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Tunisie : quand l’environnementalisme de mode domine et réduit les débats (Essf)

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Entre environnementalisme de mode postrévolutionnaire et urgences environnementales et sociales

Depuis plusieurs mois le problème des poubelles qui s’accumulent un peu partout dans le pays s’est imposé parmi les premières « urgences » politiques. Il occupe ainsi une place de choix aussi bien dans les espaces publiques que dans les médias et les réseaux sociaux. Même au sein des gouvernements, la question est récurrente à tel point que l’ex-secrétaire d’État en charge de l’environnement n’a pas hésité à se mettre en scène, pelle à la main, en présence des journalistes et face aux caméras, pour en souligner l’urgence.

Pourtant, d’autres problèmes environnementaux plus graves mais moins visibles, comme les pollutions industrielles et agricoles, etc., n’ont malheureusement pas bénéficié de tels traitements. Ceci est loin d’être un simple hasard. On est en réalité face à une manipulation médiatique coordonnée pour détourner l’attention des citoyens des vrais problèmes environnementaux : la poubelle est ainsi devenu l’arbre qui cache la forêt.

Ainsi, la sur-médiatisation de ce problème ponctuel lié aux luttes sociales des employés municipaux en charge du ramassage des ordures (les éboueurs) a conforté l’idée, évidemment fausse, que les questions environnementales et écologiques se limitent à l’immédiatement « visible » dans l’environnement quotidien.

S’il est parfaitement normal et légitime que chaque personne soit d’abord sensible à ce qui la touche directement dans sa vie quotidienne (la saleté de l’espace publique, la pollution urbaine, le bruit,...), il ne faut ni oublier ni minoriser les nuisances invisibles et dont les conséquences à moyens et à longs termes, parfois catastrophiques, ne se révèlent généralement qu’à l’occasion d’une catastrophe. Tout le monde se rappelle, sans doute, l’explosion de l’usine de pesticides de Bhopal en Inde (survenue dans la nuit du 2 au 3 Décembre 1984) qui a couté la vie à plusieurs milliers de personnes en l’espace de quelques heures (3.500 immédiatement et au total 25.000 au total).

Où en sommes nous du nécessaire débat sur les questions environnementales et écologiques ?

Depuis la chute du régime de Ben Ali qui empêchait tout débat sur les questions fondamentales, on assiste à une explosion de la parole et nous ne pouvons que nous en réjouir. Toutefois, si certains sujets importants comme les libertés individuelles, l’identité « nationale » (collective), le statut de la femme, les libertés politiques..., ont été abordés avec toutes leurs dimensions essentielles, il n’en a pas été de même pour d’autres sujets, dont l’environnement, la justice sociale et les modèles de développement.

Ainsi, l’emballement des médias et des réseaux sociaux à propos des ordures et des déchets urbains n’est qu’un exemple de ces débats tronqués. Il relève en réalité du développement d’une forme d’environnementalisme urbain produit et développé par les classes moyennes et supérieures qui se sentent quotidiennement agressées par les nuisances immédiates et visibles.

« Ca sent mauvais », « ça fait trop de bruit », « c’est sale », « c’est un risque pour la santé », « ce n’est pas beau » et « ça nuit à l’image de ’notre belle Tunisie’ » : Ce ne sont là que certaines des formules clés des discours de ce que j’appelle un environnementalisme de mode postrévolutionnaire. Un environnementalisme qui rassure ces animateurs et leur donne une bonne conscience, mais qui participe très fortement à la marginalisation des véritables questions et enjeux environnementaux et des populations exposées aux risques invisibles.

Peut être faudrait-il donner ici quelques exemples qui sont trop peu ou pas du tout évoqués dans les débats actuels sur l’environnement :

Le premier exemple est celui des quartiers populaires périphériques, comme celui de Saida Mannoubia, celui de Mellassine et celui de Sidi Hassine, qui sont à moins d’une heure de marche de l’avenue Bourguiba à Tunis. Dans ces quartiers, les habitants sont depuis des années quotidiennement exposés à de multiples problèmes environnementaux : habitats mal adaptés, un réseau d’assainissement insuffisant et délabré, accumulation des poubelles, bruits et pollutions urbaines..., L’état extrêmement pollué du lac Sijoumi, qui borde ces quartiers par l’ouest et en reçoit la quasi-totalité des eaux usées, est un véritable foyer de risques sanitaires divers. Qui s’en émeut réellement ? Qui en parle ? [1]

Deuxième exemple : Djerba qui a déjà souffert du sur-pompage de ses nappes et de la destruction de son agriculture de type oasien, qui avait résisté jusqu’au milieu des années 1970, et qui est désormais alimentée en eau potable par des sondages profonds situés à plusieurs dizaines de kilomètres dans la Djeffara voisine, connaît un nouveau problème environnemental qui la défigure et la détruit à une vitesse effrayante. En effet, depuis plusieurs années des centaines de quads la sillonnent dans tous les sens pour promener des touristes en mal de « paysages » exotiques mais toujours pressés et inconscients des nuisances et des dégâts que ce véritable phénomène provoque sur ces paysages, sur les chemins de sable empruntés et évidemment sur la population locale exposée à la fois aux bruits incessants de ces puissants engins et à la pollution engendrée. Les centaines de kilomètres de chemins de sable, qui étaient autrefois des chemins agricoles, ne sont plus qu’un réseau de diffusion de la pollution. Qui en parle ? Qui s’en émeut ?

