Entretien avec Fathi Chamkhi conduit par Dominique Lerouge
Janvier 2011 avait vu se lever un immense espoir dans la région arabe. Cinq ans plus tard, la contre-révolution y a incontestablement marqué des points dans nombre de pays. C’est dans ce cadre que se situe l’entretien de Fathi Chamkhi dont des extraits sont présentés ci-dessous. Militant de la LGO (Ligue de la Gauche ouvrière), Fathi est un des dirigeants et députés du Front populaire qui regroupe l’essentiel des partis de gauche, d’extrême gauche et nationalistes arabes [1].
Quel est à ton avis le changement le plus important depuis 2011?
Le changement le plus important, ce sont les Tunisiens et Tunisiennes eux-mêmes et elles-mêmes. Aujourd’hui, la peur existant pendant plus de 50 ans de pouvoir despotique a en grande partie disparu. Les Tunisiens ont cessé de se taire. Ils n’hésitent pas à faire grève et à descendre dans la rue. Pas un jour ne se passe sans qu’on enregistre une mobilisation sociale ou politique.
Même si des reculs ont lieu, il n’y a pas de restauration de «l’ordre» ancien. La situation politique demeure instable.
Qu’est-ce qui a changé dans les conditions de l’action politique?
Le pouvoir n’arrive toujours pas à dominer la société. Il n’arrive pas à mettre en application les diktats du FMI, de la Banque mondiale et de la Commission européenne, parce qu’une résistance diffuse existe partout.
Même s’il a beaucoup régressé depuis son échec au pouvoir en 2012-2013, Ennahdha demeure le deuxième parti. Il participe à nouveau au gouvernement depuis le début 2015.
[Nidaa Tounes a placé Beji Caïd Essebsi (BCE) à la place de président, en décembre 2014. Toutefois, les nouvelles démissions de deux parlementaires de Nidaa Tounes – Houda Slim et Rabha Belhassine – aboutissent à un total de démission de 21 membres au cours des derniers mois. D’autres semblent devoir suivre, en réaction à la «politique d’exclusion» qui impose la «politique du fait accompli». La question de la «stabilité gouvernementale» ou de réorganisation des relations conjointes entre Nidaa Tounes et Ennahdha, qui est en lien avec l’annonce des contre-réformes par BCE, laisse profiler des réactions sociales, aussi bien par les travailleurs que les jeunes chômeurs et chômeuses. A cela s’ajoute le rôle de l’aile islamiste radicale qui recrute dans un secteur de jeunes laissés à la dérive sociale et politique, entre autres dans les régions périphériques dans lesquelles les attentes de 2011 (et d’avant 2011) sont déçues. En outre, des alliances «croisées» s’effectuent dans ce champ politique. – Réd. A l’Encontre]
Autour d’Ennahdha gravite une nébuleuse salafiste souvent liée au terrorisme.
Les organisations de gauche, d’extrême-gauche, ainsi que les nationalistes arabes, ont maintenant une existence légale. L’essentiel d’entre elles sont organisées dans un front et sont présentes au Parlement.
Qu’est-ce qui a changé dans la structuration du champ politique?
Dans la période post-coloniale, la Tunisie a été gouvernée par un seul parti politique, avec des évolutions dans sa gestion sous Ben Ali. La révolution a mis fin à cette situation. Aujourd’hui aucun parti ne peut gouverner à lui seul le pays, comme l’ont démontré les élections de 2011 et 2014. Aucun parti n’a en effet la majorité pour gouverner. Je pense que l’on est définitivement débarrassé d’un système avec un parti unique pouvant gouverner seul, et c’est un changement important.
Sur les cinq dernières années, deux ténors importants ont émergé :
•Rached Ghannoucchi, leader du parti islamiste Ennahdha,
•Béji Caïd Essebsi (BCE), fondateur de Nidaa Tounes, et président de la République depuis fin 2014.
