Pierre Rousset
Le silence de la blogosphère anglophone, les non-dits en France Comment faire face
Depuis janvier 2915, les attentats « djihadistes » ont pris en Europe une dimension et une dynamique sans précédent. Pourtant, une grande partie de la gauche radicale anglophone ne veut pas en prendre la mesure. En France, il reste à pousser plus avant la réflexion sur les implications de cette situation nouvelle : comment faire face ?
Les attentats « djihadistes » meurtriers se succèdent en Afrique, au Moyen-Orient et au Maghreb, en Asie comme en Europe ou en Amérique du Nord. Ils doivent être analysés dans leur dimension internationale –, mais aussi dans leurs réalités régionales ou nationales.
Je ne traiterai ici que du cadre européen, depuis janvier 2015 (attaques dans l’agglomération parisienne contre Charlie Hebdo et l’Hyper-Casher) en partant de deux questions : les réactions de la blogosphère anglophone et de la gauche radicale française.
Après l’orage, le silence de la blogosphère anglophone
Après l’attentat contre Charlie Hebdo, la blogosphère anglophone s’est enflammée : des milliers de courriels, des centaines d’articles lapidaires, des assauts furieux, des polémiques revanchardes… Cependant, les attentats qui ont suivi peu après au Danemark (en février) l’on laissé de marbre, ainsi que les véritables massacres de Paris en novembre dernier et de Bruxelles ce mois de mars. Bizarre, vous avez dit bizarre ?
Certes, quelques organisations comme ISO aux Etats-Unis, ont publié des articles et témoignages significatifs sur les récents massacres [1], et des sites progressistes ont couvert ces événements avec constance, comme Open Democracy. Mais d’autres organisations qui suivent pourtant avec attention l’actualité moyen-orientale semblent assez peu concernées.
Quant à la blogosphère, elle est restée indifférente, car il n’y avait plus d’enjeu qui la stimule.
La grande question qui l’agitait en janvier 2015 ne concernait pas l’analyse de la politique terroriste de l’Etat islamique, mais la culpabilité des victimes : Charlie Hebdo accusé d’islamophobie, « les » Français ou « la » gauche française dont, n’est-ce pas, chacun connaît le racisme.
Est-il possible maintenant, après les récents massacres, de reconnaître ce que cet « angle de vue » avait de parochial, de nombrillaire et d’identitaire ? Charlie Hebdo n’était en rien « responsable » des attentats de janvier 2015, il n’était qu’une cible utile. Ils auraient eu lieu même si ce journal n’avait pas existé – comme d’autres avaient eu lieu avant et ont eu lieu après. Pour une certaine gauche radicale, l’arbre de Charlie Hebdo a été utilisé pour cacher la forêt djihadiste.
Il ne s’agit pas ici d’une rationalisation à postériori. C’était déjà évident à l’époque. L’article d’analyse que nous avions écrit alors, François Sabado et moi [2], mentionnait à peine Charlie Hebdo, car il « n’expliquait » rien. J’ai par ailleurs répondu aux accusations portées contre ce journal [3], mais quoi que l’on pense de son orientation éditoriale et de son histoire, le problème de fond n’était pas là.
Une partie de la gauche radicale a voulu croire que l’Etat islamique (ou autres mouvements djihadistes) ne s’attaquait qu’à des « symboles compréhensibles », comme Charlie, les juifs (censés incarner l’Etat d’Israël) ou des églises (les « Croisés » occidentaux). C’était une lecture complaisante, mais aussi totalement illusoire des objectifs de Daesh (je renvoie à l’article que nous avons écrit, François Sabado et moi, après le 13 novembre [4]). La population, indifférenciée (et même non européenne, dans un aéroport international), est tout autant « cible légitime » [5] à ses yeux. L’orientation de l’EI est bien de tuer, blesser, traumatiser le maximum de monde pour aviver les tensions au sein de la population.
