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Criminaliser la résistance : le cas des camps de réfugiés de Balata et de Jénine (Chronique de Palestine)

Photo : al-Jazeera
Mars 2017 - Violente répression par les supplétifs palestiniens, lors d'une manifestation à Ramallah - Photo : Zann Huizhen Huang/al-Jazeera
 
L’Autorité palestinienne (AP) a adopté une réforme du secteur de la sécurité (Rss), dictée par les bailleurs de fonds, qui constitue le pilier de son projet d’édification de l’Etat post-2007.

Au fur et à mesure de la mise en œuvre de la Rss, la Cisjordanie occupée est devenue un espace de titrisation et le théâtre de campagnes de sécurité de l’AP dont le but affiché était d’établir la loi et l’ordre. Cet article traite des conséquences des campagnes de sécurité de l’AP dans les camps de réfugiés de Balata et de Jénine, du point de vue de la population, par une démarche méthodologique ethnographique ascendante. Ces voix de la base populaire problématisent et examinent les campagnes de sécurité, illustrant comment et pourquoi la résistance contre Israël a été criminalisée. L’article conclut en arguant que la réalisation d’une réforme de la sécurité pour assurer la stabilité dans le contexte de l’occupation coloniale et sans résoudre la question de l’asymétrie des rapports de force ne peut jamais avoir que deux résultats : une « meilleure » collaboration avec la puissance occupante et la violation de la sécurité des Palestiniens et de leurs droits nationaux par leurs propres forces de sécurité.

La réforme du secteur de la sécurité (Rss) est devenue un élément central de toute entreprise d’édification d’Etat [1]. Sous la direction de Salam Fayyad, Premier ministre de 2007 à 2013, l’Autorité palestinienne (PA) a adopté la Rss comme pilier de son projet d’édification d’Etat [2]. En plus d’améliorer les capacités des forces de sécurité par l’équipement et la formation, l’AP a voulu réformer les structures, la hiérarchie et la chaîne de commandement dans l’objectif déclaré de constituer une gouvernance et un contrôle démocratiques, en accord avec les exigences de ses principaux bailleurs de fonds internationaux [3]. Au fur et à mesure de la mise en œuvre de la Rss [4], la Cisjordanie occupée est devenue un espace de titrisation et le théâtre de campagnes sécuritaires dont le but ostensible était d’établir « la loi et l’ordre ».

La réforme du secteur de la sécurité en général, des forces de sécurité de l’AP (FSAP) et le renforcement de leur efficacité en particulier, ont été menés sous occupation militaire israélienne et dans le contexte d’une domination coloniale. Compte tenu du rapport de forces asymétriques entre Israël et les Palestiniens, ainsi que des conditions préalables fixées par Israël et par les bailleurs de fonds internationaux, la formulation de la doctrine sécuritaire palestinienne [5] équivalait à un diktat dont l’efficacité et la légitimité ont été accueillies avec un profond scepticisme par l’opinion publique en Cisjordanie. Pour comprendre l’ampleur de l’entreprise, il faut garder en mémoire que le secteur palestinien de la sécurité est aujourd’hui composé de 83.276 individus (Cisjordanie et Gaza), dont 312 brigadiers généraux – pour mettre ce dernier chiffre en perspective, l’armée des Etats-Unis dans son ensemble se targue d’avoir 410 brigadiers généraux – dont 232 rendent compte à l’AP et 80 au Hamas [6]. Le secteur de la sécurité emploie environ 44 pour cent de la totalité des fonctionnaires [7], représente près de 1 milliard de dollars du budget de l’AP [8], et perçoit environ 30 pour cent de l’aide internationale totale allouée aux Palestiniens [9].

En plus des programmes de formation et de l’amélioration de l’armement, la Rss lancée au lendemain de la Deuxième Intifada s’est appuyée sur les campagnes de sécurité menées par les Etats-Unis – qui ont entrainé les FSAP en Cisjordanie. Les objectifs des campagnes étaient de : – contrôler les activités du Hamas et du Jihad islamique, ainsi que celles de leurs branches armées, – contenir les militants affiliés au Fatah par la cooptation, l’intégration dans les FSAP et des mesures d’amnistie, – réprimer la criminalité et restaurer l’ordre public [10]. Les gouvernorats de Naplouse et de Jénine, plus particulièrement les camps de réfugiés de Balata et de Jénine, au nord de la Cisjordanie, qui étaient désignés comme des « bastions de la résistance » [qila‘a muqawameh] et/ou des « zones de chaos et d’anarchie » [manatiq falatan wa fawda] [11] ont été choisis comme « projets pilotes » de la Rss [12].

Ce que les Palestiniens ordinaires pensaient de ces campagnes, que ce soit en termes de sécurité ou de dynamique générale de la résistance contre l’occupation, constitue l’objectif principal de cet article. Les données ethnographiques présentées sont basées sur une étude, menée entre août et décembre 2012 dans les camps de réfugiés, qui combine entretiens semi-directifs et discussions de groupe avec des jeunes des deux sexes. L’échantillon de recherche englobe une grande variété de groupes sociaux et tend à refléter la voix des acteurs subalternes qui sont généralement marginalisés dans le discours et la littérature dominants : leaders locaux dans les camps, cadres de factions politiques de rang secondaire, membres de groupes armés, anciens combattants, hommes, femmes et enfants ainsi que des individus ayant été détenus par l’AP dans le cadre de campagnes de sécurité.

Ethnographiquement parlant, les similitudes entre les camps sont frappantes, et donc cet article ne comparera ni n’opposera les deux, mais utilisera plutôt les deux comme une unité-clé d’analyse unique. Pour l’essentiel, cet article soutient que l’objectif primordial de la Ssr en général, et des campagnes de sécurité en particulier, fut de criminaliser la résistance à l’occupation israélienne et de museler l’opposition à la domination coloniale. En conséquence, on peut considérer les campagnes comme les premières étapes de la transformation autoritaire de l’Autorité palestinienne, manifeste dans l’usage excessif de la détention arbitraire et la torture dans ses prisons, ainsi que dans le rétrécissement de l’espace pour que se fassent entendre les voix de l’opposition ou de la résistance dans le système politique palestinien.

