C’est la plus grosse bavure jamais commise par la coalition internationale contre l’organisation Etat islamique (EI) depuis son entrée en action dans le ciel de la Syrie, en septembre 2014.
Plusieurs dizaines de villageois des environs de Manbij, une ville de 50’000 habitants tenue par l’organisation djihadiste, à 100 km au nord-est d’Alep, ont péri dans des bombardements aériens dans la nuit du 18 au 19 juillet. La coalition conduite par les Etats-Unis, qui comprend dix autres membres dont la France et le Royaume-Uni, mène depuis la fin mai une vaste offensive en partenariat avec les Forces démocratiques syriennes (FDS), à majorité kurde, pour déloger l’EI de ce carrefour stratégique.
Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), qui s’appuie sur un réseau d’informateurs et de médecins sur le terrain, les bombardements ont fait 56 morts civils, dont 11 enfants, dans le village de Toukhar, une dizaine de kilomètres au nord de Manbij. Des photos de corps démembrés, couverts de poussière, en train d’être déposés dans une fosse commune, ont circulé sur les réseaux sociaux. L’organisme de communication des djihadistes de l’EI, Aamaq, évoque pour sa part 160 morts. Selon Hassan Al-Nifi, membre du conseil révolutionnaire de cette localité, qui vit en exil dans la ville turque de Gaziantep mais dispose de contacts sur place, le bilan pourrait être encore plus élevé.
«Quand les membres de la défense civile sont intervenus mardi matin, ils ont récupéré 85 cadavres dans les décombres, principalement des femmes et des enfants, explique le responsable municipal, joint par téléphone. Mais lorsqu’ils ont pu faire venir leur matériel de déblaiement, beaucoup d’autres corps sont apparus. Nous sommes à plus de 200 morts et le décompte n’est pas terminé.» Lundi matin déjà, au moins 21 civils avaient trouvé la mort dans d’autres raids aériens sur des faubourgs de Manbij.
La coalition a reconnu avoir procédé à 18 frappes dans cette zone le 18 juillet, visant toutes, selon elle, des positions et des véhicules de l’EI. «Nous allons examiner toutes les informations dont nous disposons sur l’incident», ont indiqué les militaires, qui ne se prononcent pas pour l’instant sur d’éventuelles erreurs de tir.
«Nous prenons toutes les dispositions pendant nos missions pour éviter ou minimiser les pertes civiles (…) et nous conformer aux principes du droit de la guerre», poursuit le communiqué, envoyé en réponse à un e-mail de l’AFP.
Le carnage de Toukhar a déclenché un tollé au sein de l’opposition syrienne. L’indignation est avivée par la méfiance traditionnelle de ses membres vis-à-vis des combattants du Parti de l’union démocratique (PYD), la composante kurde des FDS, qu’ils accusent de menées séparatistes. Dans un courrier envoyé à Ban Ki-moon, le secrétaire général de l’ONU, Riyad Hijab, le président du Haut conseil pour les négociations (HCN), le bras diplomatique des anti-Assad, fustige le «silence international » qui entoure ces «centaines de morts».
Le Conseil national syrien (CNS), l’une des principales composantes de l’opposition, représentée au sein du HCN, dénonce pour sa part un «massacre d’innocents», tout en déplorant que les précédentes attaques contre des civils n’aient pas fait l’objet d’enquêtes approfondies.
«Il doit y avoir une enquête rapide, indépendante et transparente pour déterminer ce qui s’est passé, qui est responsable et comment éviter des pertes civiles supplémentaires», renchérit Magdalena Mughrabi, du département Moyen-Orient d’Amnesty International. L’ONG de défense des droits de l’homme soutient que le Pentagone a écarté des «dizaines» d’accusations de morts civils, pourtant «crédibles» selon elle, et affirme que le nombre de personnes mortes sous les bombes de la coalition, en Syrie et en Irak, se chiffre désormais en «centaines ».
Le collectif Airwars, spécialisé dans le recensement des victimes collatérales de l’offensive anti-EI menée par Washington depuis vingt-deux mois, dispose d’une évaluation encore plus précise. Après avoir croisé et vérifié de multiples sources, des communiqués militaires aux décomptes des ONG, en passant par les comptes rendus des médias locaux, l’organisation parvient au chiffre de 1422 civils tués, ce qu’elle considère comme une estimation basse. Le Pentagone pour sa part ne reconnaît à ce jour que 41 morts.
Sur place, Hassan Al-Nifi, le responsable du conseil local de Manbij, ne décolère pas contre la stratégie des Etats-Unis et de leurs alliés kurdes, consistant à encercler la ville et à avancer pas à pas vers le centre, sous le couvert des avions de la coalition, qui ont effectué 450 frappes depuis le début de l’opération, le 31 mai. «Nous soutenons le combat contre Daech [acronyme arabe de l’EI]», assure M. Nifi, qui se dit proche de l’Armée syrienne libre, la branche modérée de l’insurrection syrienne, «mais, en interdisant toute fuite possible aux djihadistes, la coalition les condamne à se battre jusqu’à la mort, dans un cadre de guérilla urbaine où ils excellent, en utilisant, qui plus est, la population comme bouclier humain. C’est une stratégie erronée. Daech finira par être vaincu, mais au prix de la destruction totale de Manbij.»
Les morts de Toukhar pourraient peser sur la suite de l’offensive des FDS dans cette localité et dans le nord de la Syrie en général. Durant le week-end, ces forces se sont certes emparées du quartier général des djihadistes, installé dans un hôpital dans l’ouest de la ville. Mais l’hécatombe risque de nuire à l’image des troupes kurdes, déjà passablement mauvaise dans cette zone à majorité arabe, et de compliquer la gestion sur le terrain de l’après-EI. La plupart des Syriens, en particulier ceux acquis à l’opposition, redoutent qu’après avoir repris Manbij les Kurdes cherchent à opérer la jonction avec Afrin, plus à l’ouest, de façon à asseoir leur contrôle sur la quasi-totalité de la bande frontalière avec la Turquie.
Sur place, à Toukhar, les habitants achèvent de compter leurs morts. Ironie macabre: le massacre du 18 juillet survient quatre ans jour pour jour après la «libération de Manbij», c’est-à-dire l’expulsion de l’armée syrienne de la ville. (Article publié dans Le Monde daté du 20 juillet 2016)
Par Allan Kaval et Benjamin Barthe