Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Les gauches politiques (Inprecor)

© Photothèque Rouge/JMB

© Photothèque Rouge/JMB

Contrairement à l’Égypte, en Tunisie les forces de gauche ont eu la capacité de maintenir une continuité pendant des dizaines d’années, même dans la clandestinité.

La principale raison en est l’existence depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale d’un mouvement syndical puissant. Celui-ci a joué un rôle décisif dans les luttes pour l’indépendance et a permis aux forces de gauche de se protéger partiellement des effets de la répression. Certains de ses débats ressemblent à ceux d’autres pays, à commencer par ce qui concerne ses relations avec les pouvoirs en place.

 

I. Aux origines des gauches

Débuts prometteurs

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la référence à la gauche n’existe pour l’essentiel que parmi une minorité de la population d’origine européenne (1). Cette gauche se situe dans le prolongement de la tradition socialiste européenne et avant tout celle de la France.

En 1920, la majorité de la Fédération socialiste se range au côté de la révolution russe et devient section de l’Internationale communiste. Celle-ci se déclare partisane de l’indépendance de la Tunisie (2).

Simultanément, une partie significative des salariés autochtones cherche à s’organiser syndicalement. Ne trouvant leur place ni au sein du prolongement local de la CGT française, ni dans le mouvement nationaliste tunisien de l’époque, ils fondent en décembre 1924 leur propre centrale syndicale, la Confédération générale tunisienne du travail (CGTT). On y trouve notamment des dockers, des cheminots et des traminots. Immédiatement la CGTU et les communistes tunisiens s’engagent pleinement à leur côté, dont leur porte-parole Jean-Paul Finidori.

La voie est ouverte au développement d’une gauche radicale où convergent référence au communisme, syndicalisme de lutte de tradition française et syndicalisme tunisien embryonnaire d’orientation nationaliste.

Mais très rapidement, deux obstacles majeurs vont faire dérailler ce processus naissant :

• La répression coloniale se déchaîne. Les fondateurs de la CGTT et leurs soutiens français se retrouvent en prison, dont les porte-parole de la CGTT et de la CGTU qui sont ensuite condamnés à l’exil.

• L’abandon de la revendication d’indépendance par les communistes, dont l’organisation prend en 1934 le nom de Parti communiste tunisien (PCT) : ils s’alignent en effet sur le tournant en ce domaine opéré par le PCF et l’Internationale communiste stalinisée.

Un pas supplémentaire est franchi en 1945. Dans le cadre du gouvernement français auquel le PCF participe, les responsables communistes combattent l’idée d’indépendance et y opposent celle d’autonomie au sein de l’Union française.

Tout cela explique pourquoi la gauche se réclamant du communisme et le mouvement national ont cheminé séparément pendant des dizaines d’années (3).

À partir des années 1930, le leadership politique passe dans les mains du Néo-Destour

Le parti fondé par Bourguiba en 1934 ne cherche pas à rompre avec le colonialisme mais à le réformer. Il ne cherche pas non plus à rompre avec le capitalisme mais à y introduire certains aménagements.

Ce parti devient hégémonique au sein du mouvement national, et la plupart des militants syndicaux autochtones en sont membres.

Ces derniers fondent en 1946 leur propre centrale sous le nom d’Union générale tunisienne du travail (UGTT). Celle-ci joue un rôle décisif dans la lutte pour l’indépendance et absorbe par la suite ce qu’il reste des structures syndicales fondées par les Français. Il s’agit là d’une différence majeure et durable avec l’Égypte où le syndicalisme est éradiqué durablement au début des années 1950.

Pas étonnant dans ces conditions qu’une symbiose existe après l’indépendance (1956) entre le Néo-Destour et le mouvement syndical. On assiste ensuite à une alternance de périodes de coopération et de conflictualité entre le pouvoir destourien et l’UGTT.

La trajectoire des partis socialistes et communistes

Après l’indépendance, les partis de gauche, sont dans un piteux état.

• Les membres de la SFIO, qui sont presque uniquement européens, quittent la Tunisie et ce parti disparaît,

• En ce qui concerne le Parti communiste tunisien (PCT), le départ de la plupart de ses membres français et/ou autochtones d’origine juive est partiellement compensé par l’adhésion de jeunes intellectuels tunisiens (4).

La marginalisation de la gauche politique facilite l’instauration d’un régime autoritaire. Entre 1963 et 1981, le seul parti autorisé est celui de Bourguiba. Le seul contrepoids réel est l’UGTT envers qui le pouvoir alterne des phases de séduction et de répression. La marge est donc plus qu’étroite pour construire une alternative politique de gauche.

