"Nous n’attendons rien des soldats turcs",
"l’armée turque n’envisage pas la moindre opération contre les combattants de l’EI?", "cette résolution va rester lettre morte", "ce vote du Parlement n’est que poudre aux yeux", telles sont les réactions des Kurdes qui défendent Kobanê, pied à pied depuis 3 semaines, à l’annonce du vote du parlement turc autorisant une intervention militaire turque en Irak et en Syrie.
Et ce ne sont pas les promesses du nouveau premier Ministre Ahmet Davutoglu de faire "tout son possible" qui rassurent les combattants, déclaration d’ailleurs immédiatement tempérée par le Président Recep Tayyip Erdogan qui a rappelé que la priorité reste la chute de Bachar al-Assad auquel il voue personnellement une haine mortelle. C’est pour cette raison que les députés CHP (Parti républicain du peuple) se sont opposés à cette motion, le parti social-démocrate, héritier du parti fondé par Atatürk, accusant le gouvernement de vouloir profiter de la situation pour s’engager dans une confrontation armée avec le régime syrien en utilisant le prétendu « Etat islamique » (EI) comme prétexte.
Les députés HDP(Parti démocratique du Peuple) se sont également opposés à cette motion, le parti pro kurde reprochant au gouvernement turc de ne pas se sentir prioritairement concerné par la lutte contre l’EI. Il en veut pour preuve son refus de condamner les massacres commis par les djihadistes, dont il tolère le recrutement sur son sol.
Le double jeu habituel d’Erdogan
Le texte voté par les députés de la majorité aux ordres permet bien à Ankara de déployer des soldats en Syrie et en Irak, mais prend soin de préciser que cette intervention ne se fera que si elle est jugée nécessaire. Par qui ? Par le président, bien évidemment. Les pays de la coalition restent pour leur part sur leur faim car ce texte ne répond pas à leurs attentes, il ne signifie pas que la Turquie fera partie des forces de frappe des opérations aériennes et terrestres contre l’EI. La volonté d’Erdogan est claire : il veut une zone tampon, avec une exclusion aérienne, qui lui permettra d’occuper le Kurdistan syrien, après que les forces kurdes se soient fait massacrer. Cette position est intolérable et Abdullah Öcalan a, depuis sa prison d’Imrali, menacé de rompre les négociations de paix entre le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) et Ankara si les djihadistes commettent un massacre à Kobanê à la faveur de l’inaction turque.
L’obsession turque
La menace kurde est devenue obsessionnelle pour l’AKP, le parti islamo conservateur du président Erdogan, alors qu’il voit dans les mouvements extrémistes comme l’EI un problème conjecturel créé par les dynamiques régionales plutôt qu’une menace sur le long terme.
Cengiz Candar écrit dans le quotidien Radikal :
malgré le processus de paix qui est en cours, Ankara souffre toujours d’une obsession kurde. La motion, préparée sous la pression des États-Unis, ne concerne que secondairement l’État islamique. Elle vise principalement le PKK et le YPG?, qui sont pourtant en train de combattre contre les djihadistes.
C’est un vrai casse tête pour la Turquie, pour qui il est de plus en plus difficile de faire croire au monde entier que le PKK est une organisation terroriste. En envoyant ses combattants épauler leurs frères du PYD contre l’EI, le PKK gagne de plus en plus en légitimité internationale. Ankara voit avec inquiétude ces Kurdes s’organiser en un quasi-Etat au Rojava? aujourd’hui, mais pourquoi pas en Turquie demain ? "La situation avec Daesh est en train de transformer les groupes kurdes de simples groupes en acteurs politiques" peut-on lire dans la presse turque.
Le combat qui se déroule à Kobanê n’est pas anecdotique
Cette position ambiguë de la Turquie sera-t-elle tolérée par la coalition ? On peut le craindre car la Turquie possède la 2e force armée de l’OTAN et est capable d’amener des troupes au sol, sans lesquelles aucune guerre n’est gagnée. Dans le même temps seraient liquidées des forces kurdes qui contestent le modèle d’une économie libérale basée sur les lois du marché, du clientélisme et de la corruption. Il en serait fini du modèle social mis en place au Rojava, démocratique et décentralisé. Ce qui n’est pas pour déplaire à tout le monde.
Il serait toutefois imprudent pour la coalition de miser sur une éradication des forces populaires kurdes : elles ont en leur sein des combattants et des combattantes non seulement courageux mais aussi expérimentés, sur lesquels il faut compter.
Si tant il est vrai que l’intervention de la Turquie peut être décisive à court terme, il n’en reste pas moins vrai que le danger que représente l’EI pour tout le Moyen Orient et même au-delà requiert l’union de toutes les forces, incluant notamment l’Iran, les pays du Golfe, les sunnites irakiens, les Kurdes des quatre parties du Kurdistan, la Russie et même son protégé, le gouvernement syrien. Les Etats africains sont aussi concernés et la Chine devra se soucier des prétentions asiatiques de l’EI. Au regard de ces considérations, le combat qui se déroule à Kobanê est-il anecdotique ? Il n’en est rien. L’issue peut être décisive quant à la suite de l’implantation d’un « califat islamique ».
Kobanê sera-t-il sauvé ? A l’heure où sont écrites ces lignes, le pire est à craindre mais le salut peut venir d’un sursaut international, d’une vision planétaire pour faire reculer la barbarie, d’une décision onusienne visant à permettre à chaque peuple de vivre libre.
André Métayer
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