L’offensive israélienne contre la population civile de Gaza a incité les responsables du Tribunal Russell pour la Palestine à se réunir en session exceptionnelle les 24 et 25 septembre derniers à Bruxelles.
Plusieurs centaines de personnes ont assisté aux 16 témoignages qui s’y sont succédés et à la conférence de presse du jury qui a présenté ses conclusions. L’exercice était éprouvant.
Ce que nous avons pu voir et entendre dépasse de loin en horreur la représentation que les médias ont pu nous donner du massacre de cet été. Il est remarquable par exemple que Paul Mason, journaliste de la télévision britannique Channel Four venu apporter son témoignage de premier plan sur le ciblage intentionnel des écoles de Gaza a dû le faire précéder d’un avertissement : il témoignait en son nom propre, sa rédaction ne pouvant cautionner ses propos, pourtant essentiellement factuels.
Rappelons pour commencer une donnée déjà connue et incontournable : comme le faisait déjà remarquer l’historien israélien Shlomo Sand pendant l’offensive, « le Hamas a tiré indistinctement sur des civils et n’a tué quasiment que des militaires, alors qu’Israël, qui disait vouloir frapper des combattants, a tué massivement des civils ».
En effet, en 50 jours, l’armée israélienne a tué 2.188 Palestiniens de Gaza dont au moins 1.658 civils tandis que les groupes armés palestiniens ont de leur côté tué 66 soldats et 7 civils israéliens. Cette disproportion flagrante est en soi, pour le Tribunal Russell, constitutive de crime de guerre. Dans ses conclusions, il écrit en effet que « les forces israéliennes ont violé deux principes cardinaux du droit international humanitaire – la nécessité d’établir une distinction claire entre les cibles civiles et militaires et la nécessité d’adapter de façon proportionnée le recours à la violence militaire par rapport aux objectifs de l’opération ».
Pour rester dans les questions de proportion, il est indispensable de prendre conscience de l’escalade inouïe à laquelle se livre actuellement Israël. La précédente offensive contre Gaza (« Plomb durci ») avait déjà suscité une vague d’indignation de par le monde. Elle était pourtant 14 fois moins intense que celle de l’été dernier si on prend en compte le nombre de munitions lâchées sur les Gazaouis. En 2008-2009, 50 tonnes de bombes sont tombées sur ce petit territoire, tandis qu’en 2014 il s’est agi de 700 tonnes ! Cela donne à réfléchir : où s’arrêtera cette politique de destruction si Israël reste impuni ? L’offensive de cet été est en effet la plus violente depuis l’occupation de Gaza en 1967 et rien n’indique que ce soit la dernière, notamment au vu de la quasi unanimité avec laquelle l’opinion israélienne l’a approuvée.
Directives explicites
Certains aspects de l’offensive sont clairement constitutifs de crimes contre l’humanité. En effet l’opération « Bordure Protectrice » était essentiellement dirigée contre la population civile et ce de façon généralisée et systématique. Le Tribunal Russell a pu pointer, grâce notamment au témoignage d’Eran Efrati (ancien militaire israélien et membre de « Breaking the Silence ») trois directives internes de l’armée israélienne dont la révélation permet de mieux appréhender le caractère intentionnel de la tuerie de masse.
1° La « doctrine Dahiya » implique l’utilisation d’une force disproportionnée visant à punir collectivement la population civile pour des actes de groupes de résistance ou de leaders politiques.
2° La « directive Hannibal » autorise la destruction de zones entières afin d’empêcher la capture de soldats israéliens.
3° La « politique de la ligne rouge » consiste en la création d’une « zone de mort » au-delà des limites d’une « ligne rouge » arbitraire et invisible autour de bâtiments occupés par les forces israéliennes. Très concrètement, cela signifie que tout Palestinien, quel que soit son âge et sans être nécessairement soupçonné d’appartenir à un groupe armé, qui franchit à son insu la « ligne rouge » est assassiné. Nous sommes ici très loin d’une opération « défensive » comme se plaît à le prétendre le gouvernement israélien…
Crimes contre l’humanité
Les crimes contre l’humanité mis en exergue par le Tribunal Russell sont au nombre de trois : le meurtre, l’extermination et la persécution.
1° Meurtre. Le meurtre a été défini en droit international notamment par le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie comme étant « le fait de causer, de manière illicite et intentionnelle, la mort d’un être humain ». Le Tribunal Russell pour la Palestine estime qu’une « proportion significative des victimes civiles palestiniennes au cours de l’opération Bordure Protectrice est le résultat d’actes délibérés, illicites et intentionnels ».
- Extermination. Se fondant sur le Statut de la Cour Pénale Internationale, le Tribunal Russell pour la Palestine reprend à son compte la définition du crime d’extermination comme incluant « à la fois les meurtres de masse et le fait d’imposer intentionnellement des conditions de vie (telles que la privation d’accès à la nourriture, à l’eau et aux soins de santé) calculées pour entraîner la destruction d’une partie de la population ». Il note que ce crime diffère de celui de génocide notamment en ce qu’il n’implique pas nécessairement « que l’auteur ait eu l’intention de mener à terme la destruction du groupe dans son ensemble ou en partie » (c’est moi qui souligne).
Entrent dans ce cadre les attaques ciblées contre les bâtiments et le personnel médicaux. Nous avons pu entendre le témoignage accablant du Docteur Mads Gilbert, médecin norvégien travaillant à Gaza. Hôpitaux, ambulances et personnel médical ont été sciemment visés de façon à empêcher les victimes d’accéder à des soins.