Nous vivons dorénavant en Europe sous la menace perpétuelle d’attaques terroristes massives, comme c’est déjà le cas en d’autres régions. Il faut certes en comprendre les causes profondes là-bas (guerres sans fin, ordre néolibéral, régimes dictatoriaux…) et ici (précarisation de la vie, dictature des « marchés », discriminations…), mais aussi prendre la mesure des conséquences. Comment réussir à bloquer la constitution de régimes d’exception, comme en France, quand de tels attentats se succèdent ? Comment réussir à imposer l’accueil des réfugiés, quand la peur du « faux Syrien vrai terroriste » s’installe ? Comment refouler les extrêmes droites quand une extrême droite islamiste leur sert de faire valoir (et réciproquement) ?
La politique de Daesh et ses « objectifs de guerre » pèsent dorénavant de façon majeure sur l’évolution de la situation en Europe – pour le pire. Si l’on ne veut pas être otage des réponses sécuritaires, militaires et liberticides de nos gouvernants, il nous faut leur opposer une autre façon de combattre le djihadisme – mais il faut l’opposer en pratique et pas seulement verbalement.
Prises de positions françaises
Nous avons publié sur ESSF de nombreux communiqués et déclarations, après les attentats de Bruxelles, en quatre lots [6]. Je m’y réfèrerais en indiquant le numéro du « lot ».
Mais commençons par une complainte belge (lot 1) :
« Pourquoi les musulmans ne descendent pas en masse dans la rue pour condamner ? »
Parce que nous sommes en train de conduire les taxis qui ramènent gratuitement la population chez elle depuis hier…
Parce que nous sommes en train de soigner les blessés dans les hôpitaux…
Parce que nous conduisons les ambulances qui filent comme des étoiles sur nos routes pour essayer de sauver ce qu’il reste de vie en nous…
Parce que nous sommes à la réception des hôtels qui accueillent les badauds gratuitement depuis hier…
Parce que nous conduisons les bus, les trams et les métros afin que la vie continue, même blessée…
Parce que nous sommes toujours à la recherche des criminels sous notre habit de policier, d’enquêteur, de magistrat…
Parce que nous pleurons nos disparus, aussi…
Parce que nous ne sommes pas plus épargnés…
Parce que nous sommes doublement, triplement meurtris…
Parce qu’une même croyance a engendré le bourreau et la victime…
Parce que nous sommes groggy, perdus et que nous essayons de comprendre…
Parce que nous avons passé la nuit sur le pas de notre porte à attendre un être qui ne reviendra plus…
Parce que nous comptons nos morts…
Parce que nous sommes en deuil…
Le reste n’est que silence… »
Ismaël Saidi, Belgo-marocain, auteur de la pièce Djihad
Retour en France. En règle général, les syndicats (lot 2)
Mouvements et partis condamnent clairement le massacre, ses auteurs et les mesures liberticides ou discriminatoires que nos gouvernants prennent en guise de réponse. Certains n’ont à ce jour rien publié (Solidaires…), d’autres se braquent sur un lapidaire raidissement défensif. Le pompon revient ici à Alternative Libertaire qui se contente de publier sur son site une déclaration d’AL Bruxelles affirmant qu’elle poursuivra son combat (lot 4, comme les suivants). C’est un peu court, au vu des circonstances !
D’autres partis, comme le NPA, condamnent fermement les « attentats ignobles », affirment leur solidarité avec les victimes, dénoncent les buts des terroristes (« créer un engrenage irréversible de terreur et de violence en semant la haine et la peur ») ; mais après ce premier paragraphe, les six suivants sont entièrement tournés contre la politique intérieure et moyen-orientale de nos gouvernants et contre « les serviteurs des banques et des multinationales qui dirigent le monde ». Notre seule possibilité d’action est-elle d’exiger de nos gouvernements un changement radical d’orientation ?