Ces cinq dernières années ont été placées sous le signe de ce binôme, et on s’est acheminé vers une forme de pouvoir reposant sur ces deux partis, l’un se réclamant de l’islamisme et l’autre du «modernisme». La fraction majoritaire de Nidaa, menée par Essebsi, a très clairement fait alliance avec Ennahdha.
Mais même en s’unissant, les deux premiers partis ne parviennent pas à gouverner. Et il en va de même pour les quatre partis [le CPR de Marzouki à qui avait été accordée la présidence de la République, Ettakatol – section tunisienne de l’Internationale socialiste –, dirigé par Ben Jafaar, à qui avait été attribuée la présidence de l’Assemblée constituante] composant le gouvernement actuel, alors qu’ils ont ensemble plus de 80% des députés.
Simultanément, le mouvement «progressiste», la gauche, et plus particulièrement l’extrême-gauche, apparaissent comme désarmés face à la situation. Désarmés politiquement, incapables de convaincre et de gagner la confiance des classes populaires, comme on l’a vu au niveau électoral. Et cela aussi pendant les journées révolutionnaires que par la suite.
Qu’est-ce qui a changé au cœur de l’appareil d’Etat?
Du temps de Ben Ali, le rôle de l’armée était faible, et elle n’avait pas de rôle politique. Et c’est toujours le cas aujourd’hui. L’armée reste toujours en dehors du jeu politique, et c’est très bien ainsi. C’est très différent de l’Egypte et de l’Algérie.
Début 2011, elle n’a pas été utilisée pour mâter la révolution, mais pour garder les bâtiments, les banques, etc. Ensuite, elle a été largement utilisée contre les groupes terroristes, surtout dans les zones montagneuses. Les militaires n’ont jamais autant travaillé.
En ce qui concerne la police, il y a plusieurs choses nouvelles:
- Du temps de Ben Ali, c’était l’outil de surveillance de l’opposition et d’encadrement de toute la société. Ce rôle a été beaucoup réduit.
- La seconde chose digne d’intérêt est l’infiltration des islamistes qui ont profité de leur passage au pouvoir en 2012-2013 pour s’implanter, et disposer de leurs propres hommes.
- La troisième est qu’avec la dissolution du RCD (le parti de Ben Ali), nombre de ses anciens membres et cadres ont adhéré à Ennahdha, ou peuvent être considérés comme faisant partie de leurs réseaux.
Une rupture a-t-elle eu lieu avec la politique néolibérale de Ben Ali?
Ce cap dicté par le FMI, la Banque mondiale et la Commission européenne a été conservé. Il a même été aggravé avec «l’Accord de libre-échange complet et élargi» (ALECA).
Le FMI dit et redit qu’il faut geler les salaires, mais la combativité syndicale impose de façon continuelle des réajustements salariaux à la hausse, à la grande fureur de Christine Lagarde.
Que sont devenus les corrompus de l’ère Ben Ali ?
Tout d’abord, il existe plusieurs catégories de corrompus :
- Tout en haut, ceux du clan Ben Ali-Trabelsi qui ont pris la fuite et vivent en exil.
- En dessous, on trouve 400 à 500 «hommes d’affaires» qui sont allés en prison ou ont été interdits de quitter le territoire national. Mais leur nombre a été réduit à une centaine par la suite, puis à presque rien aujourd’hui. Beaucoup d’avoirs et de biens restent confisqués, mais leur nombre est en régression.
- Pire encore, avec son projet de loi de «réconciliation», le président de la République (ECB) voulait parvenir à une amnistie générale. Mais les mobilisations l’ont contraint à faire marche arrière
Néanmoins, les tenants de la réconciliation totale avec les corrompus de l’ancien régime ne désarment pas.
Comment a évolué la situation économique et sociale pour la majorité de la population?
Il est difficile, voire impossible de constater la moindre amélioration dans le domaine économique, social et écologique. Au contraire, c’est le recul à tous les niveaux.