Les camps de Balata et de Jénine : Préparer le terrain

Les camps de Jénine et de Balata sont situés au nord de la Cisjordanie occupée et ont été mis en place par l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) en 1953 et 1950 respectivement, pour héberger les Palestiniens déplacés et dépossédés dans le sillage de la Naqba de 1948. Avec une superficie de 0,42 km², le camp de Jénine abrite quelques 16.260 habitants, alors que le camp de Balata, qui est le plus important en terme de population en Cisjordanie, est construit sur une superficie de seulement 0,25 km² pour une population de 23.600 habitants. Les deux camps partagent des indicateurs socio-économiques similaires : la taille moyenne des ménages est de 5,5, environ 60 pour cent de la population a moins de 24 ans, et les taux de pauvreté et de chômage varient entre 35 et 40 pour cent [13].

Selon l’UNRWA, le chômage élevé, les écoles surpeuplées, la forte densité de population et les réseaux insuffisants d’eau et d’égouts sont quelques-uns des problèmes les plus urgents des camps [14].

En plus des conditions de vie difficiles, les résidents des camps souffrent de la répression et des persécutions continues de l’armée israélienne, dont des raids brutaux, des mesures répressives/rafles au nom de la sécurité. Ces camps ont été particulièrement ciblés par Israël en raison de leur rôle actif dans la résistance armée et dans l’encouragement à l’émergence des groupes armés. Les camps ont aussi joué un rôle majeur et d’avant-garde pendant les protestations populaires et la désobéissance civile de la Première Intifada (1987–93). Pendant la Deuxième Intifada (2000-2005), lorsqu’Israël s’est emparé de la Cisjordanie, Jénine fut le site d’une bataille éponyme en avril 2002, pendant laquelle, selon Amnesty International et Human Rights Watch, les Forces Israéliennes de Défense (FID) ont commis des crimes de guerre [15]. En plus des pertes humaines, des parties importantes du camp ont été complètement détruites et plus d’un quart de la population s’est retrouvé sans abri.

La résistance et la détermination du camp de Jénine au cours de cette bataille en ont fait le symbole de la résistance de la Deuxième Intifada, qui a été salué par le président de l’époque Yasser Arafat comme le Stalingrad des Palestiniens. « Jéningrad », comme Arafat l’a appelée, fut et reste une grande source de fierté de ses dirigeants et de ses habitants, et a joué un rôle central pour façonner l’identité collective de la population de réfugiés. Les camps de Balata et de Jénine ont vu la naissance de la branche armée du Fatah, les Brigades des Martyrs d’Al-Aqsa, pendant la Deuxième Intifada. De fait, les FSAP n’ont pas été autorisées à entrer dans les camps car les factions armées contrôlaient les deux zones et y revendiquaient l’autorité [16]. Ce sont quelques-unes des raisons pour lesquelles ces camps sont restés une cible permanente pour Israël, et également pourquoi ils furent les premiers et principaux lieux à être visés par les campagnes de sécurité de l’AP [17].

Les campagnes de sécurité entreprises en 2007 furent des offensives menées en utilisant des tactiques traditionnelles musclées. Elles ont impliqué le redéploiement de forces de sécurités entraînées et équipées dans des localités qui contestaient l’autorité et le contrôle de l’AP, notamment l’objectif de l’AP d’établir un monopole de l’utilisation de la violence dans la sphère sécuritaire [18]. Ce n’était pas des activités sécuritaires régulières ou des opérations de routine, mais plutôt des offensives ciblées avec des objectifs, un échéancier, des méthodes et des stratégies.

Le jour de lancement des campagnes, les troupes des FSAP, bien habillées, bien équipées, bien entraînées et la plupart du temps masquées déferlaient dans les camps de Jénine et de Balata dans des dizaines de véhicules militaires neufs et achetés à l’étranger. Approchant des camps depuis de multiples points pour mieux établir leur contrôle, les Forces de sécurité de l’Autorité palestinienne (FSAP) coordonnaient leurs mouvements et leurs opérations avec l’armée israélienne, qui reste l’autorité suprême en Cisjordanie occupée. Elles entraient dans les camps par leurs ruelles étroites, avec des tireurs d’élite positionnés sur les toits des bâtiments stratégiques ou à proximité du centre des opérations. Les FSAP attaquaient les maisons pour arrêter les individus ciblés, chercher des armes dont les caches étaient découvertes et confisquer les armes individuelles. De violents affrontements s’en suivaient, tant avec les groupes armées qu’avec les habitants des camps résistant à l’offensive [19].

 

 

L’idée était de nettoyer les camps des armes non référées à l’AP, de mener un processus de désarmement, d’arrêter ceux qui remettaient en question l’autorité de l’AP et d’envoyer un message clair aux habitants du camp que l’AP était l’unique structure de gouvernance et de pouvoir autorisée. Etablir un monopole d’utilisation de la violence et consolider le pouvoir dans le secteur de la sécurité furent des objectifs essentiels puisque l’appareil sécuritaire de l’AP n’avait pu entrer dans les camps pendant la Second Intifada, lorsque les groupes armés conservaient le pouvoir ultime. Dans le cadre de son processus de réforme institutionnelle et de projet d’édification de l’Etat, au lendemain des élections législatives et présidentielles palestiniennes de 2006-2007 et de la fracture intra-palestinienne qui s’en est suivie, l’AP a visé les camps et systématiquement criminalisé la résistance [20].