Quant à Ensemble ! (membre du Front de Gauche), elle en reste à des généralités très générales : « S’il est nécessaire de se doter de tous les moyens nécessaires pour assurer la sûreté publique et de prévenir de nouveaux attentats, cela passe par la nécessité de donner tous les moyens nécessaires aux services publics, une lutte résolue contre les inégalités, les discriminations, et non par le rejet des migrants ou la mise en place d’un état d’urgence permanent qui a suscité une stigmatisation des musulmans et une criminalisation des mouvements sociaux. »
Enfin, le Parti de Gauche centre son communiqué sur la seule Syrie, réitérant sa ligne « pro-Poutine » : « Le soutien militaire aux pays et forces qui se battent aujourd’hui contre Daesh sur le terrain doit être apporté par une coalition internationale sous égide de l’ONU. Car c’est dans cette région du monde, et dans le respect du droit international, que doit être éliminée la menace de Daesh. ».
Bien entendu, il ne s’agit encore que de brefs communiqués écrits à chaud. Il faut attendre la parution d’articles plus développés pour mieux fonder la discussion. Ainsi, la déclaration de la LCR-SAP de Belgique (lot 1) peut maintenant être complétée par une analyse de Daniel Tanuro (qui en est l’un des dirigeants) [7]. Notons seulement pour l’instant que la condamnation politique de l’Etat islamique (et non seulement de ses méthodes meurtrières) est aujourd’hui plus générale et plus fondée que par le passé ; mais que la question « comment combattre le djihadisme » est esquivée ou traitée en termes trop généraux.
Entre un présent détestable et des lendemains qui chantent, comment combattre ?
Dans une large mesure, les combats que nous menons déjà font partie de la solution. Ils s’attaquent aux racines sociales de la crise démocratique, visent à reconstruire une alternative solidaire (réellement à gauche) qui permette de rompre le choix mortifère entre hégémonie néolibérale et idéologies de haine, posent la question de la paix et de la sécurité du point de vue des peuples et non plus des puissances, etc. Cependant, outre les rapports de forces, nous nous heurtons à de réelles difficultés, dont :
La crédibilité en ce présent détestable : le « peuple » n’est pas en mesure aujourd’hui de chasser de son sein, par le rejet social, par la fureur collective, les extrêmes droites (non confessionnelles ou religieuses) en particulier djihadistes. Police, armée et services secrets apparaissent alors comme un bien, ou comme un mal nécessaire. Rappelons-nous ce cri du cœur d’une victime soufflée par les explosions à l’aéroport de Bruxelles : « ils sont où ces putains de soldats ! ». Il ne faut pas se payer de mots, mais attaquer là où l’instrumentalisation de la peur par nos gouvernants peut être démontrée.
L’incrédibilité des lendemains qui chantent : il importe évidemment de donner un horizon à nos résistances, un nom à notre alternative, mais personne ne croît (surtout pas nous) que nous marchons à grands pas vers sa réalisation prochaine.
Comment donc mieux combattre ? Je n’ai évidemment pas la prétention d’offrir une réponse clé en main ! Cependant, je pense qu’il y a matière à débat, en partant de deux considérants :
Le djihadisme – ainsi qu’une nébuleuse de courants politico-religieux qui lui sont idéologiquement proches – n’est plus seulement un produit d’importation, ombre portée de la crise irako-syrienne, mais aussi une réalité endogène. Il doit donc être combattu ici et pas seulement là-bas.
Ce combat là-bas et ici doit être mené par les forces progressistes sur leurs propres bases, de concert avec les résistances à l’impérialisme et aux dictatures. Cela nous concerne. Il ne suffit pas de lutter indirectement contre le djihadisme et autre mouvement fondamentaliste (par exemple en dénonçant notre impérialisme). Il nous faut les combattre directement, car ils font dorénavant partie de notre réalité.
Je vais essayer de montrer ce qu’à mon sens cela peut vouloir dire.
« Tous ensemble »
Nous avons dans notre main un atout maître, notamment en France : la brutalité et l’universalité des attaques néolibérales : ordre sécuritaire, destruction du code du travail, etc. Cela donne un fondement objectif très profond à une résistance « Tous ensemble ».
Bien entendu, le « Tous ensemble » peut noyer les exigences propres des plus exploitées ou discriminées, des « sans voix », des « sans pouvoir ». Il faut se prémunir consciemment contre ce risque, mais il faut aussi valoriser le « Tous ensemble » – dans la lutte aussi bien que dans le quotidien.
