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La gauche devant le colonialisme Retour sur une longue histoire (Essf)

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Texte introductif au numéro 13 des Nouveaux Cahiers du Socialisme consacré à l’impérialisme [1]. Pierre Beaudet revient ici sur l’histoire de la la gauche (de Marx à nos jours) face au colonialisme et au racisme.

« La bourgeoisie, en tant que classe, est condamnée à prendre en charge toute la barbarie de l’histoire, les tortures du Moyen-âge comme l’inquisition, la raison d’état comme le bellicisme, le racisme comme l’esclavagisme. »

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme [2]

Le monumental ouvrage coordonné par Marc Ferro, Le livre noir du colonialisme [3], est une référence incontournable pour tous ceux et celles qui veulent comprendre notre planète chaotique. Ferro et ses collègues racontent ce qu’on essaie toujours de cacher, à savoir comment le capitalisme, l’impérialisme, le colonialisme, le racisme forment en fin de compte un dispositif du pouvoir qui constitue le fondement du monde contemporain. Devant tout cela, les mouvements anticapitalistes sont interpellés. À la fois acteurs, complices, victime, ils cherchent à élaborer un projet à travers tout cela, mais la plupart du temps, il faut constater qu’ils échouent à confronter l’impérialisme de « leurs » nations. Les classes populaires dans leur hétérogénéité sont « fracturées » par le capitalisme : ruraux contre urbains, précaires contre ouvriers, hommes contre femmes, immigrants contre tous les autres. Dans les réseaux organisés se distillent des idéologies réactionnaires et racistes, prônant le racisme, l’ethnisme, le nationalisme de droite. C’est là qu’entre en jeu le projet de l’émancipation. Avec Marx, avec la révolution des soviets, avec l’irruption des mouvements de libération nationale, les mouvements populaires se réinventent, forgeant une nouvelle identité internationaliste. Les deux voies, celle de la fragmentation et celle de l’émancipation, restent ouvertes, jusqu’à aujourd’hui. C’est pourquoi l’œuvre de Ferro et d’autres penseurs et mouvements que nous évoquerons ici vaut le détour.

Conquérir, exterminer, mettre en esclavage, piller

Au tournant du seizième siècle, l’Europe sort de la profonde somnolence dans laquelle elle est plongée pendant 1000 ans. Des villes expérimentent la financiarisation et la marchandisation de la production. Ces marchands se glissent entre les mailles des systèmes féodaux. Avec les nouvelles techniques de navigation, cette Europe presque capitaliste se disperse dans le monde. Elle « découvre » l’Amérique, que les pêcheurs et les pirates connaissent depuis longtemps, mais qui devient un vaste territoire à conquérir. De là l’Europe procède à une systématique extermination des peuples autochtones. Dans l’ile d’Hispaniola (Haïti et la République dominicaine aujourd’hui), le massacre fait passer la population d’un million à 60 000 en 10 ans. Les enconiemdas (grandes concessions accordées aux chefs des expéditions) deviennent des camps de la mort où le travail forcé combiné à l’utilisation massive de la torture enferme les populations dans un cycle de mort.

Les profits gigantesques extraits de ces opérations alimentent l’essor du capitalisme et renforcent les marchands qui deviennent peu à peu des bourgeois [4]. La population des Amériques pratiquement éliminée, le capitalisme européen passe à une deuxième étape qui passe par la mise en esclavage de millions d’Africains. De 10 à 15 millions de personnes sont capturées et envoyées dans les plantations des Amériques. Le capitalisme des plantations, très « rationnel » du point de vue économique, expérimente également l’organisation « scientifique » du travail sur une main d’œuvre totalement dépossédée et menée comme dans les futurs camps de concentration nazis [5]. En Angleterre, où le passage au capitalisme est plus rapide, l’esclavage permet l’approvisionnement des matières premières transformées par les industries où sont concentrées les masses prolétariennes. Après l’Afrique et les Amériques, l’Europe capitaliste se tourne vers l’Asie. En Inde, un immense territoire économiquement développé mais politique fragmenté, l’Empire britannique détruit la production locale et transforme la population en une masse corvéable à volonté, entassés dans les ateliers de misère de Bombay et Calcutta [6].