Le troisième exemple est bien sûr celui du complexe chimique de Gabes qui est entrain de tuer la seule oasis littorale du monde et un véritable patrimoine environnemental exceptionnel en la privant de la plus grande partie de ses eaux, qui servaient à l’irrigation et en en polluant l’air, l’eau, les sols et la mer. Les populations locales y sont exposées aux pires conséquences sur leur santé (nombreuses maladies dangereuses) et sur leurs sources de vie (Voir mon film documentaire « Gabes Labels » [2]). Qui en parle ? Qui s’en émeut ?

Ces trois exemples rapidement exposés, ne sont malheureusement pas des exceptions et encore moins accidentels. Des milliers d’autres exemples pourraient être donnés. Ils montrent les vrais problèmes environnementaux et écologiques de la Tunisie d’aujourd’hui. Ils sont d’autant plus sérieux et inquiétants qu’ils sont devenus structurels et permanents et non pas ponctuels et conjoncturels comme le récent problème des ordures et poubelles de toutes sortes.

Mais ces problèmes environnementaux structurels ne semblent pas provoquer les environnementalistes de mode (petit bourgeois). Certains arrivent même à les justifier, voire les encourager par cette formule magique mais profondément anti-écologique : « C’est le prix à payer du développement », disent plusieurs parmi ceux et celles-là mêmes qui animent le « mouvement » anti-poubelles. Mais le vrai prix certains le payent déjà par les maladies auxquelles ils sont exposés et l’appauvrissement et nous le payerons tous/toutes immanquablement tôt ou tard.

Il n’en reste pas moins vrai que les questions écologiques sont bien trop complexes et multiples pour les réduire à un tas d’ordures, aussi nuisible soit-il.

Plus de cinquante ans de politiques anti-environnementales

Les nombreux problèmes environnementaux que la Tunisie connaît, comme la majorité des pays du Sud et au-delà, ne datent pas d’hier et ne relèvent pas de l’incident et encore moins de la situation politique actuelle du pays. Elaborées autour des deux dogmes de la croissance économique et de l’exportation, les politiques de développement en Tunisie n’ont jamais intégré les conditions et les conséquences environnementales et sociologiques. Elles sont la cause des problèmes écologiques que nous connaissons aujourd’hui et qui ne cessent de s’aggraver.

Depuis l’indépendance, le développement agricole a été orienté vers l’intensification excessive de l’agriculture grâce à la mécanisation, souvent inadaptée aux conditions géographiques et sociales locales, à l’usage dramatique des pesticides, insecticides et engrais chimiques divers et à l’exploitation minière des ressources hydrauliques relativement limitées.

En conséquences, nous avons une détérioration des qualités des sols, une pollution chimique de l’eau et de la terre, un épuisement vertigineux des ressources, doublé par la salinisation des nappes (Djerba, Cap Bon, les Oasis...), une multiplication des maladies provoquées par la pollution chimique et une dépossession progressive des petits paysans de leurs moyens de production, de leurs sources de revenues et de leur sécurité alimentaire familiale.

Le cas du développement agricole techniquement spectaculaire de Sidi Bouzid est probablement l’un des meilleurs exemples de ces choix et de leurs conséquences. En moins de trente années, cette région aride est devenue la principale région de production agricole du pays, grâce à l’exploitation massive des ressources hydrauliques souterraines et à la dépossession des paysans locaux au profit de grands investisseurs venus des villes côtières. Mais ce développement n’a pas empêché Sidi Bouzid d’être la première région en termes de taux de pauvreté. La mort de Mohamed Bouazizi est la conséquence directe de cette mauvaise politique agricole [3].

Quand un pays à ressources hydrauliques limitées produit des fruits, des légumes et des fleurs hors saison (des primeurs) destinés à l’export, il ne fait en réalité qu’exporter des volumes considérables de son eau. Ainsi la Tunisie est devenue l’un des premiers pays qui présentent ce paradoxe d’être à la fois un grand exportateur de produits agricoles et importateur de produits alimentaires. Toutes les devises du monde ne remplaceraient pas les eaux exportées et ne pourraient même pas garantir une sécurité alimentaire durable.

Non seulement personne ou presque ne semble se soucier de ce problème, mais un triste consensus semble se dégager sur la « nécessite » de continuer cette politique d’intensification à outrance, en attirant dans le secteur agricole davantage d’investissements et d’investisseurs tunisiens et étrangers. Quand une même personne mène, à juste titre, campagne à la fois contre l’envahissement de nos rues par des tas d’ordures et pour la poursuite des politiques agricoles intensives et fortement destructrices de nos ressources naturelles et marginalisantes de centaines de milliers de familles paysannes, cela relève à la fois de la défense de ses petits intérêts personnels (réduire les nuisances immédiates) et de l’absence de toute conscience écologique réelle. C’est de l’environnementalisme de mode postrévolutionnaire.

