Les forces de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite ont recouru à un modèle brésilien de munitions à fragmentation, interdites au niveau international, lors d'une attaque contre un quartier résidentiel d’Ahma à Sada (nord du Yémen) cette semaine, blessant au moins quatre personnes et répandant de dangereuses sous-munitions non explosées sur des terres agricoles des alentours, a déclaré Amnesty International vendredi 30 octobre.
L’organisation a recueilli les propos d’un certain nombre de résidents locaux, dont deux victimes, les professionnels de santé qui les soignent, un témoin et un militant local qui s’est rendu sur place peu après l’attaque. Les projectiles non explosés retrouvés sur les lieux de l’attaque sont similaires à des bombes à sous-munitions de fabrication brésilienne dont on sait que l’Arabie saoudite les a utilisées par le passé.
« Parce que les armes à sous-munitions sont par nature non discriminantes, leur utilisation est interdite par le droit international humanitaire coutumier. En fait, près de 100 États interdisent leur fabrication, leur stockage, leur transfert et leur utilisation, compte tenu des dégâts uniques et durables qu’elles causent », a déclaré Philip Luther, directeur du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord d’Amnesty International.
« Outre le fait de tuer et blesser des civils lors de leur utilisation initiale, de nombreuses sous-munitions n’explosent pas à l’impact et continuent à présenter pendant des années un risque mortel pour toutes les personnes qui sont à proximité. La coalition dirigée par l’Arabie saoudite doit immédiatement cesser de les utiliser, et tous les camps doivent publiquement s’engager à ne jamais déployer d’armes à sous-munitions et envisager de devenir parties à la Convention mondiale sur les armes à sous-munitions. »
Témoignages
L’attaque a eu lieu vers midi mardi 27 octobre 2015, dans une zone résidentielle d’Ahma, à environ 10 kilomètres au nord-ouest d’al Talh dans le district de Sahar, près de la ville de Sada. Ahma se trouve à une quarantaine de kilomètres de la frontière avec l’Arabie saoudite.
Un militant local qui s’est rendu sur le site plusieurs heures après l’attaque a trouvé trois sous-munitions non explosées situées à une vingtaine de mètres les unes des autres - une dans un champ d’une ferme locale, une autre près d’une serre et une troisième près d’une mosquée. À la connaissance d’Amnesty International, l’objectif militaire le plus proche est un marché à al Talh, à une dizaine de kilomètres au sud-est, où il est établi que des armes sont vendues et qui a été visé par des frappes aériennes à au moins cinq occasions distinctes depuis le début, en mars, de la campagne de bombardements menée par l’Arabie saoudite et ses alliés.
Des témoins ont décrit comment, malgré l’absence d’aéronefs militaires, une série de roquettes ont sifflé dans le ciel et explosé en vol, suivies de dizaines d’explosions au sol. Ces témoignages et les éléments retrouvés sur le terrain confirment l’utilisation de munitions à fragmentation tirées par le biais de roquettes sol-sol, elles-mêmes propulsées par un système de lance-roquettes multiple.
Salah al Zara, 35 ans, agriculteur local, se trouvait sur la route principale à 50 mètres, lorsque la frappe est survenue. « J’étais à moto avec un ami et nous allions dans la direction de Dhahyan, lorsque j’ai vu [...] quatre roquettes en pleine descente [...]
Chacune a pris une direction différente ; il y avait deux minutes d’intervalle entre les roquettes. Il y a d’abord eu quatre explosions dans le ciel, et puis cinquante au moment de l’impact au sol. Les munitions ont atterri sur un groupement de 30 maisons et commerces. »
Saleh al Muawadh, 48 ans, un agriculteur père de 10 enfants, a parlé à Amnesty International au téléphone depuis son lit à l’hôpital d’al Jamhouri, dans la ville de Sada : « Je passais à moto sur la route principale près du lieu de l’attaque quand j’ai senti plein d’éclats de métal. L’impact de la frappe s’est ressenti jusque dans des fermes situées à deux kilomètres du site. »
Des blessures causées par des éclats
Selon des professionnels de la santé ayant soigné les victimes de cette attaque, un des blessés, Abdelaziz Abd Rabbu, 25 ans, atteint au torse et à l’abdomen, est dans un état critique.
Abdelbari Hussein, 22 ans, un autre civil blessé lors de la frappe, a déclaré à Amnesty International : « J’étais assis dans mon magasin quand l’attaque s’est produite. Je n’ai pas entendu d’avion, seulement des explosions. » Il a été blessé à l’abdomen par des éclats métalliques.
