Le Soir d’Algérie : Votre ouvrage s’intitule Nostalgérie. Que recouvre ce néologisme et en quoi, selon vous, l’OAS et ses héritiers l’ont-ils confisqué ?
Alain Ruscio : En fait, je précise dans l’ouvrage qu’il ne s’agit pas tout à fait d’un néologisme. Ou alors il est ancien (né dans les années 1920/25). Il recouvre une réalité humaine respectable : l’attachement à une terre où les aïeux étaient venus s’installer et/ou une terre natale... Le drame commence lorsqu’on constate que l’immense majorité des Européens ne se sont jamais interrogés sur le sort de ceux dont la France coloniale était venue voler le pays, la terre et jusqu’à l’identité, de ceux qu’ils appelaient les «indigènes». Après 1962, il y a eu une véritable captation frauduleuse de ce sentiment humain par les ultras, les activistes, regroupés autour de l’OAS. Ils ont voulu «bloquer l’Histoire», comme l’avait écrit Pierre Nora en 1961. Ils ont évidemment échoué, car l’Algérie devait devenir inéluctablement indépendante. Mais ils ont réussi en partie, hélas, à «bloquer la mémoire», à la fourvoyer vers les impasses du révisionnisme.
Aujourd’hui le FN s’applique à gagner une respectabilité. Pouvez-vous nous rappeler le rôle de Jean-Marie Le Pen, son père fondateur, dans la mouvance Algérie française ?
Jean-Marie Le Pen a été élu député en 1956 sur les listes les plus à droite, le mouvement Poujade. Lui et ses amis ont toujours été parmi les plus ardents défenseurs – souvent dans la violence – de l’Algérie française. Si Le Pen n’a jamais appartenu formellement à l’OAS, on sait par exemple qu’il fréquentait les activistes, qu’il a par exemple rendu visite à Salan et Susini début 1961 à Madrid, là où est née cette OAS. On peut imaginer qu’il participa à la stratégie de mise en place de cette organisation.
Qui étaient les alliés de l’OAS en métropole ?
On ne peut comprendre l’efficacité de l’OAS en métropole sans avoir en tête la multitude de ses relais. D’abord dans les rangs ouvertement fascistes et pétainistes, comme Jeune Nation ou l’hebdomadaire Rivarol. Mais également chez de respectables parlementaires, qui menèrent légalement le combat Algérie française, en s’opposant de plus en plus durement aux évolutions gaullistes. Sans oublier des intellectuels de droite, historiens, écrivains, journalistes, qui furent d’efficaces relais. Enfin, on sait aujourd’hui que l’OAS avait infiltré une partie de l’appareil d’État, armée bien sûr, police…
Qu’en est-il des rumeurs concernant le soutien actif de Valéry Giscard d’Estaing à l’OAS ?
Avant d’effectuer ce travail, j’employais moi aussi ce terme de «rumeurs». Après recoupement des témoignages, que je cite dans mon ouvrage, j’ai acquis la conviction qu’il y eut un «duo» Giscard (ministre des Finances)-Poniatowski (son chef de cabinet) qui eut des tendresses pour l’Algérie française, qui poussa cet attachement jusqu’à fournir des renseignements à l’OAS. Giscard a été accusé nommément et publiquement à plusieurs reprises, dès 1962. Les «barons» du gaullisme le haïssaient pour cela. Mais il n’a jamais répondu. Il reste par contre une interrogation à laquelle je n’ai pas encore répondu : pourquoi de Gaulle, qui était forcément informé, ne l’a-t-il pas évincé ?
Comment expliquez-vous qu’il y ait eu paradoxalement beaucoup d’anciens résistants parmi les partisans de l’Algérie française ?
Il y avait plusieurs raisons de s’engager dans la Résistance française, toutes respectables. Parmi elles, un nationalisme, plutôt de droite. N’oublions pas que le premier appel de de Gaulle, en juin 1940, appelait à ne pas désespérer car la grandeur de la France était liée à l’Empire. Beaucoup de ces hommes- et de Gaulle lui-même – furent incapables d’imaginer que la notion d’indépendance nationale pouvait s’appliquer aux «indigènes», ces «sous-hommes». D’où l’enchaînement infernal : immédiatement après la capitulation nazie, massacres du Constantinois (mai 1945), guerre d’Indochine (1946-1954), répression de Madagascar (1947), guerre d’Algérie (1954-1962).
Vous dressez une sorte de typologie de l’activiste ultra. Qu’est-ce qui le caractérise ?