Celui-ci a été particulièrement marqué en 2015 où la croissance attendue est aux alentours de zéro.
Tous les principaux indicateurs économiques sont en net recul :
• l’épargne est à son plus bas niveau historique;
• l’investissement local (privé et public) est en net recul;
• le déficit budgétaire atteint des records;
• les exportations sont en berne;
• l’inflation se maintient à niveau élevé d’environ 5 % (bien plus élevé sur les biens de premières nécessité).
La dette publique était de 25 milliards de dinars en 2010, elle est de 50,3 milliards actuellement. Le remboursement de la dette est la ligne budgétaire la plus importante. Il représente 18% du budget de l’Etat.
Le 6 janvier 2016, la Commission des finances de l’Assemblé a débattu de deux nouveaux emprunts :
- Le premier d’entre eux est un emprunt obligataire sur le marché financier américain pour un milliard de dollars à un taux de 5,75%, remboursable d’un seul coup au bout de dix ans, à un taux cumulé très élevé (59%).
- Le second emprunt est de 50 milliards de yens sur le marché japonais, remboursable aussi au bout de dix ans, et dont le coût total s’élève 35%.
A cela, il faut ajouter que le budget de l’Etat en 2016 continue sur la lancée de ceux de l’ancien pouvoir, avec le gel des embauches dans la fonction publique, la compression maximum des investissements directs publics, la surtaxation des salariés (61% des impôts directs contre 39% pour les profits) et des classes populaires en général. La TVA est la principale source fiscale du budget (environ 28% des recettes fiscales).
Rien n’est prévu par ailleurs pour stopper la dégradation continuelle de la situation dans les régions de l’intérieur. Elles continuent à être laissées pour compte tout en étant un foyer de tension sociale.
La situation économique et sociale de la grande majorité des classes populaires s’est dégradée, et la pauvreté s’étend davantage.
Le volume du chômage est supérieur à celui de 2010. Il y avait 14’000 diplômés-chômeurs en 2010, ils sont 250’000 actuellement selon les chiffres officiels.
Le nombre de Tunisiens pris en charge par les différents programmes sociaux de l’Etat est de 4,7 millions de personnes pour une population totale d’environ 11 millions. Il s’agit des «pauvres», ou des «extrêmement pauvres» («indigents» selon la BM).
Le bilan économique et social des cinq dernières années est globalement négatif: entre 2010 et 2015, la Tunisie a reculé de 15 places dans l’Indice de développement humain (IDH) du PNUD, passant de la 81e place à la 96e.
Nous sommes face à une véritable catastrophe sociale, une détresse sociale. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le mécontentement soit important. On comprend la colère des travailleurs et des classes populaires en général.
Qu’est-ce qui empêche le changement?
La première raison est que les acteurs politiques nécessaires au changement font très largement défaut. Le mouvement progressiste en général et la gauche en particulier se sont trouvés désarmés aux niveaux théorique et organisationnel face à l’accélération du processus qui a abouti à janvier 2011 et sans implantation véritable au sein de la jeunesse et des quartiers populaires.
C’est en grande partie une des conséquences de dizaines d’années de dictature, mais aussi parce que la gauche n’a pas su réagir comme il faut assez tôt. Elle a perdu un temps très précieux dans des querelles intestines. Cela a, par exemple, été le cas lors des élections d’octobre 2011 où la gauche était très éparpillée et ses diverses composantes se tiraient dans les pattes.
Les forces qui auraient pu aider ce mouvement spontané à trouver ses repères, à concentrer ses forces et ne pas se tromper d’ennemi ont vraiment fait défaut.
Il y avait également le manque évident d’expérience politique au niveau des masses, une absence de tradition de luttes politiques (et non pas au sens strictement syndical), si l’on excepte des soulèvements de temps à autre.
L’autre question importante est l’absence de perspectives, l’absence d’alternative socio-économique, politique et régionale convaincante. La gauche n’a pas réussi à formuler une feuille de route pour une rupture avec l’ordre dominant.
