“Laïcité, égalité et justice sociale” Pancarte de la coalition progressiste “Le peuple Veut”
Le Liban avait connu quelques manifestations importantes au début de l’année 2011 contre le régime confessionnel à la suite des soulèvements régionaux, mais le mouvement a pris malheureusement fin quelques mois plus tard, notamment par le sabotage de plusieurs partis réactionnaires et confessionnels du mouvement et la complicité de mouvements de gauche de tradition stalinienne.
Une nouvelle dynamique populaire a commencé avec la campagne « vous puez » qui a été déclenché à la suite d’une crise de gestion des déchets. Des tas d’ordures se sont accumulés dans les rues de Beyrouth depuis début juillet, après la fermeture d’un site majeur, dans la ville de Naameh, ville côtière du Sud, de décharge à ordures. Ouvert en urgence en 1998, ce lieu d’enfouissement des déchets devait fermer dix ans plus tard et ne jamais dépasser les 2 millions de tonnes d’ordures. Le 17 juillet dernier, quand les habitants des villages voisins ont barré la route aux camions poubelles de l’entreprise Sukleen, elle avait été agrandie à quatre reprises et contenait 18 millions de tonnes de déchets. Depuis ce jour, l’odeur qui étouffait le quotidien à Naameh s’est déplacée dans les rues de Beyrouth. Après dix jours sans collecte de poubelles, cela représentait déjà 3 000 tonnes de déchets quotidiens.
Par la suite le gouvernement d’unité nationale libanais, composé des forces du 8 et 14 mars, [1] a transporté certains tas d’ordures dans les régions les plus pauvres pour soulager momentanément les tensions dans la capitale Beyrouth et épargner aux quartiers les plus embourgeoisés l’odeur et la pollution liées à l’accumulation des déchets. Sans issue à la crise, la plupart des rues beyrouthines débordent maintenant d’ordures.
La classe dominante bourgeoise et confessionnelle tente également de se diviser les profits de la privatisation des ramassages d’ordures en fonction de lignes confessionnelles et géographiques : plus particulièrement, les liens entre Averda, l’entreprise aux commandes de Sukleen, et la puissante famille Hariri. Proche de l’ex-Premier ministre Rafic Hariri, assassiné en 2005, Maysarah Sukkar a créé Averda quelques mois avant d’obtenir son premier contrat au Liban. Avec un chiffre d’affaires de 20 000 dollars, il met alors la main sur le marché multimillionnaire des déchets de Beyrouth et du Mont Liban, sans appel d’offres public. Renouvelé à plusieurs reprises dans l’opacité générale, le contrat d’Averda est finalement arrivé à échéance le 17 juillet 2015. Sans accord politique sur un nouvel espace où enfouir les déchets, les camions de Sukleen ont commencé à les déverser dans les cours d’eau, les espaces verts ou dans le port de Beyrouth.
La campagne « Vous puez » revendiquait d’abord une solution écologique à la crise des déchets, mais par la suite, comme nous l’expliquerons, le mouvement s’est radicalisé pour dénoncer le régime confessionnel et bourgeois libanais dans son intégralité
Lors de la première mobilisation autour de cette campagne le samedi 22 aout, plus de 10’000 manifestant-es se sont retrouvés dans les rues de Beyrouth. Les manifestant-es mettent en cause tous les partis confessionnels et bourgeois du 8 et 14 mars dans la crise des déchets et la corruption qui gangrènent le pays.
Face aux manifestant-es, la répression de l’armée et de la police a été extrêmement violente. Ces derniers ont tenté de repousser les manifestant-es en dehors des routes menant au centre ville de Beyrouth, en tirant à balle réelle en l’air et en ciblant les manifestant-es avec des gaz lacrymogènes et des canons à eau. La police a aussi attaqué les manifestant-es avec des matraques, en en blessant plus de 75 répertoriés dans les hôpitaux.
Malgré la répression féroce, la mobilisation est repartie de plus belle le lendemain, comme un défi à la police, avec environ 20 000 personnes dans les rues de Beyrouth. On pouvait lire sur les murs du gentrifié centre ville investis par les manifestant-es des graffitis tels que “à bas le capitalisme » et « Downtown Beyrouth appartient au peuple », « non à l’homophobie, au racisme,, au sexisme et au classisme » et « Révolution ».
Les différents médias libanais, tous aux services des partis politiques bourgeois et confessionnels, avec la collaboration des services de sécurité et même de certains membres de la campagne « vous puez » qui ne voulaient pas d’une radicalisation du mouvement et la mise en cause du système confessionnel, ont tenté de discréditer le mouvement dans son intégralité en caractérisant particulièrement les jeunes issus des banlieues pauvres de Beyrouth qui avaient rejoint le mouvement comme des « infiltrés » des émeutiers et des saboteurs… Une propagande mensongère, qui par les termes similaires utilisés, rappelait pour beaucoup de manifestants la propagande du régime Assad en Syrie contre les manifestants pacifiques au début de la révolution en 2011.
Des mobilisations et sit-ins ont eu lieu toute la semaine à la suite en dépit de la continuation de la répression, répressionqui a résulté par l’hospitalisation de plus de 400 personnes.