L’ère des massacres

Au tournant du dix-neuvième siècle, l’Afrique acquiert une nouvelle importance alors que s’accélère la course aux ressources entre les rivaux impérialistes traditionnels (France et Angleterre) et « émergents » (Allemagne, Japon, États-Unis) [7]. Réunis à Berlin en 1885, les Européens découpent le continent en zones d’influence pour mettre la main sur les riches ressources minières et agricoles. Le pouvoir colonial procède à de massives expropriations. Les Africains sont soumis à une prédation de nature terroriste, comme au Congo, où la Belgique affame et conduit à la mort des millions de personnes. C’est selon Elikia M’Boholo, « le temps des massacres » [8]. On observe comment le capitalisme avec ses nouveaux moyens expérimente de nouvelles techniques de prédation. Des génocides sont perpétrés un peu partout, comme en Afrique du Sud, en Namibie, au Cameroun, en Angola, à Madagascar. L’esclavage est délaissé pour être remplacé par un système de travail forcé. Alimentant les clivages ethniques, le capitalisme colonialiste recrute des supplétifs locaux qui commettent des atrocités. Dans les colonies de peuplement où arrivent des milliers de colons, le pillage prend la forme du vol des terres, comme en Algérie [9].

À travers le bain de sang, les États impérialistes agissent à la fois par la coercition et l’hégémonie. L’hégémonie, c’est pour inculquer, non seulement les « bonnes manières », mais l’idée que la domination et le pillage sont légitimes. Ainsi en Europe sont ressuscités les mythes ancrés dans la tradition sur l’infériorité des Noirs. Sous l’égide des Lumières comme l’explique Catherine Coquery-Vidrovitch, le discours colonial insiste sur la nécessité de civiliser les sauvages, quitte à les dominer pour « sauver leurs âmes » [10]. Plus tard, le virage « scientifique » impulsé par Darwin avance l’idée qu’il « existe des races inaptes au progrès » [11]. Dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, le comte de Gobineau (l’inspirateur d’Hitler) défend la subjugation. Ernest Renan, dont l’influence est énorme sur les débats intellectuels en France, explique que l’Europe domine parce qu’elle est supérieure sur le plan économique. Il est donc normal, affirme-t-il que les pays de race étrangère deviennent des « pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s’agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier » [12]. Se construit alors une conscience racialisée au sein des populations européennes, y compris parmi les couches populaires [13].

À la recherche d’une stratégie

Ces pratiques prédatrices deviennent systématiques au moment où le capitalisme s’internationalise. En même temps, c’est l’époque où surgissent des mouvements anticapitalistes. Comment expliquer alors le fait que les mouvements en question s’engagent très peu sur le terrain de la lutte anticoloniale ? En réalité, il sévit dans ces mouvements une conscience tronquée, basée sur le fait que le capitalisme représente un « progrès inévitable », une sorte de « marche irrésistible de l’histoire ». Le capitalisme selon Marx confronte la « barbarie » des régions non-européennes. Il crée dans les centres du capitalisme mondial une classe moderne qui pourra éventuellement renverser le système et le remplacer par le socialisme. En attendant, malgré les énormes destructions commises par les capitalistes européens en Inde et en Afrique, le colonialisme contribue à provoquer les transformations sociales qui sont nécessaires pour que le capitalisme prenne son essor et pour que le socialisme, marchant sur ses traces, puisse s’imposer à l’humanité.

En attendant explique le collaborateur de Marx, Friedrich Engels, « des peuples qui n’ont jamais eu leur propre histoire, qui passent sous la domination étrangère à partir du moment où ils accèdent au stade le plus primitif et le plus barbare de la civilisation, ou qui ne parviennent à ce premier stade que contraints et forcés par un joug étranger, n’ont aucune viabilité » [14]. C’est le cas avec le Mexique, où la brutale invasion par les États-Unis est une « bonne chose », selon Engels : « Est-ce un malheur que la splendide Californie soit arrachée aux Mexicains paresseux qui ne savaient qu’en faire ? Est-ce un malheur que les énergiques Yankees, en exploitant rapidement les mines d’or qu’elle recèle augmentent les moyens monétaires, qu’ils concentrent en peu d’années sur cette rive éloignée de l’Océan Pacifique une population dense et un commerce étendu, qu’ils fondent de grandes villes, qu’ils créent de nouvelles liaisons maritimes (…) qu’ils ouvrent vraiment pour la première fois l’Océan Pacifique à la civilisation ? » [15] L’écrasement de la révolte en Algérie, affirme le même Engels, est une chose positive, puisque les Bédouins sont une « nation de voleurs ». Le colonialisme français apportera le capitalisme, donc la civilisation [16]. De la même manière, la colonisation de l’Inde par l’Angleterre impériale est certes une tragédie, mais en imposant le capitalisme à une société barbare, la colonisation est un « instrument inconscient de l’Histoire ». Un texte de Marx, longtemps commenté et critiqué, reflète cette pensée binaire :

