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Pierre Manent, philosophe : “L’effort civique n’est pas réservé aux musulmans” (Les Inrocks)

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Entretien avec le philosophe Pierre Manent, qui appelle l’ensemble des citoyens à accepter la nouvelle hétérogénéité religieuse de la société française.

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Quelle lecture faites-vous de cette vague d’attentats d’une ampleur sans précédent qui a touché notre pays ?

Pierre Manent – La France est frappée de plus en plus durement, à des intervalles de plus en plus brefs. Nous sommes le seul pays européen, ou occidental, qui se trouve dans ce cas. En tout cas, nous sommes clairement le maillon faible dans l’ensemble euro-occidental. Nous sommes le maillon faible, ou le maillon exposé, parce que dans la guerre comme dans la paix nous nous sommes donné des buts trop ambitieux que nous n’avons pas les moyens d’atteindre, et cette disproportion entre les prétentions et les résultats est un principe de faiblesse.

Dans la guerre d’abord. Nous sommes le seul pays occidental dont l’essentiel des forces armées opérationnelles est aujourd’hui engagé contre ce qu’il est convenu d’appeler le “terrorisme”, à la fois en Afrique de l’Ouest, au Proche-Orient et bien sûr en France même. Sans avoir augmenté nos moyens militaires, ou en ayant seulement ralenti leur diminution, notre gouvernement en fait un usage intensif qui les use et ne nous laisse pas de réserves. Dans la paix ensuite.

Nous nous sommes donné à l’égard de l’islam un but qu’on peut trouver sublime mais qui résiste mal à l’expérience. Nous avons voulu à la fois être les plus ouverts possible, les plus respectueux possible, et en même temps nous attendions de cette ouverture et de ce respect que les musulmans se fondent dans la République, et que toute séparation entre musulmans et non-musulmans disparaisse. Nous avons escompté qu’ils seraient à la fois “entièrement eux-mêmes” et des citoyens français tout à fait comme les autres. C’était un cahier des charges trop lourd pour les uns et pour les autres. Il nous faut repartir sur des bases plus modestes et réalistes.

Craignez-vous une stigmatisation de la communauté musulmane suite à ces événements ?

Ce terme de stigmatisation ne me paraît pas pertinent. Franchement, dans le contexte, il ne veut pas dire grand-chose. D’ailleurs, si l’on veut bien ne pas accorder trop d’importance à quelques intempérances de langage de politiques intéressés, il est au contraire frappant que les Français, aussi bien après les attentats de janvier qu’ en ce triste mois de novembre, ont en général réagi avec beaucoup de sang-froid. Je crois sincèrement que peu de pays européens auraient été capables, en de telles circonstances, d’une telle maîtrise, d’un tel calme.

La disposition qui s’installe, et que les événements intérieurs et extérieurs tendent à confirmer chaque jour davantage, c’est la méfiance. L’opinion qui me semble de plus en plus dominante parmi nous sur l’islam est à peu près la suivante: bien sûr l’immense majorité des musulmans sont pacifiques; en même temps, ils sont incapables de ramener à la raison ceux parmi eux qui ne sont pas pacifiques et qui se “radicalisent” ; comme en outre ils sont de plus en plus nombreux parmi nous, et très attachés à leurs mœurs qui tendent à les distinguer et même à les séparer des autres Français, il est clair désormais que leur intégration ou assimilation est un but hors de portée.

Voilà, je crois, la conviction qui a cristallisé dans la dernière période. L’opinion moyenne des non-musulmans estime de plus en plus que la séparation sera impossible à surmonter, sauf si l’islam consent à une “réforme” plus ou moins radicale, ou si on le force à une telle réforme en lui imposant une règle de laïcité rigoureuse et contraignante.

Quelques minutes après les attentats qui ont touché notre pays, plusieurs dirigeants politiques de droite et d’extrême droite ont immédiatement pointé la responsabilité de l’islam. Comment dépasser les amalgames et le risque de conflit communautaire ?

Vous allez être surpris par la simplicité de ma réponse: il faut engager une conversation civique un peu sincère. Nous en sommes très loin. Sur ces questions, presque tout le monde use d’un langage codé. Les uns dénoncent le “communautarisme” ; les autres s’écrient : pas d’amalgame, halte à l’islamophobie ! Les uns et les autres tournent autour du sujet soit pour gagner des voix, soit pour éviter d’avoir à répondre à des questions difficiles, tous en tout cas pour se dispenser de réfléchir sérieusement aux questions qui se posent. Ce qui fait qu’en réalité, nous nous connaissons très mal.

