Le 26 mars dernier, une coalition de pays du Golfe conduite par l’Arabie Saoudite à lancé une attaque sur le Yémen pour « arrêter l’avancée de forces houthis », répondant à la branche zaïdite du chiisme et qui seraient soutenues par l’Iran. A priori, selon la presse, il s’agirait d’une guerre entre les sunnites et les chiites.
L’opération militaire de la coalition arabe au Yémen baptisée « Tempête Décisive » a été remplacée par la nouvelle mission « Restaurer l’Espoir ».
Elle réunit les pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), à l’exception du Sultanat d’Oman, en plus du Maroc, de l’Egypte, de la Jordanie, du Soudan et du Pakistan. L’un des enjeux serait d’empêcher « l’encerclement » de l’Arabie Saoudite par le chiisme dominant déjà à Bagdad, Damas et Beyrouth par le Nord et donc, le Yémen, par le Sud. Il s’agit, surtout, de remettre en place le président Abd Rabo Mansour Hadi, successeur d’Ali Abdallah Saleh, passé dans l’ombre du pouvoir à la suite du soulèvement qu’a connu le Yémen dans le sillage des « Printemps arabes », mais également d’empêcher que les Houthis, dont le fief historique se situe au Nord-ouest du pays, ne domine le détroit de Bab el-Mandeb, la mer Rouge et du canal de Suez et par lequel transite 10% du commerce maritime international et le 30% du pétrole brut mondial et aussi d’interférer dans les négociations en cours entre les Etats-Unis et l’Iran .
L’ensemble des médias occidentaux répète à l’envie qu’il s’agirait d’un affrontement entre sunnites et chiite, comme l’enjeu était celui d’un conflit uniquement interreligieux, sans autres causes. En réalité ce n’est que l’une des expressions régionales de la crise de l’impérialisme et du déclin de l’hégémonie étatsunienne dans ce qui compose une pièce à part de ce puzzle nommé « Géopolitique du chaos moyen-oriental ».
Un peu d’histoire pour mieux comprendre….
Le Yémen a été pendant des siècles gouverné par un imam auquel se soumettaient les tribus. Au lendemain de l’effondrement de l’Empire ottoman, l’imam Yahya Al-Muttewakil doit combattre l’armée du roi Abdelaziz d’Arabie Saoudite qui cherche à annexer la principauté zaïdite. Tout en réussissant à maintenir son indépendance, cette dernière perdra néanmoins la région de l’Asir, ce qui laissera de profonds antagonismes dans les relations entre les deux pays.
Au Sud, en revanche, les imams se sont tenus aux frontières qui les séparent du protectorat britannique d’Aden, établi en 1839.
Ce système d’imanat va perdurer jusqu’à la « Révolution républicaine » de 1962, un putsch militaire mené par le colonel Sallal qui met fin au règne des imams. A l’époque, soit dit au passage, craignant comme la peste la contagion nassérienne ou baassiste ou tout simplement nationaliste arabe, Riyad appuie l’imamat comme rempart réactionnaire contre la poussée populaire sur laquelle s’appuient les jeunes officiers républicains.
D’autre part, le 30 novembre 1967, Aden accède à l’indépendance et dans ce même contexte de secousses populaires, sur fond de décolonisation et de poussée du nationalisme arabe, c’est la naissance de la République populaire du Yémen du Sud, proche de Moscou jusque dans les années 1980, face à la République arabe du Yémen ou Yémen Nord, qui se réaligne rapidement sur l’Occident. Ces contradictions mèneront au déclenchement de plusieurs guerres civiles, en février 1979, suivie d’autres affrontements en 1981 et 1982. Il faudra attendre 1990 pour que la réunification mette fin aux affrontements, au profit du Yémen Nord et qui sert de tremplin au coup d’Etat de Saleh, devenu le nouvel homme fort du pays et homme-lige de l’impérialisme sur place.
Dans la foulée des révolutions arabes en 2011, le pays connaît un processus de contesta- tions et de soulèvements urbains, notamment à Aden et à Sanaa, qui aboutissent à la démission du président Saleh en 2012 et au début d’un « processus de transition », qui canalise partiellement la situation et tente de stabiliser le pays en remettant le pouvoir à un ancien militaire, Abd Rabbo Mansour Hadi.
Sur fond de contradictions régionales yéménites entre Nord et Sud, réouvertes après le processus de 2011-2012 et qui se sont accentuées, à mesure que le processus révolutionnaire arabe s’enlisait, en 2014 les zaïdites, dirigées par Abdel Malek al-Houthi, s’opposent au plan de fédération proposé par le président Hadi, estimant que leur pouvoir serait redimensionné, et ils marchent sur la capitale Sanaa. En 2015 les milices houthies lancent une offensive vers le Sud du pays obligeant le président Hadi à fuir la capitale et à se refugier à Aden, conquise dans la foulée par les Houthis, alliés aux forces fidèles à l’ancien dictateur. Bientôt, l’Arabie Saoudite intervient pour stopper cette poussée. Prise en étau entre des forces absolument réactionnaires, c’est la population yéménite qui supporte par contrecoup le fardeau de la guerre, avec plusieurs milliers de morts, des centaines de milliers de déplacés et autant qui se trouvent en situation de crise humanitaire, privés d’accès aux denrées de base.
Entrecroisements d’intérêts internationaux
Lors de la destitution de MohamedMorsi, en Egypte, sur fond d’immenses manifestations populaires au cours de l’été 2013, l’Arabie Saoudite avait déjà dévoilé ses velléités à prendre de la distance à l’égard des Etats Unis, davantage favorables à des solutions de type « transition démocratique » pour mieux en finir avec le processus révolutionnaire ouvert par les « Printemps arabes ». Riyad, en revanche, n’a pas douté et a choisi la dictature d’Al-Sissi en appuyant et finançant le coup d’état de ce dernier, mettant les Etats-Unis devant le fait accompli.