« […] aussi triste qu’il soit du point de vue des sentiments humains de voir ces myriades d’organisations sociales patriarcales, inoffensives et laborieuses se dissoudre (…) et leurs membres perdre en même temps leur ancienne forme de civilisation et leurs moyens de subsistance traditionnels, nous ne devons pas oublier que ces communautés villageoises idylliques, malgré leur aspect inoffensif, ont toujours été une fondation solide du despotisme oriental (…) en en faisant un instrument docile de la superstition et l’esclave de règles admises, en la dépouillant de toute grandeur et de toute force historique (…) Il est vrai que l’Angleterre, en provoquant une révolution sociale en Hindustan, était guidée par les intérêts les plus abjects (…). Mais la question n’est pas là. Il s’agit de savoir si l’humanité peut accomplir sa destinée sans une révolution fondamentale dans l’état social de l’Asie [17]. »

Basculement du monde

Plus tard, Marx nuancera ses positions, en se détachant de la vision simpliste d’une « marche irrésistible de l’histoire. Il devient partisan des luttes d’indépendance de la Pologne et surtout de l’Irlande, en qui il voit des ferments d’une lutte à finir contre le capitalisme. Néanmoins, le mal est fait, dans un sens. Les partis socialistes européens comme en Allemagne, en France, en Angleterre ne s’opposent pas à l’avancée du colonialisme dont ils déplorent par ailleurs les impacts négatifs. Sous l’égide de la Deuxième Internationale, les socialistes collaborent à « civiliser » les nations barbares. En Namibie en 1904, le premier génocide du siècle est commis par l’armée allemande contre les populations hereros. La puissance social-démocratie s’émeut du caractère inhumain de l’opération, mais leur théoricien Édouard Bernstein déclare : « les colonies sont là pour rester. Les peuples civilisés doivent guider les peuples non civilisés. Notre vie économique repose sur des produits qui viennent des colonies que les indigènes ne peuvent pas utiliser » [18]. En France, Jean Jaurès et propose d’humaniser le colonialisme : « Là enfin où la France est établie, on l’aime, là où elle n’a fait que passer, on la regrette ; partout où sa lumière resplendit, elle est bienfaisante [19].

Pendant que les socialistes s’enfoncent dans le nationalisme qui les mène à renoncer à leurs principes fondamentaux en 1914, les peuples subjugués n’attendent pas la permission pour se révolter. L’Inde connait un immense soulèvement en 1857 qui met l’Empire britannique à mal. En Chine, une véritable guerre éclate contre les impérialistes qui veulent obliger la vente de l’opium, une énorme source de profits et en même temps une calamité pour ce pays. Au Mexique, les insurrections paysannes débouchent sur une révolution nationale et démocratique (1910-11).

Avec la révolution des soviets en 1917, le monde bascule. La nouvelle Union soviétique renonce à tous les traités coloniaux établis par l’ancien régime. Des liens sont créés avec les mouvements de libération en Asie. À Bakou se tient en 1920 le « Premier Congrès des peuples de l’Orient » où sont présents 2500 délégués venus de Chine, de l’Inde, de Turquie, de Perse. Soucieux d’étendre la révolution vers l’est (devant l’échec de révolutions européennes en Italie, en Hongrie, en Allemagne), le pouvoir des soviets veut changer la donne [20]. Quelques temps avant, le deuxième congrès de la nouvelle Internationale communiste (Troisième Internationale) fait le constat que l’impérialisme depuis la catastrophe de la Première Guerre mondiale est en crise. Il ne suffit plus de compatir avec les souffrances des peuples colonisés, mais, selon Lénine de « faire une politique tendant à réaliser l’union la plus étroite de tous les mouvements de libération nationale et coloniale avec la Russie des Soviets » [21]. Dans son allocution finale, Lénine insiste sur le fait que la révolution mondiale se déplace vers les pays où réside la grande majorité de la population mondiale, opprimée sous le joug de l’impérialisme. Cet impérialisme colonialiste, estime le communiste indien M. N. Roy, maintient le capitalisme en vie : « il y a longtemps que le système capitaliste en Angleterre se serait écroulé sous son propre poids sans les vastes possessions coloniales que ce pays a acquises pour l’écoulement de ses marchandises et pour servir de source de matières premières pour ses industries sans cesse croissantes. En réduisant en esclavage les centaines de millions d’habitants de l’Asie et de l’Afrique, l’impérialisme anglais est arrivé à maintenir jusqu’à présent le prolétariat britannique sous la domination de la bourgeoisie. » [22] Il est impératif que la gauche change de cap, selon la déclaration du Congrès de Bakou :