A Naplouse, la campagne de sécurité a commencé en novembre 2007 et a été suivie en mai 2008 par une campagne similaire à Jénine qui fut nommée, de façon ironique, « Sourire et Espoir », pour suggérer que l’AP venait dans les camps pour ramener le bonheur des gens et leur redonner espoir après des années de non-droit [falatan amni]. Du point de vue de l’Autorité palestinienne, l’idée qui sous-tendait les campagnes était simple : « Nous voulions montrer aux donateurs et à Israël que l’AP pouvait gouverner la société palestinienne, » m’a dit un haut fonctionnaire de l’Autorité, « même dans des zones aussi intraitables que les camps de Balata et de Jénine. » [21]

L’idée de créer une réforme sécuritaire modèle était partagée aux plus hauts échelons internationaux [22]. Lors d’un diner avec Tony Blair, alors représentant du Quartet, et de hauts diplomates dans la région, le général états-unien Jim Jones avait « proposé une nouvelle approche » pour la pacification : plutôt que de se lancer dans un grand accord avec les Israéliens, il avait préconisé une approche fragmentaire qui impliquait de faire un « modèle » d’un endroit sous occupation israélienne et « Jénine Pilote » est né [23]. Décrit comme « une initiative israélienne », Jénine Pilote était « un programme actuellement mis en œuvre grâce à une coordination directe entre les Palestiniens et Israël, avec une participation américaine limitée. Le programme incluait la tentative de renforcer le camp palestinien modéré, dirigé par Abou Mazen [le président de l’AP Mahmoud Abbas], et d’appliquer les conclusions de la Conférence d’Annapolis. » [24] En conséquence, Jénine, a écrit un journaliste, « a acquis la réputation de zone de sécurité modèle où des bandes armés et des chefs de guerre ont été remplacés par des forces de sécurité organisées qui respectent une chaîne de commandement. » [25] L’ancien maire de Jénine a décrit plus tard 2008-2009 comme « l’âge d’or » [26] et un journaliste étatsunien comme une « révolution tranquille » [27].

De nombreux chercheurs ont critiqué le fait de transformer Jénine et Naplouse en modèles pour combattre d’autres localités cisjordaniennes [28]. Linda Tabar a fait remarquer que « au fil du temps, la résistance à Jénine a été matée en faisant intervenir séparément les technologies de pouvoir, y compris notamment une longue campagne de contre-insurrection coloniale qui a été suivie par des projets déterminés par des donateurs pour réorganiser le camp et rétablir la collaboration sécuritaire avec Israël. » [29] Dans le cas de Balata, Philip Leech a écrit que le succès apparent de l’AP à imposer la loi et l’ordre dans le camp (et à Naplouse en général) après 2007, ainsi que l’adhésion populaire initiale au programme sécuritaire de l’AP, « n’a pas recueilli l’aval de la légitimité de l’AP par l’opinion publique. Au contraire, le consentement fut superficiel et, à long terme, l’accélération du glissement de l’AP vers l’autoritarisme s’est avérée profondément invalidante pour la société palestinienne en général. » [30] En d’autres termes, un examen plus approfondi révèle que « ce consensus était superficiel et n’a pas duré. En avril 2012, le scrutin a suggéré que le niveau d’adhésion populaire au gouvernement Fayyad s’était globalement affaissé. » [31]

Ces observations critiques sont soutenues et amplifiées par les points de vue des résidents des camps interrogés pour cette étude. Un chef du Fatah du camp de Jénine s’exprimait comme suit pendant notre entretien : « Il n’y avait aucun phénomène de chaos sécuritaire [falatan amni]. L’AP a juste exagéré, ce qui reflète son incapacité à diriger. Ils ont utilisé la machine médiatique pour nous présenter comme une menace à la sécurité, tant aux niveaux national que local. » Une personne interrogée du camp de Balata, avec des opinions politiques de gauche, a utilisé la description suivante : « Il y a trois mots clés pour les campagnes sécuritaires de l’AP : mensonges, médias et argent [kizib, i‘lam, masari]. La machine médiatique était avec eux [l’AP] partout, à couvrir leurs mensonges ; et il n’y a pas pénurie de ressources lorsqu’il s’agit de la sécurité de l’AP. » Une jeune femme de Balata a dit que les campagnes sécuritaires étaient comme « donner à quelqu’un de l’aspirine [Tylenol] pour soigner un cancer. »

L’écart apparent entre le récit du peuple et celui des autorités est frappant. Dans le récit des gens de la base populaire, les mots associés aux projets d’édification de l’Etat post-2007 sont bailleurs de fonds, corruption et Etat policier [mumawilleen, fasad, dawlat bolees] [32]. Mais, plus intéressant, ces voix se concentrent sur la résistance comme le prisme à travers lequel explorer les implications de la Rss sur leurs vies et sur leur lutte nationale. En d’autres termes, ils mesurent les conséquences et l’efficacité de la Rss par rapport à son impact sur la capacité des gens à résister à l’occupation israélienne.

Les personnes interviewées estimaient que mener une réforme de sécurité pour assurer la stabilité dans le contexte d’une occupation coloniale, sans résoudre le déséquilibre du rapport de forces et sans revisiter les conditions des « accords de paix », ne peut jamais avoir que deux résultats : une « meilleure » collaboration avec la puissance occupante et la violation de la sécurité du peuple palestinien et de ses droits nationaux par son propre gouvernement et ses propres forces de sécurité.

Les réussites techniques à court terme des FSAP furent considérées comme fragiles, temporaires et subordonnées à la bonne volonté israélienne et à la générosité des donateurs. Le consensus de la base populaire était qu’en fin de compte il s’agissait de rapports de force. « La sécurité n’était que ça, » a résumé une personne interrogée dans le camp de Jénine. Les outils déployés par l’AP dans le processus comprenaient l’utilisation de la coordination sécuritaire comme doctrine ; l’utilisation (abusive) du système judiciaire pour consolider l’Etat de droit plus que rendre la justice ; l’usage des mécanismes de conciliation informelle et le recours à la force excessive qui a perpétué une culture de la peur et a jeté le discrédit sur la résistance à l’occupation israélienne.

