Entretien avec Valérie Collombier
conduit par Cécile Hennion
Chercheuse à l’Institut universitaire européen de Florence depuis septembre 2013, Virginie Collombier étudie les changements sociaux et politiques de l’après-Kadhafi en Libye, en partenariat avec le Centre de ressources norvégien pour la consolidation de la paix (Noref; Norsk Ressurssenter for Fredsbygging). Elle effectue régulièrement des enquêtes de terrain dans l’Ouest libyen.
Le système tribal, souvent évoqué quand il est question de la Libye, est-il une grille d’analyse pertinente pour comprendre les dissensions politiques actuelles?
La tribu comme mode d’organisation sociale a en grande partie structuré la société libyenne. Si la confrérie Senoussi a pu prendre racine dans l’Est libyen à l’époque de l’Empire ottoman par exemple, puis jouer un rôle majeur dans la résistance à la colonisation italienne, c’est parce qu’elle a été capable de se greffer sur le réseau tribal existant.
En Occident, quand on parle du caractère «traditionnel» de la tribu, on imagine une structure archaïque, voire rétrograde. Et aussi une structure immuable où la hiérarchie serait fixée une fois pour toutes. La tribu est certes un groupe de familles et d’individus unis par l’appartenance à un ancêtre commun. Mais la répartition des pouvoirs en son sein change au gré de compétitions internes, en fonction du contexte politique et des manipulations exercées par des éléments extérieurs. Les tribus ont ainsi été un vecteur essentiel du pouvoir de Kadhafi, qui a joué des divisions internes pour promouvoir certains clans ou personnalités, parfois inférieurs en termes de rang, mais qui, alors, ont pris de l’ascendant.
La tribu Warfallah, l’une des plus nombreuses (on évoque jusqu’à un million de membres, sur une population totale estimée à six millions), a pour berceau la ville de Beni Oualid, l’un des fiefs de Kadhafi. Mais elle essaime aussi dans l’Est et dans le Sud. Or, en 2011, elle n’a pas agi comme un acteur unifié. Tandis que Beni Oualid a résisté jusqu’à la fin de la révolution, les Warfallah de l’Est ont, en majorité, soutenu la révolution dès le début. La situation actuelle est comparable, sur la question de l’accord politique chapeauté par les Nations unies, avec des divisions profondes au sein de la tribu Awagir, dont est issu Aguila Salah Issa, le président du Parlement de Tobrouk [reconnu par la communauté internationale]. La tribu ne doit donc pas être vue comme un acteur unifié, un système d’organisation figé.
Ce système d’organisation sociale a-t-il évolué après la «révolution du 17 février»?
Depuis 2011, quand les Libyens parlent de tribalisme, ils évoquent certes la tribu comme forme d’organisation sociale, surtout forte dans l’Est, mais ils se réfèrent plus largement à la façon dont les gens conçoivent leur appartenance identitaire. Dans le contexte politique post-2011, on a ainsi entendu parler de «la tribu de Misrata». C’est intéressant, car il n’y a pas, en soi, de «tribu de Misrata». Misrata est avant tout une ville commerçante, avec des élites largement héritées de l’Empire ottoman. Les tribus y jouent un rôle marginal. Se référer à la «tribu de Misrata» n’a ainsi pas de sens, sauf en termes d’appartenance à une communauté particulière.
Plus généralement, quand les Libyens parlent de l‘importance de la qabaliya («tribalisme») dans la société et les luttes politiques, ils parlent d’une communauté première qui fonde l’appartenance et l’identité. C’est parfois une tribu au sens strict (Warfallah), parfois une ville (Misrata), parfois une région (l’Est). Dans la situation de blocage actuelle, c’est souvent négatif, pour dire que les politiciens pensent avant tout aux intérêts de leur communauté.
Ce réseau tribal peut-il servir de vecteur de paix dans les négociations actuelles?
La tribu a joué un rôle positif en 2011 et après. Elle a servi de base de repli, organisant les réseaux de solidarité et assurant la protection des gens quand les structures de gouvernance de l’ancien régime se sont effondrées.
Plus récemment, quand le pays s’est retrouvé divisé en deux, les dialogues menés sous l’égide des Nations unies ont été limités aux principaux acteurs politiques ou militaires, à ceux qui avaient une capacité de nuisance sur le terrain, pour éviter que la situation dégénère. Pendant ce temps, les Libyens ont dû faire face à des situations conflictuelles, parfois à des violences. Là, on a vu des tribus et d’autres types de structures sociales prendre le relais et jouer un rôle important dans la résolution des conflits locaux.
Début 2015, et pendant huit mois, le djebel Nefoussa (massif montagneux de l’Ouest, dominé par les Berbères) a ainsi été le théâtre d’affrontements entre groupes armés de Zinten, alliés au général Haftar, et milices de plusieurs villes voisines, alliées à Fajr Libya et au gouvernement de Tripoli. Les routes ont été coupées, l’approvisionnement en carburant et médicaments interrompu. Les structures sociales locales – en particulier les conseils d’anciens, qui n’ont pas forcément de fondement tribal – ont alors joué un important rôle de médiation entre les belligérants et ont permis l’ouverture des routes, des échanges de prisonniers et la conclusion de cessez-le-feu.