« Le socialiste qui, directement ou indirectement, défend la situation privilégiée de certaines nations au détriment des autres, qui s’accommode de l’esclavage colonial, qui admet des droits entre les hommes de race et de couleur différentes ; qui aide la bourgeoisie de la métropole à maintenir sa domination sur les colonies au lieu de favoriser l’insurrection armée de ces colonies, – ce « socialiste », loin de pouvoir prétendre au mandat et à la confiance du prolétariat, mérite sinon des balles, au moins la marque de l’opprobre . » [23]

En tournant des années 1920, l’IC accentue sa campagne antiimpérialiste au moment où les puissances acceptent du bout des lèvres le droit à l’autodétermination, ce qu’elles renient en perpétuant les pratiques coloniales. De nouveaux massacres sont perpétrés au Maroc, au Vietnam, au Nicaragua. Le congrès de fondation de la Ligue anti-impérialiste est convoqué à Bruxelles en 1927 par l’IC et des mouvements de libération de cinq continents. Les « nations obscures » prennent leur élan et bientôt, se détachent de l’Internationale qu’ils trouvent trop inféodé à la politique soviétique [24]. Des dissidents comme Sultan Galiev, un tatar qui participe à la révolution soviétique, trouvent que l’Internationale reste trop européocentrique, ce qui laisse penser que l’influence d’une certaine gauche coloniale reste vivante [25]. Cette thématique sera reprise sous des formes diverses par des mouvements et des penseurs importants tel Mao Tsétoung, Ho Chi Min, Amilcar Cabral, etc.

Le rebond de l’histoire

Après la Deuxième guerre mondiale, l’irruption du tiers-monde emporte les vieux empires coloniaux en Afrique et en Asie. La révolution chinoise, à la fois anti-impérialiste et antiféodale, inaugure un cycle des grands mouvements d’émancipation sociale et nationale. Réunis à Bandung (Indonésie) en 1955, des États indépendants et des mouvements de libération nationale s’érigent en troisième pôle dans une géopolitique mondiale dominée par l’affrontement entre les États-Unis et l’Union soviétique [26]. La plupart des pays africains arrachent leur indépendance, sauf dans les régions où sévit le colonialisme de peuplement (Afrique du Sud, Angola, Mozambique, Algérie). Au tournant des années 1960, ces mouvements se radicalisent et définissent un agenda de transformation radicale.

Les pays impérialistes alors, États-Unis en tête, réorganisent leur stratégie. Ils concèdent l’indépendance là où des relais locaux sont prêts à perpétuer les pratiques coloniales sans le statut colonial : c’est le « néocolonialisme ». Ce projet est rejeté par plusieurs mouvements, notamment au Vietnam, où le Front national de libération continue d’affronter les États-Unis et leurs fantoches après le départ des colonialistes français. Aux États-Unis et dans plusieurs pays capitalistes, un grand mouvement de solidarité internationale se met en place en soutien à la lutte du peuple vietnamien. Ce renouvellement de l’internationalisme bouscule les partis de gauche et mobilise des secteurs importants de la jeunesse.

En Amérique du Sud, cette insurrection contre le contrôle impérialiste connait un rebond imprévu à Cuba (1959). Les révolutionnaires cubains lancent un grand mouvement latino-américain pour accentuer la résistance. Dans son « Message à la Tricontinentale » (une organisation fondée à Cuba pour coordonner les luttes), Che Guevara déclare qu’il faut se battre : « Le rôle qui nous revient à nous, exploités et sous-développés du monde, c’est d’éliminer les bases de subsistance de l’impérialisme : nos pays opprimés, d’où ils tirent des capitaux, des matières premières, des techniciens et des ouvriers à bon marché et où ils exportent de nouveaux capitaux (des instruments de domination) des armes et toutes sortes d’articles, nous soumettant à une dépendance absolue » [27].

Ce cri du cœur du Che s’ajoute à d’autres interventions qui viennent secouer le confort d’une certaine gauche institutionnalisée qui fonctionne à travers les partis de gauche dans les pays capitalistes, et qui est globalement alignée sur l’Union soviétique. C’est le cas notamment de Frantz Fanon (voir le texte d’Immanuel Wallerstein sur Fanon dans ce numéro des Nouveaux Cahiers du Socialisme). Dans les années 1970, le mouvement anti-impérialiste et anticolonialiste continue d’avancer à travers les victoires marquées en Angola, au Mozambique, au Nicaragua. Le dispositif impérialiste est menacé de dislocation devant la montée des résistances. Les États du tiers-monde constituent des alliances qui reprennent le drapeau de Bandung et mettent de l’avant un « Nouvel ordre économique international ».