Méfiance et crise de légitimité

En dépit des différences de contexte, de milieu social et autres variables démographiques, la grande majorité des personnes interrogées dans les deux camps partageaient des points de vue semblables sur l’efficacité des FSAP et affichaient des niveaux comparables de méfiance envers elles. Les attitudes qu’elles ont exprimées et les déclarations qu’elles ont faites au sujet des campagnes de sécurité vont à l’encontre du propre récit ronflant des autorités, qui met en évidence le manque de transparence et l’implication de la prise en main nationale.

Une Palestinienne travaillant dans un centre pour les femmes dans le camp de réfugiés de Jénine m’a dit : « Lorsque les campagnes de sécurité ont commencé en 2007, nous avons ressenti un peu d’optimisme. Mais ensuite les choses ont commencé à se détériorer, nous n’arrivions pas à comprendre ce qu’elles voulaient faire, quels types d’armes elles visaient, pourquoi elles arrêtaient les leaders locaux qui avaient mené l’Intifada ou pourquoi elles en tuaient d’autres. Nous leur donnions [aux FSAP] des fleurs et de la nourriture, nous leur faisions du café mais ils nous ont remercié avec des balles et en entrant dans nos maisons en défonçant les portes. » Un cadre du Fatah du camp de Balata, qui avait été un chef local pendant la Première Intifada, a dit : « Les campagnes sécuritaires ont fait des trous dans notre cause et dans notre lutte nationale comme dans nos corps, et les Forces de sécurité de l’AP n’ont jamais essayé de les réparer. Avec les campagnes de sécurité, l’AP a transformé nos communautés en gruyère… pleines de trous. »

Pendant mon travail sur le terrain, le manque de confiance entre les FSAP et les habitants du camp était tangible dans le langage dominant sur l’autre (« eux » et « nous »). Un jeune du camp de Jénine a conclu que « le camp a été visé non pas parce que nous sommes une bande de voyous et de criminels, comme nous dépeignent les FSAP, mais parce que nous sommes comme un arbre plein de fruits : tout le monde veut lancer une pierre pour en attraper un pour son bénéfice égoïste. » Pour sa part, un cadre féminin dans le camp de Balata a affirmé que « lorsque les gamins des camps commencent à accueillir les FSAP avec des fleurs et non des pierres, » alors il peut y avoir une lueur d’espoir pour combler l’écart de légitimité.

En plus de la sphère opérationnelle, la méfiance envers le système sécuritaire de l’AP s’est étendue aux sphères judiciaires, formelles et informelles. Afin de donner au processus un peu de légitimité, les FSAP se sont d’abord appuyées sur les leaders locaux dans les camps pour faciliter les campagnes de sécurité et exécuter des opérations particulières. Ces chefs faisaient partie intégrante du désarmement et de la collecte des armes et percevaient des compensations financières quand les armes étaient remises à l’AP. Non seulement les résidents du camp ont fortement contesté ce rôle de facilitation, mais ils ont aussi allégué que les chefs locaux ont tiré des profits financiers des campagnes de sécurité. De façon ironique, après la reprise en main, les FSAP ont écarté les leaders locaux et ont arrêté beaucoup d’entre eux.

Le chef de la commission des services du camp de Jénine dirigée par le Fatah était impatient de relater ce qui suit :

« Une fois que nous avons livré… remis… les agents du Hamas et du Jihad Islamique, ainsi que les voyous ordinaires à l’AP, ce fut notre tour (au Fatah). Les dirigeants de l’AP, aidés par leur doctrine et leur appareil sécuritaires, ont démantelé notre branche armée, ils ont confisqué nos armes, au fond en nous roulant – et nous avons dit d’accord, nous acceptons ça. Mais maintenant, ils nous raflent, ils essaient de nous faire renoncer à nos principes et à nos idéaux, à changer nos convictions politiques, et par-dessus le marché ils nous menacent de perdre nos emplois. En mai de cette année, après le décès du gouverneur de Jénine, l’AP a arrêté et torturé quelques sept cents personnes du camp. En bref, ces opérations de sécurité inutiles ont abouti à la perte de toute légitimité de l’AP dans le camp – si elle en avait jamais eu. »

En outre, les FSAP ont contraint les gens à obéir aux conclusions des mécanismes informels de justice et les ont dissuadés de chercher à obtenir réparation par des voies plus officielles [33]. Les FSAP ont commis de nombreuses violations des droits de l’homme, telles la torture de prisonniers politiques, l’humiliation publique et la détention sans inculpation, et les familles et les clans ont été contraints de faire face à ces excès à titre personnel, par les dispositifs traditionnels de la conciliation tribale plutôt que par des tribunaux ou par le système judiciaire officiel. Ces questions furent réglées entre « tasse de café et conciliation » [finjan qahwa wa ‘atwa], renforçant encore l’écart de légitimité et amplifiant la méfiance.

Une femme de 35 ans vivant dans le camp de Jénine m’a dit :

« Mon époux a été arrêté et torturé par l’AP pendant quarante-cinq jours. Lorsque nous avons voulu porter plainte contre l’AP, l’ainé de la famille est venu chez nous, à la demande de l’Autorité palestinienne, avec cinquante hommes derrière lui pour pousser mon mari à résoudre le problème à l’amiable. Ils nous ont tués et ils voulaient qu’on résolve la question à l’amiable ! Nous n’avions pas le choix… Mais bien sûr, ce que cela signifie, c’est que nous porterons en nous cette souffrance et cette humiliation jusqu’à la fin de nos jours. Je ne pardonnerai jamais quiconque nous oblige à renoncer à nos droits. »

La priorité des FSAP était de consolider le pouvoir et de garantir qu’elles avaient le monopole de l’utilisation de la violence dans la sphère politique, quelles qu’en soient les conséquences. Leur mission était d’établir la règle de « un fusil, une loi, une autorité » [34], un slogan électoral majeur de la campagne électorale d’Abbas en 2005 et un principe cardinal des gouvernements Fayyad successifs après 2007 – même si cela se faisait au détriment de la sécurité du peuple, des droits humains fondamentaux ou bien sûr de leur capacité à résister à l’occupation. En fait, la mise en œuvre du slogan « un fusil, une loi, une autorité » signifiait d’affronter bille en tête la notion et la pratique de résistance, et en particulier la résistance armée à l’occupation israélienne.

