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Tataouine : sur le front d'une guerre médiatique (MEE)

L'image des véhicules de la Garde nationale calcinés a permis au gouvernement de développer un discours sécuritaire et d'éluder les motivations du mouvement (AFP)
 

Un discours officiel focalisé sur le risque sécuritaire versus des médias locaux citoyens hyper connectés : dans le sud tunisien, le rapport de forces s’est aussi joué sur le terrain de l’information

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TATAOUINE, Tunisie – Dès 9 h du matin, lundi 22 mai, à Tataouine, Mounir Hellal en charge de la programmation à Radio Tataouine et employé depuis la création de la station locale, commence à relayer les événements qui se passent juste en face de l’immeuble de la radio, devant le gouvernorat, à l’entrée de Tataouine.

« Nous avons voulu faire un travail qui se rapproche le plus possible des valeurs journalistiques car nous étions au plus près des événements », explique Mounir Helal à Middle East Eye, dans son bureau à la peinture défraîchie, qui a le mérite de se trouver face à l’entrée principale du gouvernorat.

« Nous avons fait un livestream depuis ce bureau, mais aussi depuis le toit », souligne-t-il. Avec un autre média, Tataouine TV, Radio Tataouine a diffusé ses vidéos en direct sur Facebook, permettant à tous les utilisateurs de réseaux sociaux de suivre les événements au cours de la journée. À 10 h 23, le Facebook live depuis le toit de la station avait reçu près de 1 000 commentaires et plus de 600 000 vues.

Une première pour cette radio qui tente de « faire un effort de service publique » et « non plus de radio officielle, comme sous Ben Ali »

Une première pour cette radio qui tente de « faire un effort de service publique » et « non plus de radio officielle, comme sous Ben Ali », précise Mounir Helal. Dès midi, les journalistes relaient les images amateurs des premiers blessés asphyxiés par le gaz lacrymogène et transportés dans les hôpitaux. Puis ce sont les photos en direct, les articles, les alertes qui s’enchaînent.

En l’espace de quelques jours, la radio locale devient une référence pour les médias. La télévision nationale reprend plusieurs de ses images, et les journalistes continuent de diffuser des informations au jour le jour d’événements allant aussi bien de la rupture du jeûne à Tataouine que des dernières informations quotidiennes de Tunis.

Pour sa couverture au jour le jour des sit-in à El Kamour – même avant la médiatisation des protestations, une vidéo documentaire de huit minutes avait été réalisée – la radio gagne en crédibilité.

 

« Nous avons aussi demandé à des journalistes crédibles comme Khemaies Boubtane (un correspondant très connu des Tunisiens pour sa couverture des événements en Libye), de couvrir les sit-in pendant plusieurs jours », témoigne Mounir Hellal.

Si Radio Tataouine est devenue le média du sit-in d’El Kamour, beaucoup d’informations – pas toujours vérifiées  – sur les participants au sit-in ont aussi circulé via les pages Facebook et les médias traditionnels. Selon plusieurs personnes que MEE a rencontrées à Tataouine et El Kamour, la couverture médiatique du sit-in et des événements du 22 mai a été « complètement biaisée ».

« On nous a traités de ‘’Daech’’, de voleurs, de casseurs alors que pendant plus de deux mois, personne n’est venu nous voir »

- Tarek Haddad, porte-parole du sit-in

Sur place à El Kamour, les participants aux sit-in sont d’ailleurs toujours méfiants à l’égard des médias qui les approchent. Certains comme Nessma ou El Hiwar Ettounssi (des télés) n’ont, à leurs yeux, plus vraiment de légitimité.

« On nous a traités de ‘’Daech’’, de voleurs, de casseurs alors que pendant plus de deux mois, personne n’est venu nous voir. Notre sit-in était pacifique et non violent », affirme Tarek Haddad, porte-parole du sit-in qui lui-même communique avec les protestataires et leurs soutiens via des vidéos postées sur la page Facebook du sit-in.

Amalgame entre manifestants et contrebandiers

Le jour des affrontements à Tataouine, des experts sécuritaires défilent sur les plateaux télé. La majorité ne se trouve pas sur place.