Je déplore que les musulmans s’expriment si peu ou alors seulement de manière défensive. Qu’attendent-ils de notre pays qui est le leur? Que pensent-ils de sa politique ? Comment entendent-ils participer à la vie commune ? Ils sont trop réservés ! S’ils prenaient davantage la parole, s’ils exprimaient leurs critiques et acceptaient les critiques, cela contribuerait beaucoup à faire tomber ou à diminuer la méfiance réciproque qui caractérise les relations entre musulmans et non-musulmans dans notre pays.

Dans votre livre, vous évoquez une scission entre Européens et musulmans. Pourquoi l’islam pose selon vous un “problème nouveau” à notre société ?

L’histoire a séparé le nord et le sud de la Méditerranée, la Chrétienté et l’Islam. C’est un fait. Dois-je rappeler les conquêtes musulmanes et les “reconquêtes” chrétiennes, les guerres contre les Turcs, la colonisation et la décolonisation ? Ce sont deux vastes ensembles humains qui ont eu des expériences très différentes et développé des civilisations fort distinctes, et très conscientes d’être distinctes.

Or pour la première fois, avec l’installation d’une nombreuse population musulmane dans plusieurs pays européens, particulièrement en France, ces groupes humains aux expériences et aux mœurs fort distinctes ont à vivre ensemble dans l’égalité. Je souligne : dans l’égalité. C’est un défi inédit. Aujourd’hui les Européens s’organisent sur la base de plus en plus exclusive des droits de l’homme, des droits individuels, tandis que les musulmans restent attachés à des mœurs communes qui s’imposent comme naturellement à l’individu. Bien sûr ceci est schématique puisque les Européens ne sont pas simplement individualistes mais ont eux aussi des liens collectifs, et les musulmans de leur côté ne sont pas insensibles aux charmes de la société libérale, mais il reste ce fait déterminant que l’indépendance individuelle est appréciée assez différemment par les uns et les autres. En particulier l’indépendance des femmes et des jeunes filles. C’est un point de friction considérable entre musulmans et non-musulmans parmi nous.

Une partie des terroristes impliqués étaient français. Comment peut-on répondre à la radicalisation d’une partie de notre jeunesse ?

Nos sociétés éprouvent en général de grandes difficultés pour assurer la transmission non pas tant des connaissances que des formes de vie. Comment devenir un être humain capable de s’affirmer lui-même tout en rendant à chacun son dû, tout en “respectant les autres”? C’est d’autant plus difficile pour un jeune homme qui grandit pour ainsi dire entre deux traditions, deux langues, deux formes de vie, qui sont officiellement égales mais dont l’une se sent toujours mésestimée.

 

Que faire avec la colère des jeunes hommes ? Comment l’éduquer, la rendre constructive plutôt que destructrice ? Je n’ai pas de réponse mais je voudrais souligner un point: les jeunes hommes, spécialement peut-être ceux issus de familles musulmanes, souffrent de l’absence de modèles “virils” dans notre société. Toute la pression publique vise à réprimer les manifestations de “virilité”. Il y a de bonnes raisons à cela. Mais on peut abuser des meilleures choses.

Je crois que si l’on réfléchissait sérieusement à l’organisation d’un vrai “service civil” ou d’une “garde nationale”, on pourrait obtenir de bons résultats. Je pense à un effort sérieux auquel on consacrerait d’importants moyens humains et financiers : il s’agirait de volontaires, mais qui recevraient une éducation physique, éventuellement paramilitaire, mais aussi civique et historique, et recevraient un traitement modeste mais non ridicule. Ils auraient un uniforme. Leur temps de service leur vaudrait des avantages, par exemple pour la retraite. Ils seraient appelés pour des actions de protection civile, d’entretien de l’environnement et de garde des biens publics. Ils mettraient leur fierté à défendre ce qu’ils sont aujourd’hui tentés de détruire.

Que notre société puisse accoucher de terroristes capables d’une telle boucherie vous fait-il perdre confiance dans nos capacités d’intégration ?