On peut aussi parler des politiques industrielles suivies et de leurs conséquences catastrophiques sur la population, l’environnement et les ressources naturelles. De Gafsa à Bizerte, en passant par Gabes, Sfax, Ben Arous, le Kef..., les exemples ne manquent guère.

Si on devait se limiter à un seul, je rappellerai celui du complexe chimique de Gabes que j’ai évoqué plus haut. L’une de ses plus spectaculaires conséquences dramatiques restera, sans aucun doute, la mort progressive du Golfe de Gabes, dans lequel le complexe chimique a déversé pendant plus de 40 années des centaines de milliers de tonnes de phosphogypses et d’autres déchets acides. Fortement polluée et appauvrie, la mer jadis très poissonneuse, est totalement désertée par la faune et la flore marines. Contrairement à celles qui s’entassent dans les rues, cette poubelle là n’est pas directement visible. En dehors de la population de Gabes et surtout de certains de ces habitants actifs et activistes, personne ne semble s’alarmer, outre mesure, par l’ampleur de la catastrophe. Pire, experts et décideurs au pouvoir depuis le 14 janvier ne cessent d’essayer de nous convaincre qu’il faut accepter ce prix du développement. Circulez il n’y rien à voir.

Il y aurait autant à dire sur l’industrie touristique du pays qui consomme, à elle seule, des volumes considérables d’eau. Le fait que l’un des ministres les plus actifs du gouvernement actuel soit la ministre du tourisme, qui n’hésite pas de payer de sa personne pour attirer davantage de touristes, souligne combien les décideurs actuels s’acharnent à reproduire les mêmes choix économiques des périodes précédentes sans même en avoir fait le bilan économique mais aussi social et écologique.

Les quads de Djerba, auxquels je faisais allusion ci-dessus, ne sont que l’expression audible et visible du sacrifice de l’environnement et des ressources naturelles au service de la croissance économique qui ne profite qu’à la minorité des « possédants ». Je reconnais qu’un quad, même bruyant, reste moins désagréable à voir qu’un tas d’immondices. Mais les conséquences du premier sont autrement plus graves que celles du second.

En guise de conclusion : Pour une réelle écologie sociale

Il n’est pas inutile de relancer le débat sur les questions écologiques de fond, loin de l’environnementalisme de mode qui porte en lui même les germes de son échec. Bien sûr, il n’existe pas de solutions miracles immédiates pour corriger, à court terme, les conséquences dramatiques de six décennies de mauvais développement (sans parler de la période coloniale).

Evidemment quelques initiatives peuvent être entreprises ici ou là en fonction des moyens, des contraintes et des urgences, mais ce qu’il faut c’est changer progressivement de modèles de développement.

En effet, il me semble de plus en plus urgent d’adopter de nouvelles politiques de développement visant la croissance sociale plutôt que la croissance économique. Mais la croissance sociale ne peut être atteinte qu’à travers une politique basée sur certains engagements précis, relevant de l’écologie sociale. J’en donne les dix suivants, à titre d’exemples de ce qu’il conviendrait de faire :

• La valorisation des ressources naturelles (l’eau, la terre, la biodiversité locale, les variétés locales...) ;

• La valorisation du travail des petits paysans qui devraient bénéficier d’un soutien sécurisé de la part de l’État ;

• La sécurisation de l’accès des paysans et des paysannes (les femmes paysannes sont les plus exposées aux processus de dépossession et d’appauvrissement) aux différentes ressources agricoles, dont l’eau et la terre ;

• La sur-taxation de tout usage des ressources hydrauliques pour des activités et des productions spéculatives ;

• L’application systématique et à toutes les échelles du principe « pollueur, payeur » ;

• L’imposition d’une taxe environnementale dans le secteur touristique ;

• La fourniture de l’eau potable gratuitement à tous/toutes à hauteur des besoins réels (environ 50 litres par personne et par jour, à discuter et décider) et l’application d’un tarif prohibitif pour toute consommation dépassant ces besoins réels ;

• Le développement des énergies renouvelables ;

• Le développement des infrastructures de transports publiques respectueuses de l’environnement ;

• La constitutionnalisation des ressources naturelles comme « biens communs » non privatisables...

Toutefois, de tels choix politiques qui changeraient radicalement les politiques de développement, supposent l’existence d’un véritable courant porteur d’un projet d’écologie sociale volontariste, ambitieux, visible et audible.

Les partis écologistes existants sont malheureusement peu audibles, malgré les grands efforts de nombre de leurs militants, et l’environnementalisme petit-bourgeois n’est qu’une tendance néo-libérale qui n’envisage aucune politique économique en dehors des dogmes du libéralisme dominant.

Soyons réellement écologistes, exigeons l’impossible.

Habib Ayeb ,
Géographe, enseignant-chercheur à Paris 8, réalisateur

http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article37320

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