Comme le note l’Union des Progressistes Juifs de Belgique (lot 3), « Nous ne voudrions pas que, désormais [l]es habitants se replient et se regardent en chiens de faïence, se méfiant les uns des autres. Les attentats ont tué indistinctement. Plus que jamais, il faut mettre en œuvre des politiques qui inventent des dispositifs de rencontres, de dialogues, de mélanges, qui mettent l’accent sur la connaissance des récits singuliers qui composent notre aventure urbaine pour en faire une geste collective. »
« Tous ensemble » exige de notre part que nous militions en tenant compte de toutes les exigences du salariat réellement existant (qui inclut, oh combien, le « précariat ») ou des habitants des quartiers populaires – même quand cela sort de nos routines syndicales ou politiques. Il n’est pas suffisant, par exemple, de lutter contre la violence policière dans les quartiers. Il faut aussi prendre en compte la violence quotidienne des gangs.
« Tous ensemble » exige de notre part de défendre toutes les victimes. Il y a parfois une tendance à hiérarchiser la solidarité ce qui, en pratique, revient à abandonner à leur sort certaines victimes « non prioritaires » ou agressées par un « opprimé oppresseur ». Pour être concret, il faut défendre le juif menacé de mort et pas seulement le (supposé) musulman face à l’islamophobie. Il faut aussi défendre les femmes « arabo-musulmanes » qui refusent l’envoilement que veulent leur imposer les conservateurs islamistes et pas seulement la femme voilée frappée, injuriée, humiliée par le raciste « bien de chez nous ». Il faut combattre l’homophobie où qu’elle s’exprime.
« Tous ensemble » exige de lutter contre tous les racismes, contre toutes les xénophobies, contre la haine de l’Autre. Les racismes ont des histoires et des encrages différents dont il faut tenir compte, mais il n’y a pas de racisme indolore. Le racisme et la xénophobie sont des poisons mortels qui, au bout du compte, rendent impossible une lutte commune et servent à merveille l’ordre dominant qui ne survit que grâce à nos divisions.
Car le « Tous ensemble » n’exige pas seulement la reconnaissance fraternelle de l’Autre, une valorisation de la « mixité », mais aussi des combats communs pour des droits communs : à une vie non précaire, à l’éducation et à la culture, à l’emploi, à la sécurité, à la santé…
Un combat idéologique
Il n’y a pas de profil type des personnes qui, en Europe, rejoignent l’Etat islamique : les origines sociales, géographiques ou (non) religieuses varient, reflétant une crise globale. Evidemment, celui de « nos » djihadistes est plus resserré. Ayant souvent appartenu à des gangs, ayant connu la prison, étant déjà familiers des opérations armées, ils ont les connexions qui leur permettent d’agir sur ce terrain.
Il ne faut pas pour autant sous-estimer le facteur idéologique dans les processus dits de radicalisation de l’islam ou d’islamisation de la radicalité (je trouve l’usage du mot « radical » fort peu approprié !). Des courants salafistes, par exemple, ne conduisent pas nécessairement au djihadisme [8], mais il n’en sont pas moins ultra-réactionnaires . De façon générale, nous assistons à une montée en puissance de courants conservateurs (qui n’est pas propre aux seuls milieux musulmans). Le tout crée un bain idéologique sur lequel le fondamentalisme (l’intégrisme) politique prospère.
Nous combattons l’intégrisme catholique et évangélique protestant (d’extrême droite) sur la base des droits : IVG, mariage pour tous, éducation à la science (contre le créationnisme) et à l’égalité de genre… Il doit en aller de même à l’encontre de l’intégrisme islamique (d’extrême droite lui aussi).
Vu la place qu’occupe la subordination des femmes dans la pensée conservatrice et, en particulier, dans le djihadisme, la défense de leurs droits (comme de ceux des homosexuels) est évidemment un terrain de confrontation pour nous décisif.
Les extrêmes droites sont, de façon générale, à l’offensive en Europe, affichant de nombreux visages identitaires. Ce sont les anciennes et nouvelles extrêmes droites « bien de chez nous », plus ou moins fascisantes, qui sont en position de postuler au pouvoir dans divers pays européens – ou qui influencent déjà les pouvoirs en place. Un danger majeur !