Simultanément a joué l’importance déterminante du facteur islamiste, un acteur très dynamique bénéficiant d’atouts très importants:
- avant 2012, la Tunisie n’avait jamais connu de gouvernement islamiste;
- l’islamisme avait un poids important, car il était en partie perçu comme une idéologie de résistance à la dictature car le pouvoir avait réprimé tout ce qui pouvait faire penser à l’islam politique.
Tout cela explique pourquoi les perspectives n’étaient pas claires. Aujourd’hui encore, le potentiel de lutte et la combativité sont là, mais les forces accumulées ne savent pas où frapper, dans quelle direction agir. La vapeur existe, mais il n’y a pas de piston et de tuyau pour la canaliser. En tout cas, le Front populaire n’est pas le «piston et tuyau» qui convient, même si de temps en temps il fait du bon travail.
Du temps supplémentaire est-il nécessaire?
Peut-être, mais vu la dégradation rapide de la situation, il y a urgence face à, d’un côté, la pression de plus en plus importante du FMI, de la Banque mondiale et de la Commission européenne pour tout restructurer en profondeur; et, de l’autre, l’aggravation d’une situation de plus en plus pénible qui alimente le mécontentement et la colère, mais fait également le jeu de l’extrémisme religieux, du terrorisme.
Lorsque les revendications sont claires et précises on voit de très fortes mobilisations, au-delà des clivages idéologiques, avec par exemple des grèves à près de 100%.
Un des problèmes est de savoir comment engager la rupture avec l’ordre dominant. Le mouvement progressiste en reste à la contestation et à la dénonciation.
Où en est la campagne contre la dette?
Celle-ci a pris un nouveau départ le 17 décembre 2015, avec notamment une campagne d’affichage et de diffusion d’un livre. Une tournée dans l’intérieur du pays a été décidée.
Le fait d’avoir 15 député·e·s aide-t-il le Front à mener des campagnes?
A plusieurs reprises, les député·e·s du Front populaire ont manifesté dans la rue et sont intervenus à l’Assemblée contre le projet de loi de blanchiment des corrompus de l’ère Ben Ali.
Ils sont récemment parvenus à bloquer la tentative de passage en force de certaines dispositions à ce sujet à l’occasion de la discussion de la loi de finances. A l’initiative du Front populaire, un recours a en effet été introduit auprès de la Haute Cour constitutionnelle provisoire, et cinq articles de la loi de finances ont été déclarés contraires à la Constitution. Cela a eu un impact politique positif sur la mobilisation.
En ce qui concerne la dette, une proposition de loi sur l’audit de la dette est en préparation.
Une bataille a lieu à l’Assemblée contre la normalisation des relations avec l’entité sioniste.
Il en va de même au sujet de la lutte pour la dépénalisation de la consommation de cannabis (répression qui touche la jeunesse marquée par une certaine désespérance). (Propos recueillis par Dominique Lerouge le 10 janvier 2016)
[1] Les principales organisations constituant le Front populaire sont:
- le Parti des travailleurs, anciennement PCOT, de tradition marxiste-léniniste,
- le Parti des patriotes démocrates unifiés (PPDU) – ou Parti Watad unifié – également de tradition marxiste-léniniste (maoïste)
- la Ligue de la gauche ouvrière (LGO), organisation trotskyste affiliée à la IVe Internationale,
- le Courant populaire (nationaliste arabe nassérien),
- le Mouvement Baath (nationaliste arabe),
- Kotb (social-démocrate),
- RAID (Attac et Cadtm en Tunisie).
Ont notamment quitté le Front populaire: Tunisie verte, le Parti Watad révolutionnaire (marxiste-léniniste), le MDS, social-démocrate (D.L.)
http://alencontre.org/moyenorient/tunisie/tunisie-cinq-ans-apres-le-14-janvier-2011.html