Ces structures locales peuvent-elles interagir et venir compléter les processus politiques au niveau national?
Dans le djebel Nefoussa, les conseils d’anciens ont pu jouer un rôle parce que les dynamiques nationales ont évolué. Misrata, isolée, a retiré ses forces de la région. Zinten, en situation d’infériorité militaire, a dû négocier avec ses voisins. Quand le cadre général est propice, les structures locales peuvent œuvrer à la stabilité. Mais il faut considérer un autre aspect. Du fait des divisions et des compétitions inhérentes aux tribus, leur participation peut être facteur de tensions. C’est le cas à Benghazi, et dans l’Est en général, où les divisions croissantes au sein des Awagir pourraient dégénérer en affrontements armés. Attention donc à ne pas voir la tribu comme un instrument idéal qui permettrait de réguler la société et le jeu politique de manière naturelle, quasi parfaite.
Une partie des tribus pro-Kadhafi constitue aujourd’hui un élément de déstabilisation. Dans certains cas, elles ont rallié l’organisation Etat islamique…
A Beni Oualid, cœur du kadhafisme, le leadership tribal avait pourtant accepté le processus électoral en 2012. Les candidats soutenus par le conseil tribal des Warfallah ont gagné, avant d’être écartés au prétexte qu’ils ne correspondaient pas aux critères de la commission d’intégrité. L’impact a été majeur: le processus politique a été décrédibilisé, ainsi que les institutions centrales et nationales. Les gens de Beni Oualid ont ensuite tenté de faire émerger une alternative politique: ni Karama ni Fajr Libya. Ils ont échoué et sont d’autant plus marginalisés qu’ils n’ont aucune puissance militaire. Or, depuis 2013-1014, sur la scène politique libyenne, quand on n’a pas d’armes, on n’est pas grand-chose!
Ces mises à l’écart font courir le risque de voir les plus jeunes et les plus marginalisés rejoindre l’[organisation] Etat islamique [EI]. La situation à Syrte l’illustre bien. Si des combattants étrangers ont pu s’imposer, c’est notamment parce que la sécurité dans la ville, après 2011, a été confiée à des groupes armés qui incarnaient aux yeux des habitants la destruction de leur ville. C’était inacceptable. Ils ont considéré que l’EI pouvait être l’instrument de la reconquête d’un statut social, un mode d’entrée dans le champ politique et militaire. C’est malheureusement le même processus qu’on a vu à l’œuvre en Irak.
Un autre risque vient des acteurs extérieurs, comme l’Egypte qui cherche à instrumentaliser les membres des tribus pro-Kadhafi présents sur son territoire.
Faut-il inviter ces tribus parias à la table des négociations?
Un des échecs majeurs de la transition libyenne est d’avoir fondé le processus de transition sur l’organisation d’élections rapides, privilégiant ainsi la légitimité électorale à la réconciliation. Cette dynamique a occulté l’importance du clivage entre vainqueurs et vaincus de la guerre civile. Mais aussi des divisions héritées de l’ancien régime, où Kadhafi a divisé pour mieux régner, montant les tribus les unes contre les autres.
Dans l’euphorie de la révolution, ces blessures ont été sous-estimées. Des forces politiques immatures ont été lancées sans qu’il y ait d’institutions solides ni de cadre légal pour les canaliser. Le résultat a été une militarisation de la compétition politique et l’effondrement de la transition. Il n’y a pas eu de réel effort pour rétablir un dialogue entre les différentes communautés et favoriser des formes de consensus.
Plus le temps passe, plus le processus de réconciliation nationale sera difficile. Ce travail est pourtant nécessaire, et il a besoin d’un pendant «justice», pour prendre en compte les crimes commis avant et pendant la révolution. Il ne s’agit pas de tout régler, personne n’est naïf à ce point-là, mais de rétablir un lien.
Les communautés exclues l’ont été en particulier dans la Libye centrale, sur l’axe Syrte-Beni Oualid-Sebha. Beaucoup ont dû quitter le pays en 2011. Certains parce qu’ils avaient participé à la répression. Les figures incarnant l’ancien régime et qui ont du sang sur les mains sont inacceptables dans la Libye actuelle, mais on ne peut exclure les communautés qui leur sont rattachées et qui vivent en Egypte, en Tunisie, en Jordanie ou ailleurs. Il y a un besoin de réintégrer cette partie de la communauté nationale, en restaurant la confiance entre « vainqueurs » et « vaincus » de la révolution. Sans cela, il sera impossible de créer des institutions légitimes. L’exemple irakien montre que les conséquences d’une telle exclusion peut avoir des résultats dramatiques. le 22 - février - 2016
(Publié dans Le Monde des 21-22 février 2016, p. 13)