Il ne faut pas pour autant ignorer les conséquences du développement d’extrêmes droites à référence islamiste. Elles s’enracinent en effet dans des milieux populaires où un parti comme le Front national (pour parler de la France) ne peut pénétrer. En ce sens, ils se complètent, construisant de redoutables barrières à tout projet émancipateur, solidaire, réellement à gauche.
Ne pas sacrifier leurs droits (voire leur vie) à notre sécurité
Nos dénonçons sans relâche l’utilisation par nos gouvernants de la peur pour justifier l’imposition de mesures liberticides ici et d’une politique de guerre là-bas. Problème : certaines positions à gauche font preuve d’un cynisme fort peu solidaire. J’en prends deux exemples.
Conforter le salafisme ?
Dans une tribune pour Libération [9], le philosophe et sociologue Raphaël Liogier veut marier (notre) liberté et (notre) sécurité. Il propose, afin de lutter plus efficacement contre le djihadisme armé, de s’appuyer sur les mosquées salafistes (au lieu de les cibler comme le fait le gouvernement). Les milieux salafistes menacés par Daesh pourraient ainsi offrir aux autorités « un véritable réseau d’information au cœur du milieu musulman ».
« Contrairement aux djihadistes, souligne Liogier, ces fondamentalistes sont focalisés sur la vie quotidienne et les mœurs, ils sont complètement dépolitisés. » Donc pas de problème ? Notre universitaire prend Abou Houdeyfa, imam de Brest, comme exemple de représentant des mosquées salafistes avec lesquelles il faut collaborer. La rédaction de Libération note que pour cet imam, « la musique fait naître le mal. ».
Ce n’est pas un hasard si Liogier, pour lever tout ambiguïté, prend Abou Houdeyfa comme exemple de « point d’appui ». Ce dernier a effet provoqué un scandale, après la publication d’une vidéo, sortie en septembre dernier, extraite de l’un de ses cours. Il y explique devant des enfants qu’écouter de la musique est interdit et que « ceux qui l’aiment » sont ceux qui risquent d’« être transformés en singes et porcs » dans l’au-delà. Que ceux qui la consomment sont sur la voie du diable [10].
Sommes-nous indifférents à ce qu’un tel enseignement soit servit à de jeunes enfants ? La criminalisation de la musique n’est-elle pas une violence sociale d’une terrible brutalité – et ce dans toutes les parties du monde. Comment ignorer la richesse des cultures musicales des pays musulmans ? Et quid des femmes ? Liogier reconnaît volontiers l’existence d’un « fondamentalisme extrême des mœurs, celui des femmes intégralement voilées par exemple », mais qu’importe, il n’y a là que choix de vie [11]. Fermer le ban.
Liogier prétend marier efficacité sécuritaire et démocratie. Au final cependant, il affiche une conception étroitement policière du combat contre Daesh, pour laquelle les luttes d’émancipation d’un pan entier de notre société doivent être sacrifiées sans état d’âme [12]. Démocratie pour qui ? Sécurité pour qui ?
Soutenir Poutine et Assad en Syrie ?
Revenons sur la position du Parti de Gauche. A l’occasion des attentats de Bruxelles, il a donc réitéré sa position de fond sur le conflit syrien (mainte fois affirmée par Jean-Luc Mélenchon) : soutien à l’intervention russe et au régime Assad – le Parti communiste de Belgique allant encore plus loin dans l’alignement sur Moscou (lot 3). Comme mentionné plus haut, il explique dans une langue de bois propre aux communiqués diplomatiques, qu’une coalition internationale sous égide de l’ONU doit apporter son soutien « aux pays et forces qui se battent aujourd’hui contre Daesh sur le terrain » (lot 4)– « sur le terrain » signifiant avant tout la Russie et l’armée gouvernementale de Damas.
