Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Syrie, contre l'Etat islamique, des combattantes kurdes kalachnikov en main (Courrier International)

Femmes kurdes. Libération. 
Femmes kurdes. Libération.  Dessin de Mauro Biani paru dans Il Manifesto, Rome.

 

Bien entraînées, elles se battent avec un moral d’acier contre l’Etat islamique.

Alors que je m’apprête à pénétrer dans le camp d’entraînement kurde réservé aux unités spéciales de femmes combattantes dans la région de Rojava (province d’Al-Djezireh [nord-est de la Syrie]), une jeune femme m’arrête à l’entrée. Elle est vêtue d’un uniforme militaire et sa tête est ceinte d’un bandeau vert à la kurde, soigneusement brodé de roses et de petites fleurs. Je me présente, puis lui demande si ce bandeau fait partie d’un uniforme militaire ou est un symbole quelconque.

Elle sourit timidement et me répond : “Non, je le trouve simplement joli. Nos grands-mères en portaient pour compléter le costume traditionnel kurde.” Après avoir été autorisée à entrer dans la cour du bâtiment, appelé “académie”, je découvre un lieu propre comme un sou neuf. Alors que ce genre d’endroits plutôt masculin est généralement plein de restes de repas, de toutes sortes d’affaires qui traînent et du vacarme des soldats, rien n’indique ici qu’il s’agit d’un centre d’entraînement militaire. “C’est notre maison. Nous y mangeons et nous nous y entraînons, nous y étudions et nous y dormons. Pourquoi ne le garderions-nous pas soigné comme si c’était notre propre demeure ?” me demande l’une des combattantes en voyant mon étonnement.

Leurs journées commencent par un passage en revue et des exercices sportifs, suivis par la pause du petit déjeuner. Ensuite, les femmes se divisent en petits groupes. Les unes s’entraînent au tir, d’autres vont assister à des cours de réflexion politique. J’assiste à l’un de ces cours. L’enseignante parle de l’histoire des Sumériens [peuple de la Mésopotamie du IIIe millénaire avant J.-C.], de la place que la femme occupait dans la société sumérienne et du rôle du clergé dans sa marginalisation ultérieure.

Nous étions des déesses

De temps à autre, elle demande si quelqu’un a un commentaire à faire ou une question à poser. Beaucoup participent au débat sur la situation de la femme contemporaine en comparaison avec celle de cette époque-là. Pendant la pause, je m’approche de l’une d’elles et lui demande son nom. Elle m’indique son surnom, Jihan Ghameshlou. Je lui demande ce qu’elle pense du cours auquel nous venons d’assister.

Elle répond : “Vous vous demandez probablement pourquoi revenir à ce lointain passé. Nous avons appris qu’à cette époque-là la femme était tout en haut de l’échelle sociale. Nous étions des déesses.” Avant que Jihan ne s’épanche davantage, je lui demande : “Mais ta tâche consiste à protéger ton pays et à libérer ta patrie. Quel rapport [entre les Sumériens] et ce que tu auras à faire au front ?”

Sa réponse fuse comme si elle s’attendait à cette question : “Avant de pouvoir penser à libérer quoi que ce soit, il faut que je libère mon cerveau de l’état dans lequel il est englué du fait de nos traditions et de l’enseignement [que nous avons reçu à l’école de l’ancien régime] baasiste. Il faut que je comprenne les mécanismes de l’Histoire et la situation de la femme pour savoir ce que je fais ici. Notre guerre se situe avant toute chose sur le terrain des idées. Nous combattons les idées obscurantistes et rétrogrades des membres de Daech [l’Etat islamique] avec leur barbe épaisse et leur étrange faciès, qui coupent des têtes et qui veulent nous ramener à ce que nous avons connu de pire en termes de répression et de domination sexiste, idéologique et humaine.” Je lui demande son âge. Elle répond qu’elle a entre 20 et 30 ans, sans vouloir en dire plus, et qu’elle a été étudiante jusqu’à la troisième année à la faculté de lettres d’Alep avant de se tourner vers les armes. Kalachnikov à la main, les combattantes se rendent à l’exercice de tir. Les rafales sont entrecoupées de rires, mais les femmes n’en sont pas moins disciplinées. 