J’aurais plutôt tendance à écrire cette formule au pluriel. Car il y eut en fait des typologies. Les gens de l’OAS furent des civils ou des militaires, des gros colons ou des petits commerçants, des gens qui n’avaient jamais fait de politique auparavant ou des fascistes éprouvés… En fait, ce qui les unissait était d’être «contre» : contre les droits des «indigènes», contre les initiatives des autorités de métropole, contre les intellectuels défaitistes, contre même le peuple de France, qui ne les comprenait pas. Et, par-dessus tout, contre l’indépendance de l’Algérie. A part quelques éléments politisés, la plupart des activistes n’avaient qu’un seul programme : tuer les «meneurs FLN», bloquer toute évolution, revenir au «joli temps des colonies»…
Peut-on parler de peuple pied-noir, uni par une identité commune qui, comme certains l’ont affirmé, aurait majoritairement soutenu l’OAS ?
Il y avait sans aucun doute une unité du peuple pied-noir. Et il faut bien constater, hélas, que la majorité de ce peuple a suivi l’OAS, persuadée que cette organisation serait tout à la fois leur bouclier et leur épée. Quand un monde s’écroule, on est tenté d’écouter ceux qui disent qu’ils vont tout sauver. C’est humain. Il faut ajouter que les rares Européens d’Algérie lucides - les communistes, interdits dès septembre 1955, les libéraux, les légalistes, les chrétiens progressistes - furent contraints au silence, soit par l’assassinat soit par l’exil précoce.
Pour reprendre la question que vous soulevez dans votre ouvrage, pourquoi une telle mobilisation pour la restauration du passé colonial en France aujourd’hui ?
Une partie de la population française vit mal, très mal, ce qu’elle considère comme un déclin de la France. Or, les colonies, il n’y a pas si longtemps, étaient associées dans l’imaginaire collectif à la grandeur du pays. Il y a là comme une plaie qui ne cicatrise pas.
Si l’on ajoute à cela le fait que des millions de personnes, au XXIe siècle, sont issus de cette histoire coloniale, que les descendants d’Algériens, de Marocains, de Tunisiens, d’Africains, de Vietnamiens, vivent désormais sur notre sol, sont Français, il y a chez certains comme une crainte de perte supplémentaire d’identité. Un lobby post-colonial puissant, actif, utilise démagogiquement cette situation, entretient le malaise. On dépasse ici largement, hélas, les contours des anciens de l’OAS, ou même des militants du Front national : des polémistes de bas étage, mais aussi des intellectuels de prestige (de l’Académie française…), des politiques de la droite classique s’engouffrent dans la brèche. Nous vivons un temps de révisionnisme colonial. Mon ouvrage, parmi bien d’autres, est un cri, une invitation à entamer la reconquête de l’opinion. La contre-attaque est commencée, nous ne l’arrêterons pas.
Propos recueillis par M.-J. R. Le Soir d'Algérie, 20 mai 2015
L’Organisation armée secrète ou la persistance de l’esprit revanchard
Si la décolonisation des territoires appartient désormais à l’Histoire, l’idéologie coloniale, en revanche, n’a jamais cessé de hanter l’imaginaire d’une partie de la société française. Cette volonté de retour à un passé colonial mythifié s’exprime à travers la multiplication, ces dernières années, des commémorations et lieux de mémoire — 70 à ce jour — à la gloire de l’Algérie française et des chefs de l’OAS dont certains furent condamnés à mort et exécutés pour leurs actes criminels.
Alain Ruscio dont les travaux font référence en matière d’histoire coloniale propose dans son ouvrage Nostalgérie, sous-titré L’interminable histoire de l’OAS (La Découverte) un rappel de l’origine, de la nature et des actions de cette organisation et de ses affidés.
En arrière-fond, ces interrogations : «Pourquoi les anciens activistes et ultras sont-ils toujours écoutés ?»,
«Pourquoi une telle mobilisation en France pour la restauration du passé colonial ?». L’un des signes de cette gangrène des esprits est l’accaparement par l’OAS et ses héritiers de cette notion de «nostalgérie» — nostalgie parfois teintée d’amertume de la terre natale —, synonyme d’Algérie heureuse, scellée dans la mémoire pied-noir. Elle est le socle d’une stratégie de reconquête commencée dès les premières années suivant les Accords d’Evian, avec le combat pour l’amnistie des anciens de l’OAS, poursuivie sous Giscard d’Estaing et Mitterrand jusqu’à la nouvelle génération de gaullistes et ses tentatives d’imposer une réécriture de l’Histoire dans le sens d’une reconnaissance du rôle positif de la colonisation.
Les réseaux de soutien aux ultras pendant la guerre de libération font, dans cet ouvrage, l’objet d’une étude détaillée rappelant le rôle de chacun, de l’activiste de base jusqu’aux plus hauts représentants de l’Etat : «Ce réseau, des groupuscules d’extrême droite aux sphères gouvernementales, en passant par bien des éléments de l’appareil d’Etat, permet de comprendre l’exceptionnelle efficacité de quelques dizaines d’hommes disséminés sur le territoire de la métropole.»