D’autres mobilisations ont eu lieu dans d’autres localités du pays, mais plus particulièrement dans la région de Akkar. Dans cette région située dans le nord du Liban et qui est l’une des plus pauvres du pays et la moins desservie en services [2], les populations locales se sont mobilisées sous le slogan « Akkar n’est pas une poubelle » suite à la proposition du gouvernement libanais de transporter les déchets dans cette région. En contrepartie et pour tenter de faire accepter cette mesure, le gouvernement a décidé d’allouer 100 millions de dollars au développement de Akkar et 200 autres millions de dollars déjà alloués ont été débloqués pour son infrastructure routière et ses égouts. Un regroupement des municipalités de la vallée de Akkar a aussi mis en place une campagne baptisée « Tamartouna bifadlikoum » (Vous nous avez ensevelis par vos largesses) qui refuse le principe du troc consistant à jeter les déchets du Liban àAkkar et à assurer en contrepartie le développement de la région.
Dans cette même région de Akkar, une pétition a été lancé par les habitant-es du village d’Ersal pour empêcher la création d’une zone de dépotoir d’ordures dans la localité.
Les syndicats de la CGTL (centrale syndicale au Liban) ont appelé à rejoindre le mouvement à la suite des manifestations du 22 et 23 août, mais vu leurs faiblesses et leurs soumissions aux partis confessionnels et bourgeois libanais, leurs appels restent à bien des égards rhétoriques.
Le samedi 29 août, une nouvelle manifestation encore massive s’est déroulée dans la capitale Beyrouth, rassemblant entre 60 000 à 100 000 personnes. La jeunesse était présente en masse et avec un dynamisme important.
On pouvait lire et entendre les messages suivants sur les pancartes et entendre les slogans de la manifestation : « Révolution contre la classe dominante, contre le confessionnalisme, contre le racisme et contre le patriarcat », « Laïcité, égalité et justice sociale » ; « De Douma (en Syrie) à Beyrouth le peuple est un et ne meurt pas » ; « De Baghdad à Damas et Beyrouth, et la Palestine une seule révolution », « le peuple veut la chute du régime confessionnel », etc…
De nombreux manifestants dénonçaient également la corruption des élites politiques du 8 et 14 mars, de même que les politiques néolibérales et de privatisations qui ont appauvri les classes populaires du pays et entrainé la destruction des services publics.
A noter dans ces mobilisations, la constitution d’un front rassemblant divers mouvements de gauche, dont au cœur le Forum socialiste, nommé « le peuple veut » sous le slogan « Laicité, égalité et justice sociale ». Cette coalition progressiste revendique notamment : la libération de tous les manifestant-es arrêtés dans le cadre des mobilisations « vous puez » et la fin des campagnes de répression de l’Etat ; l’élection d’une Assemblée constituante, sur la base du scrutin proportionnel non confessionnel, avec le Liban comme arrondissement unique ; la démission du ministre de l’environnement et la mise à l’écart du Conseil du développement et de la reconstruction du dossier des déchets ; des poursuites judiciaires pour toutes les personnes impliquées dans les affaires de privatisations et gestion des déchets ; une enquête avec tous ceux qui étaient impliqués dans les violences au cours des dernières manifestations, c’est-à-dire les responsables politiques et sécuritaires, avec à leur tête le ministre de l’Intérieur, Nohad Machnouk ; etc…
Les multiples tentatives des partis politiques confessionnels et bourgeois du 8 et 14 mars de coopter le mouvement à son avantage politique et intérêts opportunistes sont pour l’instant encore un échec.
Les mobilisations au Liban, comme celle continue en Iraq qui a rassemblé aussi des centaines de milliers de manifestants le vendredi 28 août, nous démontrent que l’onde de choc des processus révolutionnaires de la région débutés en 2011 sont loin d’être terminés, malgré les différentes offensives contre-révolutionnaires. Il faut apporter notre soutien à ces nouvelles révoltes au Liban et en Iraq tout en continuant à soutenir les révolutionnaires en Syrie, Bahrain, Tunisie, Egypte, Yemen, Palestine, etc… qui luttent pour les objectifs initiaux (démocratie, justice sociale et égalité) des processus révolutionnaires et contre toutes les formes de la contre révolution.
Comme nous l’avons dit auparavant et malgré les difficultés importantes et multiples, les processus révolutionnaires ne sont pas morts…
Joseph Daher 30/08/2015
[1] La coalition du 8 mars est liée à la Syrie et l’Iran, regroupe le Hezbollah, l’autre parti chiite Amal et le Courant patriotique libre (chrétien) du général Aoun. De son côté, le pôle du 14 mars, soutenu par les Etats-Unis et de l’Arabie saoudite, est constitué du Courant du futur de Saad Hariri (sunnite), des Forces libanaises et de Kataeb (chrétiens)
[2] Le nord du Liban et sa capitale Tripoli comptent 20,7% des habitants du pays, mais 46% de la population extrêmement pauvre et 38% des pauvres. La région est également la moins équipée au niveau sanitaire, les taux d’abandon scolaire, de chômage et d’analphabétisme des femmes y sont parmi les plus élevés.
Aucun projet de développement de grande ampleur n’a eu lieu également depuis les années 1990. Le nombre d’établissements commerciaux ne dépasse pas les 17 000, dont la grande majorité sont de petites entreprises familiales de moins de cinq employés, dans le gouvernorat du Liban-Nord, tandis que le Mont Liban et Beyrouth en comptent comparativement 73 000 et 72 000.