol conjugal. On aimerait bien qu’il y ait une citation explicite du viol conjugal. Dans notre centre d’écoute, nous avons accompagné beaucoup de femmes victimes du viol conjugal avec des lésions graves : ce n’est pas parce qu’on est l’époux que l’on possède le corps de son épouse. Il existe une autre amélioration relative à la définition de l’harcèlement sexuel mais il y a d’autres points qui doivent être revus.

Par ailleurs, le rôle de la société civile dans l’accompagnement des femmes victimes de violence n’est pas très clair ; nous avons, à cet effet, proposé l’article 11 bis où on parle de ce rôle puisque c’est la société civile qui s’est chargée, pendant de longues années, d’accompagner ces femmes et aujourd’hui, on responsabilise l’Etat tout en tentant de mettre en place une prise en charge multisectorielle. Il faut que l’Etat s’engage à aider la société civile afin qu’elle puisse ce rôle crucial. Donc, nous avons des critiques mais on accompagne ce processus et on essaie de jouer correctement notre rôle dedans. On demeure inquiet par rapport à certaines réactions de ceux qui attaquent ce projet de loi et qui le considèrent comme étant dicté par l’Occident.

-Il y a justement eu une conférence à cet effet où le syndicat des Imams a prévenu contre ce projet de loi en expliquant qu’il va autoriser le mariage homosexuel.

Ce syndicat attaque la loi en se basant sur l’homosexualité – qui n’a aucun lien avec la réalité – parce que cela représente l’argument qu’ils utilisent à tout bout de champ. En 2011, et lorsqu’ils avaient voulu attaquer l’ATFD, ils avaient annoncé que notre association, qui est pour toutes les libertés individuelles et on ne s’en cache pas, défendait le mariage homosexuel. La question du mariage ne s’est, à aucun moment, posé en Tunisie. Depuis bien longtemps, nous évoquons la dépénalisation de l’homosexualité et nous avons mentionné cela au niveau de notre rapport adressé au CEDAW. Donc, pour faire peur au grand public, le premier argument qu’ils emploient c’est le mariage homosexuel. Or, cette loi n’évoque pas du tout ce sujet. Ceux qui avancent cela, veulent en fait que la violence et la domination continuent et je les appelle à dire cela directement sans passer par des arguments pareils. Faire peur à la société sans aucun argument solide, c’est se moquer de l’intelligence des autres. Il est toujours bon d’avoir un débat d’idée surtout autour de questions pareilles mais faut-il encore que chacun dise clairement ce qu’il pense. Cette loi vise le bien des femmes, des hommes et, surtout, le bien être des enfants. La société a besoin d’une loi qui protège tous les Tunisiens contre les violences. On n’a pas besoin de régler nos différends avec autant de violence, il faut que cela cesse. Ceux qui utilisent à cet argument doivent nous dire, clairement, qu’ils sont pour la violence !

-Récemment, la ministre de la Femme, de la famille et de l’enfance, a annoncé des chiffres alarmants relatifs aux abus sexuels contre les enfants (une augmentation de six cent cas). Ce sujet n’est plus tabou en Tunisie et c’est devenu un sujet de plus en plus médiatisé. Qu’en pensez-vous ?

Le problème c’est qu’on n’est pas en train de respecter les intérêts de l’enfant victime d’abus sexuel. En tant que pédopsychiatre, j’ai assisté à des situations catastrophiques et je peux en témoigner. L’impact à moyen et court termes est terrible. Après traitement médiatique, quelques enfants se retrouvent dans une situation désastreuse avec, entre autres, leur sortie de l’anonymat (on les reconnait au niveau de leur école et de leur entourage). Certaines histoires sont surmédiatisées et cela donne l’effet inverse et l’enfant est, par la suite, abandonné : 80% des cas n’aboutissent pas et les familles finissent par abandonner. Cependant, je considère qu’il est très positif que le débat soit publiquement ouvert aujourd’hui autour de cette question mais le parcours de l’enfant victime d’abus sexuel est un parcours terrible. Cela fait quelques années que je m’occupe de ce dossier que cela soit au sein de l’ATFD ou au niveau de mon travail et je peux vous assurer qu’à plusieurs reprises, j’hésite à signaler les cas que je traite même si j’y suis obligée ; le parcours judiciaire est tellement infernal pour l’enfant que la victimisation secondaire est plus importante que la victimisation primaire. Parfois, l’abus sexuel a moins d’impact traumatique que le processus qui s’en suit.

-Ce que vous dites est extrêmement grave, que se passe-il après la signalisation de l’abus pour que l’enfant en sorte encore plus traumatisé ?

Tout d’abord, l’enfant peut ne pas être cru par son entourage ; au lieu d’être écouté et soutenu, il peut être taxé de menteur et peut même subir des violences physiques en signe de punition pour son supposé mensonge. Parfois, il peut même être responsabilisé de l’abus qu’il a subi surtout lorsqu’on parle d’inceste. Par moment, la réaction de la famille est tellement dramatique que les parents décompensent totalement. J’ai eu à faire à un cas où le père est décédé suite à l’abus sexuel de l’enfant. Après le niveau de la famille, arrive le niveau des institutions où commence la descente aux enfers ; nous avons une seule brigade des mineurs qui existe à Tunis. Donc l’enfant passe, ailleurs, par un poste de police normal où les agents ne sont pas forcément habilités à mener des enquêtes pareilles. J’ai suivi un cas où l’enfant victime a été confronté à son père. Je n’oublierai jamais cet adolescent que j’ai suivi à l’hôpital Razi : il avait cinq ans lorsqu’il a été abusé par son père et le procureur de la République l’avait mis devant son père et lui a demandé de lui raconter ce que ce dernier lui avait fait subir. L’enfant été incapable de placer un mot. Je l’ai revu lorsqu’il avait treize ans et il n’avait qu’une seule idée en tête : voir son père puni pour ce qu’il lui avait fait. Le jeune adolescent avait plein de troubles psychiatriques et il ne parlait que de la punition de son père. L’affaire n’a pas abouti puisque l’enfant a retiré sa plainte et la mère a préféré quitter sa ville et s’est réfugiée, avec son fils, à Tunis pour le protéger de son père.

Parfois, nous avons à faire à des enfants à peine âgés de trois et quatre ans qui, après être passés par toutes les étapes de l’enquête, sont malmenés par une procédure pénale totalement inadaptée. Normalement, l’enfant est entendu par une juridiction spéciale représentée, en Tunisie, par le juge de la famille mais, comme l’accusé est adulte, l’enfant victime est obligé d’être entendu par une juridiction habituelle. Il y a une Commission qui est en train de revoir actuellement les conditions de ces procédures spéciales et il existe, depuis 2010, un projet de loi dans ce sens. La prise en charge de ces enfants n’est pas toujours possible, faite à temps, suivie, l’accès aux traitements est difficile etc. 

 Entretien mené par Salma BOURAOUI

http://www.letemps.com.tn/

Les commentaires sont fermés.