Le rôle trouble de Valéry Giscard d’Estaing dans l’aide apportée à l’organisation est ici évoqué. Quant à la population européenne d’Algérie, même s’il semble outrancier d’affirmer, comme le fait notamment l’opticien Alain Afflelou qu’en 1961 «tous les pieds noirs étaient dans l’OAS», on peut néanmoins parler d’une forte majorité du moins dans le soutien sinon dans l’engagement au combat. Quant à ceux qui condamnaient l’organisation — communistes, libéraux, quelques hommes d’église —, ils devaient se terrer pour ne pas être éliminés.
Si l’OAS est née officiellement en février 1961 dans l’Espagne franquiste, une «culture de la milice», fruit d’une «mentalité d’assiégés», termes qu’Alain Ruscio emprunte à Gilbert Meynier, existe quant à elle depuis les tout premiers temps de la colonisation avec la milice africaine de Clauzel. Ces milices qui se reconstituent ponctuellement à l’occasion des grands affrontements sont, selon l’auteur, inhérentes aux communautés spoliatrices et minoritaires. On pense à la milice d’Achiary en 1945, aux unités territoriales à partir de 1955, etc. On voit dès lors combien le mythe de l’Algérie heureuse dans laquelle la ségrégation n’aurait jamais existé est illusoire. Pour autant Alain Ruscio refuse l’utilisation du mot apartheid qui appartient selon lui à un autre espace et un autre temps.
Pas de séparation de droit donc mais un mur invisible qui dément le mythe pied-noir d’une amitié transcommunautaire généralisée. Et de citer Albert Memmi et Jean Amrouche pour qui il n’y a pas de situation coloniale sans racisme. L’auteur retrace toutes les étapes qui ont mené à la radicalisation meurtrière des ultras depuis la création de l’Oraf (Organisation de résistance nord-africaine) jusqu’à la «course à l’abîme» à partir de 1962.
Qualifiée par Mitterrand – garde des Sceaux en 1956 — d’«organisation la plus criminelle», l’Oraf employait la stratégie de la terreur dans le but d’exaspérer les Européens par des attentats attribués au FLN. Aujourd’hui encore, des survivants de l’Oraf revendiquent fièrement les attentats à la bombe et autres crimes comme les assassinats aveugles par corps de métiers au nom d’une soi-disant logique défensive. La responsabilité de la gauche dans le processus qui mena au déchaînement des passions depuis l’abandon du projet Blum-Violette jusqu’à la capitulation de Guy Mollet n’est pas esquivée. De la même façon, comme le souligne l’auteur, la résistance française n’a jamais eu de vues émancipatrices en matière coloniale. On trouve parmi les partisans de l’Algérie française beaucoup d’anciens résistants. Ce n’est pas un hasard si Georges Bidault lança en mars 1962, juste avant les accords d’Evian, le CNR, Conseil national de la résistance, couverture de la dernière OAS. Et de fait, l’OAS se drape dans le mythe de la nouvelle résistance.
L’histoire de l’organisation serait incomplète sans celle des hommes qui la composent. Alain Ruscio tente une typologie de l’activiste, un ensemble éclectique animé par un désir de vengeance et ayant en commun le front du refus. Eclectisme social – petits blancs «passant de l’anisette-kemia à la soirée plastic», civils métropolitains, policiers, étudiants, généraux, déserteurs —, mais aussi éclectisme idéologique puisque l’on y trouve aussi bien des pétainistes non repentis que d’anciens résistants de la France libre. Parmi ces ultras, beaucoup de soldats perdus se sont recyclés après la guerre, au Katanga, Cambodge, Liban, Biafra, certains dans les réseaux de Focard.
D’autres terroristes sont devenus des notables, engagés dans l’extrême droite FN ou la droite classique. Aujourd’hui ils sont au premier plan du combat mémoriel à la gloire de l’OAS et de ses combattants, profitant du glissement à droite de la société française. L’ouvrage d’Alain Ruscio appelle à la vigilance. Par ce constant balancement entre passé et présent, il met en garde contre la survivance de cette idéologie raciste et fascisante des ultras de l’Algérie française. Il appelle chaque citoyen à lui substituer un combat pour le devoir de vérité. Par Marie-Joëlle Rupp
Nostalgérie. L’interminable histoire de l’OAS, Alain Ruscio, éditions. La Découverte, avril 2015.
http://www.algeria-watch.org/fr/article/hist/colonialisme/temps_revisionnisme.htm