L’intervention de la coalition au Yémen, a pour objectif de s’opposer à la montée en puis- sance de l’Iran (même si cela n’est pas spécifiquement déclaré), alors que Washington a choisi la voie du rapprochement avec Téhéran, après plus d’un quart de siècle de brouille complète. Un accord définitif sur le nucléaire aurait des conséquences majeures sur l’ordre régional. C’est bien ce que craignent tant Israël que l’Arabie Saoudite. Le conflit au Yémen est donc une façon, pour Riyad, de faire obstacle à ce rapprochement. D’après un journaliste saoudien très bien informé auprès des cercles dirigeants saoudiens, Ryad aurait placé le gouvernement américain devant le fait accompli « Nous avons décidé d’intervenir au Yémen. Etes-vous avec nous ou non ? ». Si cela s’avérait être juste, cela signifierait un tournant important dans la politique extérieure de Riyad et illustrerait, une fois de plus, la difficulté des Etats-Unis à maintenir leur hégémonie.
Quoi qu’il en soit, Washington s’est vu in fine contraint d’exprimer son soutien à l’opération de la coalition, tout en continuant à maintenir les pourparlers sur le nucléaire iranien et à collaborer étroitement avec Téhéran sur les dossiers irakien et syrien, de façon à juguler l’avancée de l’Etat islamique. Enchevêtrement d’intérêts parfois contradictoires, disions-nous.
Cette manifestation d’indépendance sur un dossier sensible de politique extérieure peut s’expliquer par le fait de l’accession au pouvoir du nouveau roi Salman Ben Abdelaziz Al Saoud, et d’un profond remaniement de l’Etat avec l’arrivée d’une myriade de jeunes princes et de technocrates. Ces derniers ont décidé que le royaume wahhabite devait continuer à être le principal allié des Etats Unis dans la région, mais ils craignent en effet qu’un accord définitif sur le nucléaire iranien ne signifie une montée en puissance de Téhéran qui pourrait aspirer à redevenir l’un des interlocuteurs principaux des Etats Unis dans la région, comme avant la Révolution islamique de 1979.
C’est dans ce cadre également qu’il faut comprendre la récente visite du prince Muhamad bin Salman en Russie et la signature de l’accord de coopération sur l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire. Ce rapprochement ponctuel de l’Arabie Saoudite et de la Russie ne fait que confirmer toute la complexité et l’imbrication des intérêts dans cette portion du Moyen Orient. A mesure où les Etats-Unis rétablissent les contacts avec l’Iran, les anciens alliés « privilégiés » que sont la Turquie et l’Arabie Saoudite commencent, chacun à leur façon, à manœuvrer pour ne pas perdre leur condition d’interlocuteur privilégié.
Le pétrole a aussi ses raisons
D’autre part les Etats-Unis sont passés du rang d’importateur net de pétrole, comptant parmi les clients les plus importants des pays du Golfe, à l’autosuffisance, avec l’exploitation du pétrole et gaz de schiste. Ils envisagent même de commencer à exporter, c’est-à-dire à concurrencer les pays exportateurs ce qui c’est traduit par une chute des prix du pétrole de près de 50%. Cela nuit aux pays exportateurs « ennemis » comme la Russie, le Venezuela et l’Iran, mais également aux « alliés de toujours », qui voient fondre leurs rentes liées aux volumes d’exportation. Comme mesure de rétorsion, l’Arabie Saoudite, a décidé de ne pas réduire son niveau de production, une façon de contrer la production américaine de pétrole de schiste qui, aux prix actuels de vente sur le marché, n’est plus rentable. Il est évident que ce bras de fer va continuer, rajoutant du chaos au chaos.
Un pays au bord de la fragmentation
Le plan des néoconservateurs américains d’un « Grand Moyen-Orient », concocté pendant la présidence Bush, a échoué. A sa façon, l’administration Obama a poursuivi, sous un angle différent, cette politique. On connaît la suite, avec la situation actuelle en Lybie, en Syrie ou en Irak, l’apparition d’organisations comme Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique, seule branche d’Al-Qaïda à avoir une base territoriale, l’Etat Islamique et ses ramifications, y compris au Yémen, où Daech appuie, objectivement, par ses attentats anti-chiites, la coalition saoudienne soutenue par les Etats-Unis. Autant d’organisations, crées ou financés par les puissances régionales ou directement par les services secrets américains, ou qui sont, au bas mot, des créatures monstrueuses de la politique impérialiste dans la région et qui en font une poudrière qui risque d’éclater à tout moment.
Le coût en vies humaines, les souffrances infligées à des populations déjà fragilisées par la pauvreté, voilà le lourd tribut payé par les Yéménites à cette guerre régionale par procuration. Les combats pour le contrôle de la grande ville du Sud, Aden, entre loyalistes, appuyés par l’aviation saoudienne, et « rebelles » continuent, même si l’aéroport international est repassé, entre temps, aux mains des troupes fidèles au président Hadi. Pendant ce temps, la guerre a déjà fait plus de 4000 morts et 20000 blessés en quatre mois, pour un pays qui compte pas moins de 1,2 millions de déplacés, alors que 80% de la population manque de tout : c’est le résultat de l’embargo sur les ports yéménites mis en place par l’Arabie Saoudite, aggravé par la résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU, officiellement pour contrer sur les livraisons d’armes aux troupes houthies. Voilà donc ce qu’offrent l’impérialisme et ses alliés régionaux, plus ou moins turbulents, aux peuples de la région. Publié le 14 août 2015 Michel Rosso
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