Même si l’attaque a pu viser des Houthis et d’autres membres de groupes armés parmi la population civile, le recours à des armes frappant sans discrimination comme les munitions à fragmentation est interdit par le droit international humanitaire. Tout recours à des armes à dispersion est contraire à cette règle.
Interdiction des bombes à sous-munitions
Les armes et munitions à fragmentation contiennent entre des dizaines et des centaines de sous-munitions, qui sont libérées dans l’air, et se répandent sans discrimination sur une large surface pouvant mesurer des centaines de mètres carrés. Elles peuvent être larguées ou tirées depuis un avion ou, comme dans ce cas, projetées depuis des roquettes sol-sol.
Les sous-munitions ont par ailleurs un taux de non explosion élevé - ce qui signifie qu’un fort pourcentage d’entre elles n’explosent pas à l’impact, et deviennent de fait des mines antipersonnel qui représentent une menace pour les civils, des années après leur déploiement. La fabrication, la vente, le transfert et l’utilisation de munitions à fragmentation sont prohibés par la Convention de 2008 sur les armes à sous-munitions, signée par plus de 100 États.
Bien que le Brésil, le Yémen, l’Arabie saoudite et les autres membres de la coalition menée par cette dernière qui prennent part au conflit au Yémen ne soient pas parties à la Convention, elles sont tenues, en vertu des règles du droit international humanitaire coutumier, de s’abstenir d’utiliser des armes qui par nature frappent sans discrimination et représentent invariablement un danger pour les civils.
L’ASTROS II brésilien
Amnesty International, Human Rights Watch et la Coalition contre les sous-munitions ont recueilli des informations sur le recours de l’Arabie saoudite et ses alliés à quatre modèles de munitions à fragmentation dans le cadre du conflit au Yémen à ce jour, dont trois de fabrication américaine.
Mais cette attaque récente semble marquer la première utilisation de munitions à fragmentation brésiliennes dans ce conflit.
Plusieurs entreprises brésiliennes produisent ce type de munitions. Si Amnesty International n’a pas été en mesure de confirmer de manière indépendante la marque et le modèle des sous-munitions larguées sur Ahma, celles-ci présentent des similitudes avec des dispositifs fabriqués par une entreprise brésilienne nommée Avibrás Indústria Aeroespacial SA.
L’ASTROS II, un système de lance-roquettes multiple monté sur un camion, est fabriqué par Avibrás. L’ASTROS II peut tirer plusieurs roquettes de suite à brefs intervalles, et trois de ses roquettes peuvent être équipées d’un nombre de sous-munitions pouvant aller jusqu’à 65, et possèdent un rayon d’action pouvant atteindre les 80 km, selon le type de roquette. Le site Internet de l’entreprise le dit « capable de tirer des roquettes longue portée et conçu comme un système d’armement stratégique ayant un fort pouvoir dissuasif. »
Selon le Landmine and Cluster Munition Monitor, qui effectue un suivi sur les mines terrestres et les munitions à fragmentation, Avibrás a vendu ce type de munitions à l’Arabie saoudite par le passé, et Human Rights Watch a recueilli des informations sur leur utilisation par les forces saoudiennes à Khafji en 1991, « laissant derrière elles un nombre élevé de sous-munitions non explosées. »
« Le Brésil doit immédiatement préciser quelle est l’étendue de ses transferts internationaux de munitions à fragmentation interdites, qui remontent à des décennies. Le Brésil et les autres États continuant à permettre la production et le transfert de ces armes ne peuvent prétendre qu’ils n'ont pas conscience de l’impact qu’elles ont sur les civils au Yémen et ailleurs. Le Brésil doit immédiatement mettre un terme à leur fabrication, détruire ses stocks et adhérer à la Convention sur les armes à sous-munitions sans plus attendre », a déclaré Átila Roque, directeur exécutif d’Amnesty International Brésil.
Vendredi 30 octobre, Amnesty International a parlé avec un haut responsable d’Avibrás qui avait vu les images en provenance du Yémen. Il a déclaré que la forme « ressemble » à certains des modèles d’Avibrás et n’a pas exclu qu’il s’agissait d’un de leurs produits, mais a ajouté que cela était assez improbable compte tenu du calibre. Il a toutefois reconnu que l’entreprise a fabriqué des calibres du même type au début des années 90, et a déclaré qu’il mènerait une enquête plus approfondie. 30 octobre 2015