Mater les camps, mater la résistance : transformation autoritaire et détention arbitraire

Les campagnes sécuritaires de l’AP ne furent pas seulement illégitimes aux yeux de leurs cibles mais elles ont également eu des effets délétères sur le mouvement de la résistance, et c’est ce message qui a constitué l’essentiel de ce que les voix de la base populaire exprimaient. L’« échec délibéré » de l’AP, comme l’a dit une personne interviewée pour faire une distinction claire entre « les armes de l’anarchie » et celles de « la résistance armée » signifiait que les gens étaient également ciblés, qu’ils fussent des criminels ou des résistants. Comme l’a demandé avec éloquence un résident du camp de Balata, « comment un voleur peut-il être détenu dans la même prison qu’un muqawim (combattant de la liberté) ?

Criminaliser la résistance contre l’occupation israélienne fut un thème commun invoqué par les personnes interrogées. Un ancien membre des Brigades des Martyrs d’Al-Aqsa du Fatah, qui fut arrêté pendant les campagnes de sécurité de Jénine, a fait ces commentaires :

« Ils nous considèrent comme des criminels et nous traînent devant les juges des tribunaux militaires parce que nous résistons à l’occupation. Est-ce un crime de résister à l’occupation ? C’est certainement un devoir pour un peuple occupé ! Ils veulent juste nous soumettre et nous dépouiller de notre dignité (…). J’ai été torturé dans la prison de Jéricho de l’AP pendant quatre-vingt-trois jours, sans inculpation ni accès à un avocat. Ensuite, ils m’ont désigné un avocat qui m’a conseillé d’avouer et de signer une déclaration disant que je m’abstiendrai de m’engager dans une soi-disant activité criminelle. Je suis un combattant de la liberté. Je ne suis pas un voleur ! »

Un autre ancien membre des brigades qui a également été arrêté lors d’une des campagnes de sécurité à Naplouse a été détenu par l’AP pendant cinquante-quatre jours à al-Juneid (Naplouse), puis pendant trente-deux autres jours à la prison d’Al-Dhahiriyya à Hébron (du 25 juin au 27 juillet 2012). Bien qu’il ait réussi à intégrer la police civile de l’AP et qu’il soit père de quatre enfants, il a été mis en détention sur plusieurs accusations ambiguës et parfois contradictoires, parmi lesquelles : constituer une menace sécuritaire pour sa communauté ; être toxicomane et dealer ; participer à des activités criminelles et de corruption ; détention et trafic d’armes ; être un partisan de Mohammad Dahlan [35] ; et même être membre du Hamas ! En novembre 2007, il avait remis deux fusils à l’AP, un M16 court avec un logo israélien et un M16 long arborant un cèdre du Liban ; il a reçu 18.500 $ pour les deux armes, ainsi qu’une amnistie israélienne conditionnelle d’un mois après leur remise. Le document d’amnistie, qu’il a sur lui en permanence (et qu’il m’a montré pendant l’entretien), indique que si quiconque le signale, ou s’il est vu en compagnie de personnes recherchées par les autorités, ou s’il porte n’importe quel type d’arme, y compris son arme de service remise par l’AP, l’amnistie sera annulée.

« Dans la prison al-Dhahiriyya, c’était la ‘fête au terrorisme’ [haflet irhab]. Il y avait du sang sur les murs et les bruits des tortures se répercutaient dans tout le bâtiment – alors qu’on avait les yeux bandés, on entendait les gens crier et hurler, les portes claquaient, le bruit des gens qu’on cognait contre les murs (…). Je pose la question, où ont-ils appris toute cette agressivité ? Ils ont pris du plaisir à me torturer. J’ai passé des jours dans une cellule minuscule, 1m20 x 2m. Un jour, ils sont arrivés avec un seau d’eau sale et ils l’ont jetée dans la cellule. C’était un cauchemar : torture, interrogatoire, être suspendu pendant des heures selon la technique du ‘shabeh’ [36], être sous surveillance constante avec des caméras et des capteurs sonores partout, être privé de sommeil la nuit, l’irruption dans les cellules après minuit, le changement d’interrogateurs tous les jours, etc. etc. – et tout ça parce qu’ils voulaient que je cesse de résister à l’occupation ! »

Notre conversation fut interrompu par une sirène très forte, qui s’est avérée être la sonnerie de son téléphone portable. Il a continué son récit, avec de l’amertume dans la voix, ses jambes tremblaient et il transpirait abondamment. « Ces cinquante-quatre jours furent les pires de ma vie. J’avais de longues conversations avec les araignées, les fourmis et les moustiques dans ma cellule. Je ne cessais de leur dire : prenez votre part de mon sang et laissez-moi tranquille ! J’observais intensément les mouvements des fourmis dans ma cellule (…) ! Je les nourrissais puis je les tuais. C’est exactement ce que l’AP fait avec nous. Ils paient nos salaires puis ils viennent nous tuer. »

Il s’est interrompu, a mis les mains sur son ventre et a dit qu’il se sentait mal. Continuant à transpirer et à trembler, il a ajouté : « Chaque fois que je parle de ça j’ai d’énormes douleurs dans le ventre et dans tout le corps. » Cet homme a fini par être libéré de prison après que le Président Abbas a signé des amnisties sécuritaires au moment du Ramadan et de l’Eid al-Fitr cette année. Craignant qu’il aille voir une organisation de défense des droits de l’homme pour porter plainte, les FSAP lui ont demandé une garantie fiscale de 7.000 livres jordaniennes (environ 10.000 $) souscrite par la Chambre de Commerce de Naplouse. Elles lui ont également demandé de signer l’engagement, écrit en arabe, en anglais et en hébreu, de ne porter aucune arme, de ne pas voyager ou circuler en Cisjordanie, et d’être en garde à vue la nuit au poste de police principal de Naplouse entre 20h et 8h du matin, toutes les nuits.