L’affirmation officielle du gouvernement israélien selon laquelle les infrastructures hospitalières auraient abrité des terroristes n’a jamais été prouvée. Selon les témoins, la seule fois où Israël a visé des infrastructures publiques hébergeant effectivement des lanceurs de missiles était le cas de deux écoles de l’ONU… désaffectées. Les autres écoles visées par des bombardement ou des tirs abritaient exclusivement des enfants et/ou des réfugiés.
Les destructions d’infrastructures civiles (notamment la centrale électrique de Gaza) y compris celles de l’ONU s’ajoutent à d’autres mesures comme le refus de créer un couloir humanitaire, la fermeture des passages d’Erez et de Rafah (avec la complicité du régime égyptien), tout cela a selon le Tribunal Russell pour la Palestine « contribué à l’imposition de conditions de vie calculées pour entraîner la destruction d’une partie de la population de Gaza ».
- Persécution. Selon le Tribunal Russell pour la Palestine, « le crime contre l’humanité de persécution implique le déni intentionnel et grave de droits fondamentaux des membres d’un groupe ou d’une collectivité. Le groupe doit être ciblé à des fins discriminatoires pour des motifs politiques, raciaux, nationaux ethniques, culturels, de genre ou religieux ». Ayant déjà étudié lors de précédentes sessions la politique générale d’Israël vis-à-vis des Palestiniens, le TRP conclut qu’elle « revêt un caractère intrinsèquement discriminatoire » que l’offensive contre Gaza n’a fait qu’intensifier. Il cite, parmi les violations de droits fondamentaux commises cet été à Gaza : le meurtre, la torture, la violence sexuelle, la violence physique non considérée comme torture, le traitement cruel et inhumain ou la soumission à des conditions inhumaines, l’humiliation et la dégradation constantes, le régime de terreur imposé à la population civile, l’arrestation et la détention illicites, l’emprisonnement ou le confinement, les restrictions à la liberté de mouvement et la confiscation ou la destruction de logements privés, de commerces, d’édifices religieux, de bâtiments culturels ou symboliques ou encore de moyens de subsistance. Chacun de ces crimes contre l’humanité a été illustré de témoignages précis.
Vers un génocide ?
Contrairement à ce que prétendent ses détracteurs, le Tribunal Russell n’a pas affirmé qu’un génocide a été commis à Gaza. Plus sérieusement, il veut alerter l’opinion publique sur deux processus en cours qui, s’ils se poursuivent du fait de l’impunité, pourraient conduire l’Etat d’Israël à commettre effectivement un génocide.
Le premier de ces processus découle de tout ce qui précède en termes de crimes contre l’humanité. L’opération Bordure Protectrice qui vient s’ajouter à « l’effet cumulé du régime prolongé de peine collective à Gaza semble[nt] imposer des conditions de vie calculées pour entraîner la destruction progressive des Palestiniens en tant que groupe à Gaza ». Et le Tribunal Russell pour la Palestine de mettre « en exergue la transformation potentielle d’un régime de persécution, comme démontré (…) ci-dessus, en un régime génocidaire dans les faits ».
Cette crainte se fonde sur l’observation d’un autre processus, idéologique celui-ci : la libération d’une parole génocidaire de la part de faiseurs d’opinions, de responsables politiques et religieux israéliens. Le journaliste israélo-canadien David Sheen a compilé pour le TRP un florilège de ces déclarations. Par exemple la députée Ayalet Shaked « qui définit ‘l’intégralité du peuple palestinien [comme] l’ennemi’, plaide pour la destruction de ‘ses personnes âgées, ses femmes, ses villes et villages, ses biens et ses infrastructures’ et déclare que les ‘mères de terroristes’ devraient être détruites ‘comme devraient l’être les maisons dans lesquelles elles ont élevé les serpents’ ». Ou encore le Rabbin Shmuel Eliahu affirmant avant Bordure Protectrice que « s’ils n’arrêtent pas après 1.000, nous devrons en tuer 10.000. S’ils n’arrêtent pas encore nous devons en tuer 100.000, 1.000.000 même ». Le Rabbin d’Hébron, Dov Lior, donne une justification « religieuse » à un possible génocide : « Dans une guerre, ceux qui sont attaqués (selon le récit israélien, ce sont les Palestiniens qui ont déclenché la guerre, DL) ont le droit de prendre des mesures pour exterminer leur ennemi ».
L’accumulation de ces déclarations qui émanent, non plus de quelques extrémistes marginaux, mais de dignitaires influents qui enfreignent le droit international mais non le droit israélien (en Israël l’antisémitisme est interdit mais il n’existe aucune loi pour prohiber les autres formes de racisme) ont mené le Tribunal Russell sur la Palestine à conclure que « dans une situation où certains crimes contre l’humanité sont commis en toute impunité et où l’incitation directe et publique à commettre le génocide est manifeste dans la société, il est très concevable que des individus ou l’Etat puissent choisir d’exploiter ces conditions en vue de commettre le crime de génocide ».
Cette mise en garde forte fait songer à celle, tristement prophétique, émise notamment par la Fédération Internationale des Droits de l’Homme enquêtant sur le Rwanda dans les mois et années qui ont précédé le génocide de 1994.
Les amis de la Palestine doivent en prendre toute la mesure, avec les nuances qu’y apporte le Tribunal Russell pour la Palestine : Israël POURRAIT commettre un génocide. La LCR entend contribuer à faire entendre cette vérité – dans le but qu’elle ne se réalise pas. En ce sens le Tribunal Russell sur la Palestine aura accompli la mission que Walter Benjamin assignait dans les années 1930 à l’historien matérialiste : être un avertisseur d’incendie.
Ce texte est une version légèrement remaniée d’un texte à paraître dans le prochain numéro de la revue de l’UPJB, Points Critiques.
24 octobre 2014 par