Le régime Assad est pour une grande part responsable de la crise syrienne et des succès, dans ce pays, de l’Etat islamique. Il a torturé, affamé et tué plus de Syriens que tout autre acteur de cette guerre sans merci –, mais il est vrai qu’il n’envoie pas de commandos kamikazes ensanglanter l’Europe. Alors tant pis pour les victimes « là-bas » de l’une des dictatures les plus sanglantes au monde et de bombardements russes particulièrement meurtriers. Le « sens de l’Etat » (français), la défense de sa stature internationale et la sécurité de nos citoyens « ici » vaut bien aux yeux du PG une épaisse couche de Realpolitik !
Ici et là-bas
Dans toute perspective solidaire (internationaliste), le lien actif entre ici et là-bas s’avère essentiel. Trois suggestions pour le renforcer.
1. Coopérer plus étroitement avec les associations de l’immigration – notamment, en France, de l’immigration maghrébine. Entre janvier et novembre 2015, le mois mars a connu l’attentat du Bardo à Tunis. S’il y a eu une réponse collective de mouvements franco-tunisiens et liés aux migrations méditerranéennes [13], la gauche française ne s’est manifestée qu’en ordre dispersé. Chaque attentat de part et d’autre de la Méditerranée pourrait être l’occasion d’appels et de mobilisations communes, allant au-delà de rassemblements symboliques.
2. Renforcer la solidarité Syrie. Certes, le Collectif « Ni guerre ni état de guerre » existe, mais c’est une coalition contre la politique de l’Etat français à l’étranger comme en France même. Voilà qui est fort bien, mais cela ne remplace pas un mouvement de solidarité spécifique. En effet, tel n’est pas son objet. Le collectif appelle au retrait des forces française des théâtres d’opérations où elles sont déployées, ce qui est très important pour nous et qui aurait des implications effectives dans une partie de l’Afrique, mais fort peu en Irak-Syrie où notre impérialisme ne joue qu’un rôle mineur. Comme le note d’ailleurs « Ni guerre ni état de guerre » dans le communiqué publié après le 22 mars (lot 3), sur les 11 086 effectués par la « coalition occidentale », l’aviation française n’en a effectué « que » 680. Le retrait français ne changerait là-bas pas grand-chose, même s’il avait une portée importante ici.
La solidarité Syrie ne peut se définir seulement en rapport à notre impérialisme et, en terme vagues, à la « coalition occidentale ». Elle doit prendre en compte les acteurs principaux de la guerre qui incluent aussi la Russie, la Turquie, l’Arabie saoudite, le Qatar – voire Israël et l’Egypte –, l’Iran, le Hezbollah… et des fronts multiples, des « guerres dans la guerre »... Elle ne peut agir sans se demander à qui apporter son soutien, à qui le refuser, pour quelle paix mobiliser. Certes, la crise au Moyen-Orient est compliquée ! Mais il faut des accords de base : défendre de concert la résistance kurde et la résistance arabe populaire, progressiste – ce qui n’est possible ni avec des pro-Assad ni avec les forces qui confessionnalisent le conflit, ni avec des pro-Russe ni avec des pro-Américains.
La tâche est difficile, mais peut-on accepter que le niveau de solidarité active avec les peuples de cette région reste si faible ?
3. Internationaliser le rejet des attentats terroristes. Faire en sorte que chaque nouvel attentat soit l’occasion d’une dénonciation internationale de la part des forces progressistes, qu’une solidarité « de peuple à peuple », indépendant des gouvernants, s’affirme par des « solidarités croisées » et des appels communs. Bien entendu, les terrorismes d’Etat font un nombre de victimes plus important que les massacres djihadistes, mais l’un ne justifie pas l’autre. La dénonciation des méfaits impérialistes est déjà intégrée à l’ADN des gauches radicales. En revanche, hors des pays qui vivent depuis de longues années sous la menace fondamentaliste comme le Pakistan, cela n’est pas encore le cas concernant le djihadisme [14].
Il n’est pas question de faire du djihadisme « l’ennemi principal » et de prôner en conséquence l’union nationale ! Mais pas question non plus de faire du djihadisme un « ennemi secondaire », justifiant par là une passivité coupable.