Pendant nos deux heures de conversation, l’un des chefs de la bataille de Jénine en 2002 qui était sur la liste israélienne des personnes les plus recherchés pendant la Deuxième Intifada, a décrit son arrestation et sa détention dans la prison de l’AP à Jéricho entre mai et octobre 2012 :

« Le chef de la Police civile m’a appelé pour aller prendre un café avec lui, mais quand je suis arrivée, c’était un piège. Tout d’un coup, des membres des forces de la sécurité préventive ont surgi dans le bureau, m’ont brutalement attaché les mains dans le dos, m’ont mis une capuche sur la tête et m’ont traîné dans les escaliers jusqu’à leur jeep. Ils m’ont conduit à Jéricho, en passant tous les checkpoints israéliens. Quelle ironie de voir que chaque checkpoint israélien s’ouvrait pour moi pendant que l’AP m’arrêtait ! Je les ai même entendu dire [les FSAP], en hébreu par téléphone, ‘On l’a eu!’. J’ai des problèmes de santé, j’ai toujours cinq balles dans les jambes et quatre dans le dos depuis 2002. Une bombe m’a aussi explosé à la figure en 2002 mais les FAPS ont refusé que les médecins m’examinent en prison. Après avoir été enfermé dans une cellule au sol sale et humide pendant une semaine, j’ai eu une infection bactérienne au dos. Après ils ont commencé les tortures physiques, ils me cognaient violemment contre le mur et ils m’ont maintenu renversé et attaché par les mains et les pieds à une petite chaise selon la technique du « shabeh » pendant trois jours. Après huit jours de ce régime et bien que j’avais le droit d’avoir un matelas, ils ont refusé de m’en laisser avoir un si je n’avouais pas un crime que je n’ai jamais commis. Pendant mes cinq mois de prison, je n’ai pas été une seule fois interrogé par le procureur. Ils ont fait un exemple avec moi, pour montrer à tous les autres prétendus prisonniers sécuritaires qu’il n’y a pas d’exception et que même les dirigeants de la résistance armée peuvent être arrêtés et torturés. Ils m’ont bandé les yeux et m’ont jeté au sol, la tête sous les bottes de celui qui m’interrogeait et ils ont ouvert la petite lucarne d’observation en haut de la porte pour que les autres prisonniers me voient dans cet état. C’était tellement humiliant (…), en parler me perturbe, je suis bouleversé. »

Un habitant de Balata a résumé les conséquences de la campagne de sécurité sur l’espace disponible pour la dissidence de la façon suivante : « Depuis 2007, les rassemblements publics ne sont autorisés qu’à trois occasions : les mariages, les funérailles ou les rassemblements de prison. » Un chercheur de terrain local travaillant pour une grande organisation palestinienne de défense des droits de l’homme m’a dit que les violations du droit étaient courantes, notamment « les arrestations et les raids des domiciles sans mandat judiciaire, les interrogatoires prolongés dans les locaux des forces de sécurité sans inculpation ni procès, la comparution devant un tribunal après des semaines de détention sans inculpation, pas d’inculpations officielles ou d’accusations spécifiques. » Il a ajouté : « En fait, je viens de recevoir un appel des Forces de la sécurité préventive me demandant d’aller les voir, et je suis sûr qu’ils veulent m’interroger sur le dernier rapport que j’ai écrit. »

Quelques semaines après sa libération, un jeune de 18 ans du camp de Jénine, avec de marques de torture toujours visibles sur de nombreuses parties du corps, m’a dit : « J’ai été accusé de trouble et menace à l’ordre public en tant que chef du gang des Diables. Ils m’ont accusé d’avoir écrit une déclaration et de l’avoir distribuée dans tout le camp, mais il se trouve que je ne sais ni lire ni écrire ! »

Debout dans son atelier, un charpentier de 24 ans, le visage triste et les mains et les jambes tremblantes, me raconte :

« J’ai été arrêté et emprisonné trois fois dans les geôles de l’AP à Jéricho et à Jénine. Je n’ai jamais été autant humilié de toute ma vie que pendant cette année-là. Douze jours sans dormir, attaché dans une position douloureuse à une chaise cassée. Les chaînes que j’avais aux mains mordaient ma peau et mes os. Dix-sept jours d’isolement dans une cellule glaciale, avec un matelas pourri et dégoûtant et les pires repas possibles. Je me croyais à Guantanamo. A Jéricho, la prison est souterraine et elle compte vingt-huit cellules, trois salles plus grandes, une cuisine qui est souvent utilisée pour la torture, et une salle d’interrogatoires qui comprend une unité dite de soins de santé. C’est le même modèle que les prisons israéliennes. »

Il ressort clairement de ces témoignages et d’autres similaires que beaucoup de gens, dans les deux camps, qu’ils soient des acteurs de la société civile ou des membres d’organisations locales, considèrent que les objectifs des campagnes de sécurité furent la création d’une culture de la peur pour que l’AP puisse consolider son pouvoir et montre sa capacité à gouverner des espaces réputés difficiles. La dynamique de la coordination sécuritaire avec Israël est telle que pour les résidents des camps, les sources d’insécurité internes, ou d’origine intérieure, forment encore une autre strate de peur et d’humiliation dans leur expérience de l’occupation israélienne.