"J’ai eu des camarades qui sont mortes en martyres"

Elles ne s’appellent pas par leur nom, mais par le mot hafal, qui signifie “camarade” en kurde. Je m’approche de l’une d’entre elles. Au début, elle se montre timide et me dit que je devrais plutôt parler à une autre, mais j’insiste. Finalement, elle accepte. “Je m’appelle Botan Berkhodan. J’ai 24 ans. J’ai participé à des combats. J’ai eu des camarades qui sont mortes en martyres. J’ai juré que je les vengerais. Nous n’aimons pas la vengeance mais, quand je me rappelle leurs yeux, je sens une lourde responsabilité sur mes épaules.”

Selon elle, ses amies rêvaient “avant toute chose de la liberté de la femme, pas seulement de la femme kurde, mais des femmes de partout”. Et elle me raconte un des affrontements avec Daech : “Nous étions en train de nous approcher d’eux à quelques mètres. Nous entendions leur voix. Ils étaient très en colère quand ils ont compris qu’ils se trouvaient face à des femmes. Ils disaient à leurs camarades, par talkie-walkie : ‘Venez, il y a des garces !’ Pour eux, nous sommes des garces. Mais on leur a appris de quel bois on se chauffe. Parfois ils nous fuient, effrayés, sans s’occuper des morts et en abandonnant leurs blessés. — C’est vrai qu’il y aurait une fatwa disant que celui qui se fait tuer par une femme n’entre pas au paradis ? — De toute façon, ils n’iront pas au paradis. C’est ailleurs que nous les expédions. Mais c’est vrai que cette fatwa existe. D’après ce que disent nos prisonniers, ils pensent vraiment que celui qui se fait tuer par une femme n’aura droit ni au paradis ni aux houris.”

Chasseresse

Je laisse Berkhodan pour trouver Sama. Elle est mince, élancée, brune, et ses traits pourraient donner à penser qu’elle est arabe et non kurde. En souriant, elle me confirme qu’elle est effectivement arabe. Elle a néanmoins rejoint cette unité militaire qui “ne se préoccupe pas de l’appartenance ethnique ou confessionnelle, mais de l’être humain”. Ses parents s’y sont opposés dans un premier temps, mais elle leur a expliqué qu’“une fille ne vaut pas moins qu’un garçon”. Et, depuis son engagement, elle pense avoir contribué à “changer le regard dépréciatif que la société, surtout la société arabe, porte sur les femmes”. Ensuite, on me présente une jeune femme de 26 ans, surnommée “la chasseresse de Daech”.

Elle m’explique la raison de ce surnom : “J’ai capturé plusieurs fois des guerriers de Daech. La dernière fois, quand j’ai amené le prisonnier à notre camp, il m’a demandé un verre d’eau. Je le lui ai donné et j’ai vu qu’il le posait devant lui pour ensuite y plonger une clé qu’il portait à une chaîne autour du cou. C’était une grosse clé comme on en a dans les maisons à la campagne. Il l’a plongée trois fois dans l’eau avant de boire. Il pensait qu’en agissant de la sorte il devenait invisible. C’est tragique de se battre contre des assaillants aussi idiots.”

Et elle ajoute : “Lorsque j’en faisais mes prisonniers, tout le long du trajet vers notre camp ces djihadistes regardaient par terre. Je ne sais pas si c’est parce qu’ils se sentaient humiliés du fait d’être les prisonniers d’une femme ou si c’est par pudeur religieuse. Dans les deux cas, c’est ridicule. Qu’est-ce qu’ils sont ridicules, ces hommes !”

Taha Khalil

Publié le 12 octobre 2014 dans Al-Mustaqbal (extraits) Beyrouth

Al-Mustaqbal Taha Khalil 28 octobre 2014

http://www.courrierinternational.com/article/2014/10/28/contre-l-etat-islamique-des-combattantes-kurdes-kalachnikov-en-main?page=all

 

Les commentaires sont fermés.