Le 2 mai, le porte-parole de l’administration générale de la Garde nationale et colonel major, Khalifa Chibani, invité plusieurs fois dans l’une des émissions les plus regardées en Tunisie, « 24/7 » de la présentatrice Myriam Belkadhi, se trouve sur le plateau pour parler d’une opération antiterroriste à Sidi Bouzid. Le 23 mai, il revient pour commenter les événements de la veille à Tataouine, et fait le lien entre les manifestants et les « barons de la contrebande » en s’appuyant sur les plaques d’immatriculation retrouvées sur les lieux.

Très vite, l’amalgame entre les manifestants et des contrebandiers est fait. Les commentaires circulent sur Facebook et le mouvement social laisse place aux préoccupations sécuritaires, la plupart des médias tunisiens reprenant les déclarations des porte-parole du ministère de la Défense et de l’Intérieur évoquant un mort « tué accidentellement ».

« Criminaliser les mouvements sociaux est une matrice dans les médias dominants »

- Riadh Ferjani sociologue des médias

Sur place, les manifestants parlent d’un homicide volontaire et les vidéos montrent des scènes chaotiques où certaines voitures de police foncent dans la foule. Une dépêche de l’AFP confirme aussi cette version des faits et la venue d’un juge militaire sur les lieux le lendemain pour enquêter corrobore les faits.

Or, ni le gouvernement, ni le ministère de l’Intérieur ne se sont exprimés sur le sujet depuis, bien que la radio Mosaïque FM vienne tout juste de confirmer l’ouverture d’une enquête par la justice militaire.

 

« Criminaliser les mouvements sociaux est une matrice dans les médias dominants. En janvier 2016, la vague de contestation qui a démarré à Kasserine pour se propager dans quinze villes, a été stoppée par une campagne d’intox sur de prétendus agressions et vols. Ce n’était que des rumeurs, lancées sur les réseaux sociaux puis relayées par les médias », rappelle Riadh Ferjani sociologue des médias, à Middle East Eye.

« À propos de Jemna [oasis autogérée par un groupe qui a fait pression pour préserver les terres et la récolte de dattes qu'ils avaient remis en marche], certains animateurs radio ont demandé, à une heure de grande écoute, pourquoi on n’enverrait pas l’armée pour mettre fin à un mouvement, encore une fois pacifique. »

Des évolutions depuis le soulèvement de Gafsa en 2008

Pour Tataouine, la situation est d’autant plus compliquée que certaines thèses sécuritaires développées par la majorité des médias et plusieurs politiques, affirment que les mouvements de protestation ont été infiltrés, soit par des casseurs, soit par des milices, en s’appuyant sur des vidéos et des photos montrant le siège du commissariat de police et celui de la Garde nationale brûlés, sur lesquelles s’est focalisé le discours officiel.

Or selon les témoins, le feu n’a pas été allumé par des manifestants de Tataouine mais par des personnes venues en moto et en pick-up, qui ont vidé des bidons d’essence sur les lieux.

Le grand coup de filet anticorruption lancé par le Premier ministre Youssef Chahed le même jour, qui s’est accompagné d’arrestations directement liées aux événements de Tataouine pour « atteinte de la sûreté nationale », en a toutefois dit très long sur les craintes du gouvernement.

Les directs diffusés sur les réseaux sociaux « ne sauraient remplacer une information vérifiée, où les acteurs et les enjeux sont clairement identifiés »

Les directs diffusés sur les réseaux sociaux « ne sauraient remplacer une information vérifiée, où les acteurs et les enjeux sont clairement identifiés », selon Riadh Ferjani. Mais ils ont au moins montré en direct une situation qui, jusqu’alors, était peu ou mal couverte par les médias.

La couverture des manifestations de Tataouine montre combien le paysage médiatique tunisien a évolué depuis les évements du bassin minier en 2008.

À l’époque, alors que la région de Gafsa se soulevait contre le chômage et les inégalités, l’information était verrouillée et seules quelques vidéos amateurs arrivaient à passer. Mais si le mouvement de protestation de Tataouine a été largement couvert et relayé, les théories du complot et les amalgames entre les manifestants et les terroristes ont été privilégiés au détriment de véritables analyses.

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