Coordination sécuritaire: la domination comme coopération

La coordination de la sécurité avec Israël est une caractéristique déterminante de la doctrine de l’Autorité palestinienne en matière de sécurité, et une source majeure de tension entre le peuple palestinien et ses représentants. [38] Bien qu’elle soit un sous-produit des Accords d’Oslo de 1993 [39], cette coopération est devenue la question principale dans le projet d’édification de l’État par l’AP. Elle a ensuite été écrite dans le marbre dans la période qui a suivi 2007. [40]

Mais ses détracteurs considèrent que la coordination sécuritaire a eu un impact préjudiciable sur la légitimité de l’Autorité palestinienne, et elle est perçue par beaucoup de Palestiniens comme une forme de trahison nationale. [41] Cette collaboration entre les PASF et l’armée israélienne se manifeste de plusieurs façons, notamment: l’arrestation par les PASF des suspects palestiniens recherchés par Israël; la suppression des manifestations palestiniennes contre les soldats israéliens et/ou les colons; le partage du renseignement entre l’armée d’occupation et les PASF; la politique de la porte tournante entre les prisons israéliennes et palestiniennes par laquelle les militants palestiniens font des passages successifs pour les mêmes infractions; des réunions, des ateliers et des formations régulières etre israéliens et Palestiniens. [42]

En mai 2014, le président Abbas a déclaré que « la coordination de la sécurité [avec Israël] est sacrée, [c’est] sacré. Et nous allons continuer, indépendamment de nos désaccords ou accords sur le plan politique »[43]. Cependant, la grande majorité des Palestiniens ne sont tout simplement pas d’accord. Un sondage auprès des habitants palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza par le «Arab Center for Research and Policy Studies» [Centre arabe pour les études de la recherche sur les politiques] en 2014, a montré que 80% des personnes interrogées s’opposaient à la poursuite de la coordination sécuritaire avec Israël. [44]

Ce désaccord fondamental entre le public palestinien et sa direction politique officielle a entraîné une colère populaire, ce qui a mené à des manifestations qui ont été violemment réprimées. Une telle colère se reflète également dans la façon dont les PASF sont perçus. Après 2007, les PASF étaient souvent appelées « les forces de Dayton », en référence au lt. Gen. Keith Dayton, l’architecte en chef de l’équipe des coordonnateurs de la sécurité des États-Unis (USSC), responsable de la formation des neuf bataillons qui ont mené les campagnes repressive dans les camps de réfugiés de Balata et Jénine.

Dans un discours tenu en 2009 à Washington, Dayton a salué les « nouveaux hommes palestiniens » que son équipe avait formés et a cité des commandants de l’IDF qui lui demandaient: « Combien de plus de ces nouveaux Palestiniens peuvez-vous produire et à quelle rythme ? » Le général américain a également fait référence aux paroles d’un haut fonctionnaire palestinien qui s’exprimait devant une classe de gradués du PASF en Jordanie, formés sous les auspices de l’USSC. « Vous n’avez pas été envoyés ici pour apprendre à lutter contre Israël », a déclaré le fonctionnaire, selon Dayton: « mais vous avez été plutôt envoyés ici pour savoir comment conserver l’ordre public, respecter le droit de tous nos citoyens et imposer la loi afin que nous puissions vivre en paix et en sécurité avec Israël ». [45] De telles déclarations, en plus des révélations des Documents palestiniens [46], ont encore alimenté les perceptions négatives du public sur la doctrine de la collaboration sécuritaire et sur ses implications sur la vie des Palestiniens. [47]

La grande majorité des personnes interrogées dans les camps [de réfugiés] ont exprimé leur mécontentement à l’égard de la coordination sécuritaire. Un responsable communautaire dans le camp de Jénine m’a dit: « Je n’ai pas de problème avec [cela] tant que c’est réciproque. Cependant, ce n’est pas le cas. Ce sera une histoire entièrement différente lorsque l’AP pourra demander à Israël d’arrêter un colon et de protéger la sécurité des Palestiniens. Il n’y a pas de sens dans la coordination, mais seulement de la domination ». Un responsable de communauté du camp de Balata l’a dit plus brutalement: « Les campagnes de sécurité ont fait une chose: elles ont minimisé le nombre des agressions israéliennes et ont confié aux PASF le rôle des forces d’occupation. Elles ont en fait instaurer une division du travail ».

La politique de la porte tournante (al-bab al-dawar) était particulièrement sensible pour ceux qui en avaient souffert. Une des personnes interrogées dans le camp de Jénine qui avait passé du temps dans les prisons israéliennes et palestiniennes m’a expliqué : « J’ai été détenu pendant neuf mois dans la prison des Forces de sécurité préventives de l’AP parce que j’appartenais au Hamas. Trois semaines après ma libération de la prison de l’AP, Israël m’a arrêté exactement sur les mêmes accusations. Ils ont littéralement utilisé les mêmes mots. » De son côté, un cadre de Fatah âgé de trente-trois ans du camp de Balata m’a raconté : » Après six mois de détention administrative [sans inculpation ni procès] dans une prison israélienne et avant que je puisse jouir de la liberté, les forces de la PA ont attaqué notre maison après minuit et m’ont emprisonné pour une période de huit mois. Ils ne m’ont pas posé de questions en prison. Ils m’ont simplement montré un document et ont dit « beseder » [« bien », en hébreu]; « beseder, votre dossier est prêt, et maintenant tout ce que vous avez à faire est d’attendre la miséricorde de Dieu! » Même ceux qui pensaient que les campagnes de sécurité et les réformes avaient permis des résultats positifs restaient prudents en exprimant une satisfaction muette.[48]

« Nous faisons notre travail »