Après une période d’instabilité, les États-Unis se remettent sur un mode offensif dans les années 1980. Ils contribuent à l’enlisement de l’Union soviétique qui commet une erreur stratégique en envahissant l’Afghanistan (1980). Plusieurs États du tiers-monde entrent dans une crise prolongée provoquée par les nouvelles politiques macro-économiques imposées par Washington via la Banque mondiale et le FMI. Quand l’URSS implose en 1989, les États-Unis et leurs alliés subalternes estiment qu’ils peuvent consolider leur emprise en déployant leurs forces militaires dans toutes les régions du monde. De conflit en conflit, cette tension permanente débouche sur les évènements de 2001 et subséquemment, sur le déclenchement de la « guerre sans fin » de George W. Bush.

Le colonialisme et l’anticolonialisme aujourd’hui

Une guerre de position (selon la formule de Gramsci) est en cours et déterminera les contours de la géopolitique et de la géo-économie mondiales. Dans le sillon de la guerre sans fin se déploie une véritable entreprise de reconquête d’un vaste « arc des crises » qui traverse l’Asie jusqu’à l’Afrique en passant par le Moyen-Orient. Au début, les États-Unis pensaient occuper militairement cette zone et procéder à une « réingénierie » politique, sociale, économique. C’était sans compter sur les résistances qui ont empêché ce plan de se réaliser, notamment en Irak, en Afghanistan, en Syrie, en Palestine. Ces résistances anticoloniales s’expriment davantage sous la forme de mouvements nationalistes utilisant la religion comme référence et sur la base d’un projet relativement non-défini où les accents réactionnaires (contre les droits des femmes et des minorités par exemple) occupent une place importante.

Pour autant, la confrontation avec l’impérialisme prend d’autres formes, notamment en Amérique latine où la vague progressiste (voir le texte de Thomas Chiasson-Lebel dans ce numéro des Nouveaux Cahiers du Socialisme) remet en question des mécanismes du contrôle exercé par les États-Unis et ses alliés-subalternes du G7.

Devant tant de points de blocage, les dominants ressortent un certain nombre de vieilles recettes. Le regain d’un néonationalisme de droite couplé à l’hostilité entretenue face aux Arabes et aux Musulmans s’ajoute à une remonté du racisme anti-immigrant. L’idéologie derrière cela est de présenter la « menace » d’un ennemi à la fois « intérieur » et « extérieur », antinomique avec les « valeurs » du capitalisme et de la démocratie libérale où les zones sans droit de Gaza, Bagdad, Kaboul se combinent aux quartiers immigrants ghettoïsés dans les grandes villes capitalistes. On en vient à une autre facette de la « guerre sans fin » dans le domaine de la culture et des médias. Les lubies du politicologue conservateur Samuel Huntingdon reviennent à la mode, dans le sens d’une « guerre de civilisations » où le camp « occidental » doit se défendre dans une confrontation sans fin et sans merci.

Dans cette évolution, le racisme occupe toute sa place, mais un racisme « modernisé :

« La hiérarchie raciale se présente plus comme une pyramide que comme une opposition entre deux pôles homogènes. Elle est à la fois bipolaire, opposant Blancs et non-Blancs, et pyramidale : face aux Blancs ou plutôt en dessous des Blancs s’empilent les différents groupes raciaux opprimés, par strates de couleur ou de culture, chacune selon son rang dans l’humanité ou la civilisation [28]. »

La gauche contemporaine saura-t-elle éviter cette dérive ? Les enjeux sont multiples, car on y trouve à la fois de profondes régressions sur le plan des droits ainsi que l’extension de la militarisation et des confrontations, non seulement contre des mouvements de résistance, mais contre des États perçus comme des adversaires (les « émergents »). Des secteurs de la social-démocratie, convertis au social-libéralisme, semblent tout à fait disposés à s’engager dans cette « guerre sans fin ». Il reste aux secteurs toujours dévoués à la cause de l’émancipation d’y faire échec et de repenser luttes et stratégies au prisme de la « décolonialité » politique et théorique, qui « met en évidence la dimension raciste et culturellement infériorisante de la domination coloniale et s’ouvre à des modes de vie et de pensée disqualifiés depuis le début de la modernité capitaliste/coloniale » [29].

Pierre Beaudet

http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article36927

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