Les auteurs arabophones ne sont pour l'instant qu'une poignée, malgré le succès de nombreuses oeuvres de la littérature arabe. Et, plus récemment, de romans tels que L'Immeuble Yacoubian (2002) de l'Égyptien Alaa El Aswany et Taxi (2009) de Khaled Al Khamissi. Farouk Mardam-Bey* espère pourtant voir émerger dans l'édition un renouveau allant au-delà des freins économiques culturels, politiques et symboliques actuels. Il s'est confié au Point Afrique.
Le Point Afrique : À la rentrée littéraire, plusieurs romans arabes francophones sont attendus. Beaux Rivages de Nina Bouraoui, Chanson douce de Leïla Slimani, Dieu n'habite pas La Havane de Yasmina Khadra, Ce vain combat que tu livres au monde de Fouad Laroui... Les traductions de l'arabe au français sont beaucoup plus rares. Avec Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville du Syrien Khaled Khalifa que vous publiez dans votre collection, on ne trouve dans cette catégorie que Le Messie du Darfour du Soudanais Abdelaziz Baraka Sakin. Rareté habituelle ou propre à cette rentrée ?
Farouk Mardam-Bey : Très peu d'éditeurs français s'intéressent à la littérature arabophone. Hormis Actes Sud avec la collection Sindbad, fondée en 1995 pour poursuivre le travail mené par Pierre Bernard avec ses éditions du même nom, seul Le Seuil a créé en 2012 la collection Cadre vert pour la fiction contemporaine traduite de l'arabe. Confiée au très bon arabisant Emmanuel Varlet, elle publie trois à quatre titres par an. Depuis la traduction par Gaston Wiet et Jean Lecerf du Livre des jours de Taha Hussein en 1947, dont André Gide a écrit la préface, Gallimard fait en moyenne traduire un roman par an. Idem pour Jean-Claude Lattès, qui a pourtant publié la trilogie de l'Égyptien Naguib Mahfouz, Prix Nobel de littérature en 1988. Au total, on arrive péniblement à une dizaine de titres par an.
À la suite de ce prix Nobel et du succès du poète palestinien Mahmoud Darwich, on aurait pu s'attendre à un engouement de la part des éditeurs et du public français. Ce ne fut pas le cas...
Les modes littéraires échappent à toute logique. Ces dix dernières années, le succès de quelques romans traduits de l'arabe aurait lui aussi pu susciter un large intérêt public et éditorial. Chez Actes Sud, il y a eu L'Immeuble Yacoubian (2002) de l'Égyptien Alaa El Aswany, vendu à plus de 300 000 exemplaires, et Taxi (2009) de Khaled Al Khamissi. Des phénomènes. Mais ces succès sont restés ponctuels. De même pour d'autres de nos auteurs dont un roman a dépassé le seuil des 10 000 exemplaires. Les Années de Zeth (2003) de Sonallah Ibrahim (1993) ou La Porte du soleil (2003) d'Elias Khoury par exemple. L'enthousiasme du public porte plus rarement sur un auteur que sur un titre.
Le monde arabe est aujourd'hui au premier plan de l'actualité internationale. Quel effet cela a-t-il sur le marché littéraire ?
Un ami connaisseur en marketing m'a conseillé récemment d'éviter le mot « islam » sur la couverture d'un livre consacré à ce sujet. Je crois qu'il a raison. Si les littératures arabes ont toujours eu du mal à trouver leur place en France, il me semble que c'est plus difficile encore aujourd'hui, du fait de la saturation du paysage médiatique. Il est en effet si difficile de faire le tri entre le bon et le mauvais que le public a tendance à se détourner de la littérature et surtout des essais qui portent sur ces pays. Depuis deux ou trois ans, on observe toutefois une stabilité dans la vente des œuvres traduites de l'arabe. Mais j'estime que ça n'est pas suffisant. Aujourd'hui plus que jamais, la traduction d'oeuvres littéraires de l'arabe au français est importante. Davantage qu'un essai politique ou un article, un bon roman nous permet de pénétrer en profondeur dans les sociétés arabes. Dans leur quotidien complexe.
Dans un article, le maître de conférences en langue et littératures arabes à l'université de Provence Richard Jacquemond affirme que « les flux de traduction de l'arabe et vers l'arabe sont marqués par une logique relationnelle Nord-Sud ». Qu'en pensez-vous ?
Le manque de traductions ne concerne pas que les littératures arabes. Loin de là. Toutes les langues dites « rares » souffrent du même problème. La littérature indienne par exemple, qu'elle soit écrite en anglais ou dans des langues d'Inde et du Pakistan, est encore moins traduite en français que les littératures arabes, alors que le continent indien est trois fois plus grand que le monde arabe. Depuis un an et demi, on observe de plus un affaissement de la vente de littérature traduite. Or, le coût de la traduction est très élevé. Pour un roman de 400 pages, il faut en effet compter entre 8 000 et 9000 euros. Les aides du Centre national du livre (CNL) ne dépassant pas les 50 %, un éditeur ne peut supporter la charge qu'en vendant au minimum 5 000 exemplaires. Ce qui limite forcément les prises de risque.
Comment se situe la France par rapport au reste de l'Europe en matière de traduction de littérature contemporaine arabe ?
Dans le cadre du premier état des lieux de la traduction en Méditerranée réalisé en 2010 par l'association Transeuropéennes en partenariat avec la Fondation Anna Lindh (Traduire en Méditerranée), Emmanuel Varlet a établi que seulement 0,6 % des traductions d'oeuvres étrangères vers le français sont des traductions de l'arabe. Malgré ce faible chiffre, la France est le premier pays européen en la matière. Avant même la Turquie et l'Espagne. Étonnant aussi : avant l'Iran.
Dans les œuvres littéraires traduites de l'arabe, on a longtemps observé une domination du Machrek sur le Maghreb. Est-ce toujours le cas ?
Pour la plupart des éditeurs français, en général peu connaisseurs de ces champs littéraires, les littératures maghrébines se résument en effet aux productions francophones. Or, si ces dernières ont en effet longtemps été dominantes en Algérie et au Maroc, ce n'est plus le cas aujourd'hui. En Tunisie, l'arabe a toujours été la première langue d'écriture. Il faut que les visions évoluent...
Autre tendance historique de la traduction de l'arabe vers le français : l'opposition entre une école de traduction « orientalisante » et « francisante ». Qu'en est-il aujourd'hui ?
L'école francisante a largement pris le dessus, et c'est une bonne chose. Si certains textes classiques méritent une traduction très proche de l'original, ce n'est, selon moi, pas le cas de la littérature contemporaine, qui pour être appréciée par un lectorat étranger a souvent besoin d'être adaptée. D'autant plus que les éditeurs arabes n'interviennent presque jamais sur les textes, qui nous arrivent donc souvent avec des fautes ou des maladresses. La nouvelle génération de traducteurs fait très bien ce travail. La plupart ont fait des études d'arabe et ont vécu dans un pays arabe. Ils sont donc familiers de la langue parlée, et pas seulement de l'arabe littéraire, ce qui n'était pas le cas des anciens orientalistes. Le problème, c'est que ces jeunes traducteurs peinent à trouver du travail.
Publié le - Modifié le | Le Point Afrique
* Né à Damas, Farouk Mardam-Bey a travaillé comme conseiller culturel à l'Institut du monde arabe. Il dirige la collection Sindbad chez Actes Sud. Il vit en France depuis 1965.