Le personnel de sécurité de l’Autorité palestinienne a des vues complètement différentes de celles du grand public. Ils ont compris leur travail en termes techniques et ont exprimé une forte volonté d’en appliquer les règles, car cela leur a été expliqué par leurs commandants. « Les affaires sont les affaires et je fais mon travail », m’a déclaré un membre des PASF à Naplouse. « Allez demander aux gens et vous vous rendrez compte que nous faisons bien les choses et que tout les autres ont tort », a-t-il ajouté. « Vous ne pouvez pas avoir deux coqs dans la même basse-cour », a déclaré en toute confiance un autre agent local de sécurité. « Ce sont les forces de sécurité de l’AP ou les milices et les factions armées. Il n’y a pas de justification pour l’existence de l’Autorité palestinienne si sa tâche numéro un n’est pas une application de la sécurité. » Un agent des forces de sécurité préventive mentionnées ci-dessus le déclare comme suit: » Il n’y a pas de résistance (et encore moins de résistance armée) et c’est pourquoi les conditions de sécurité sont meilleures. Malheureusement, les campagnes de sécurité signifient également que l’AP doit s’occuper de celle [de ses agents] (al-Sulta lazim ta’kul wladha). Je veux dire que tout le monde parle de prisonniers et de torture, même s’il n’y a rien de tel, mais personne ne parle des problèmes auxquels sont confrontés les interrogateurs. C’est leur travail et ils doivent interroger les prisonniers, mais personne ne les protège si les prisonniers décident plus tard d’appliquer des représailles ».

Lorsqu’on l’interroge sur la violence des PASF et leur utilisation excessive de la force pendant les descentes de police et dans les prisons de l’AP, un agent de sécurité au bureau de liaison de la police de Naplouse m’a dit: « Bien, l’utilisation excessive de la force peut être un problème, mais dans certains cas il n’y a pas d’autre choix que d’y recourir. Le droit international permet l’utilisation de la force selon ce que les experts européens et locaux nous ont enseigné. Mais ces lois sont très biaisées [vers l’humanitarisme] et elles doivent être adaptées parce que nous avons besoin de plus de marge de manœuvre pour utiliser la force physique avec les détenus. » Lorsque j’ai cité ces paroles à un haut responsable du ministère de l’Intérieur de l’AP, sa première réaction a été de demander: « Pourquoi êtes-vous surpris ? C’est notre travail. » Il a ensuite ajouté: « En fin de compte, le fait que les forces de sécurité palestiniennes opèrent sous le contrôle de l’occupant est embarrassant pour tout le monde parce que les gens souhaitent que ces forces de sécurité les protègent contre les Israéliens, mais cela n’arrivera jamais. »

La réforme du secteur de la sécurité dans le cadre de l’édification de l’État post-2007 de l’AP ne visait pas seulement à améliorer le fonctionnement et l’efficacité des PASF et à assurer la stabilité et la sécurité d’Israël, mais elle a également cherché à endiguer la résistance à l’occupation et à la domination coloniale d’Israël en criminalisant le militantisme et en démantelant son infrastructure de base. L’AP et ses forces de sécurité ont utilisé le harcèlement, la mise à l’écart, l’arrestation, la détention et la torture contre ceux qui se sont engagés à résister à Israël, et ont démantelé les structures qui soutiennent une telle résistance grâce à la conduite de campagnes de sécurité agressives dans les espaces les plus militants de la Cisjordanie occupée.

Comme l’ont suggéré les témoignages recueillis auprès des personnes ordinaires – ce que j’ai appelé les voix de base – dans les camps de réfugiés de Balata et Jénine, les campagnes de sécurité ont été largement perçues comme illégitimes et inefficaces. Ces voix de base contestent fondamentalement l’affirmation selon laquelle les PASF faisaient leur travail pour maintenir l’ordre public, et soutiennent que plutôt que d’éprouver un sentiment de sécurité plus élevé, ils ont assisté à la transformation de l’AP en un régime autoritaire dont les forces de sécurité se rapprochent de celles d’un Etat policier en gestation. En somme, alors que la référence de la réforme de la sécurité était de mettre en place une institution de sécurité professionnelle, les gens ordinaires voulaient une protection contre leur principale source d’insécurité, à savoir l’occupation militaire israélienne. Comme l’a dit une des personnes interrogées : « Cela ne signifie rien pour moi si nous avons les forces de sécurité et l’armée les meilleures du monde si elles ne sont pas capables de me protéger. »

Épilogue

Recueillir l’opinion des gens ordinaires est une tâche particulièrement difficile. Dans le cas présent, non seulement parce que les problèmes de sécurité sont sensibles en soi, mais aussi en raison du degré élevé de frustration et de désespoir parmi les Palestiniens après les deux dernières décennies d’occupation israélienne, et à cause d’une Autorité de plus en plus répressive. En sortant du camp de Jénine le dernier jour de mon enquête de terrain, j’ai vu un certain nombre de personnes se rassembler autour d’un homme. « Quand mon enfant veut mourir, il est si douloureux d’entendre un tel souhait », criait-il aux passants. « Comme je n’ai pas un shekel à lui donner, je préfère encore mieux me tuer. Lorsque les dirigeants palestiniens nous pendent à l’envers dans les airs, qu’est-ce qui reste de cette vie ? » Tenant une bouteille remplie d’essence et des allumettes d’une main, et sa fille dans l’autre, il n’a été dissuadé de se mettre le feu que par les cris terrorisés de son enfant. De tels incidents ne sont pas particulièrement exceptionnels lorsque la misère, la colère et l’injustice sont les caractéristiques dominantes de la vie quotidienne.

* Alaa Tartir est directeur de programme d’al-Shabaka : The Palestinian Policy Network, et chercheur post-doctorat à l’Institut universitaire des Hautes Études internationales et du développement, à Genève.

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mercredi 3 mai 2017

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