Toutes les sociétés accouchent de délinquants ou de criminels. Le désir de détruire, de prendre plus que sa part, d’imposer sa volonté appartient à l’être humain. Nous maîtrisons tant bien que mal ces tendances ou pulsions. Certains n’y parviennent pas. C’est plutôt une question d’éducation que d’intégration. Ou alors il s’agit de l’intégration des différentes composantes de l’être humain. Nous ne nous en soucions pas suffisamment.

Nous accordons une place disproportionnée à la transmission de connaissances au détriment de la formation du caractère. L’éducation civique, ce n’est pas seulement d’apprendre les articles de la Constitution, c’est aussi d’apprendre la fierté du citoyen. L’éducation religieuse, ce n’est pas seulement d’apprendre tel ou tel aspect ou contenu d’une religion, ou de plusieurs religions; c’est apprendre à se rapporter à un être plus grand que soi, apprendre une certaine qualité d’admiration ou de révérence. Notre éducation usuelle tend à laisser en jachère de grandes parties de nous-mêmes.

Pourquoi considérez-vous que la laïcité n’est plus adaptée pour faire coexister les différentes “masses spirituelles” de notre pays ?

La laïcité est un élément central de notre régime politique. Il importe de la préserver. Elle implique que l’institution religieuse et l’institution politique sont séparées, que l’État ne commande pas en matière de religion, et que les hommes religieux ne font pas la loi politique. Tout ceci est très bien. Mais cette laïcité, qui est la laïcité au sens authentique du terme, n’a pas d’effet direct sur la composition religieuse de la société.

Or le problème qui se pose à nous, c’est celui de l’hétérogénéité religieuse de la société, hétérogénéité considérablement accrue avec l’installation de l’islam dans la société française. Beaucoup attendent de la laïcité ce qu’elle n’est pas conçue pour produire, à savoir la neutralisation religieuse de la société, une société dans laquelle la religion ne donnerait pas forme à la vie commune et serait en quelque sorte invisible. Dans un tel dispositif, les musulmans seraient présents mais comme s’ils n’étaient pas là. Tout cela est une fiction qui repose sur une interprétation erronée de l’expérience de la France républicaine.

Dans votre livre, vous appelez de vos vœux la construction d’un nouveau compromis entre les citoyens français musulmans et le reste du corps civique. Sur quoi repose-t-il ?

Nous nous sommes donné un projet trop ambitieux selon lequel les musulmans parmi nous seraient à la fois entièrement eux-mêmes et tout à fait comme les autres. Je me donne un projet plus modeste. J’accepte l’hétérogénéité de départ. Dans mon langage, qui est le langage classique de la sociologie, j’accepte que les musulmans s’installent parmi nous avec leurs “mœurs” propres que nous avons à accepter tout en fixant certaines limites. Certaines conduites en effet, qui sont autorisées par les mœurs musulmanes, sont contraires à nos lois, par exemple la polygamie. Elles doivent être interdites.

J’explique cela plus en détail dans le livre, mais le point que je veux ici souligner est le suivant: je commence par accepter une certaine hétérogénéité intérieure qui n’est pas dans notre perspective habituelle qui vise un corps social homogène. En même temps, je n’en reste pas là, je ne souhaite pas que nous nous installions dans une société “multiculturelle” ou “communautariste”. Je souhaite que nous allions vers un bien commun auquel prendraient part toutes les composantes de la société française. Etant entendu que nous sommes aujourd’hui passablement séparés, je cherche à nous réunir par la voie politique de l’engagement civique plutôt qu’en nous efforçant de contraindre les musulmans à une réforme directe et immédiate de leurs moeurs qui ne me semble pas praticable. L’engagement civique des musulmans a pour condition qu’ils prennent leur indépendance financière, spirituelle et d’organisation à l’égard des pays du monde arabo-musulman qui ont aujourd’hui sur eux une influence à mes yeux très dommageable. Y sont-ils prêts ? Nous ne le saurons pas si nous n’essayons pas. L’effort civique n’est pas réservé aux musulmans. Tous les citoyens doivent participer à l’élaboration d’un projet collectif alors que la tendance dominante parmi nous est à la jouissance des droits individuels. Sommes-nous prêts pour un tel projet collectif ? Nous ne le saurons pas si nous n’essayons pas.

Propos recueillis par David Doucet 17/11/2015 | 16h00

http://www.lesinrocks.com/2015/11/17/actualite/pierre-manent-philosophe-faire-tomber-la-mefiance-reciproque-dans-notre-pays-11788356/

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