Interdit en 1963, le PCT est à nouveau légalisé en 1981. Il connaît alors une évolution comparable à celle de l’ex-Parti communiste italien. À partir de 1993, il ne se réclame plus du communisme mais du centre-gauche et prend alors le nom d’Harakat Ettajdid (Mouvement de la rénovation).

Son opportunisme envers le pouvoir ne cesse de se confirmer. En 1999, le secrétaire général d’Ettajdid déclare : « Nous entretenons les meilleurs rapports du monde avec le Président Ben Ali. Nous avons dépassé la conception d’une dualité absolue et manichéenne entre pouvoir et opposition. Parce que nous avons affaire à un pouvoir national qui est en train de réaliser de grandes réformes, sous l’impulsion réformatrice du Président Ben Ali. Aujourd’hui, nous sommes à la fois pour le soutien et la critique ». « Je soutiens Ben Ali, donc je ne serai jamais candidat contre lui, je revendique mon soutien et ma participation au consensus national, et je considère qu’il n’y a pas d’alternative au Président Ben Ali. » (5) Il convient de préciser qu’après son congrès de 2001, Ettajdid a pris ses distances avec le pouvoir et présentera un candidat aux élections présidentielles.

II. L’émergence de gauches radicales depuis le milieu des années 1960

Comme en Égypte, une nouvelle génération qui n’a pas vraiment vécu les luttes pour l’indépendance se lance dans le militantisme à partir du milieu des années 1960. Elle est le produit d’une rupture d’une part avec le bourguibisme, d’autre part avec le Parti communiste tunisien.

Ces nouvelles gauches ont comme matrice commune « Perspectives » qui voit le jour en 1963. Ce courant, né à l’époque de la guerre au Viêtnam et du développement de la résistance palestinienne, se maoïse en partie à partir de 1967.

Après avoir milité à l’Université, les anciens étudiants commencent ensuite à travailler et un certain nombre d’entre eux deviennent syndicalistes, en particulier dans l’enseignement, les banques, les PTT et la santé.

Perspectives éclate au milieu des années 1970. Trois courants durables voient alors le jour. Celui dirigé par Ahmed Néjib Chebbi rompt avec le maoïsme. Il donne naissance en 1983 au Rassemblement socialiste progressiste (RSP) devenu en 2001 le Parti démocrate progressiste (PDP) autour de qui se constituera Al Joumhouri en 2012.

À noter qu’un petit courant trotskiste fait à ses débuts le choix de militer au sein du RSP. Il fonde ensuite dans les années 1980 l’OCR (Organisation communiste révolutionnaire). Brisé par la répression, ce courant se maintient entre 2002 et 2011 sous la forme d’un réseau informel.

Les deux grands courants de gauche radicale : Watad (Patriotes démocrates) et PCOT

Deux grands courants issus de Perspectives se réclament explicitement du marxisme-léninisme :

• Cho’la (La Flamme), qui donne ensuite naissance à la mouvance Patriote démocrate (Watad) (6),

• Al Amel Tounsi (Le Travailleur tunisien), journal édité en arabe à partir de 1969, et dont est issu en 1986 le PCOT (Parti communiste des ouvriers de Tunisie), qui prendra en juillet 2012 le nom de Parti des travailleurs (7).

Certaines divergences entre ces deux courants sont de nature idéologique, phénomène courant à l’époque partout dans le monde, en particulier chez les étudiants : les Patriotes démocrates (Watad) se réclament de la Chine de Mao, et le PCOT de l’Albanie d’Enver Hodja.

D’autres divergences, plus durables, sont liées à des positionnements différents sur le plan syndical. En janvier 1978 a lieu la répression meurtrière d’une grève générale suivie d’une attaque d’ampleur contre l’UGTT. Bourguiba arrête notamment Habib Achour, le secrétaire général de l’UGTT, puis le remplace par un homme de confiance dans le but de caporaliser la centrale syndicale.

Les militants de la mouvance Watad exigent le retour d’Habib Achour et se battent pour remettre en place la vie syndicale sur des bases légitimes. Ils font notamment paraître 6 numéros clandestins du journal Echaab (Le Peuple). Cette attitude courageuse explique en grande partie le poids important des Patriotes démocrates au sein de l’UGTT depuis des dizaines d’années (8).

Il est parfois reproché aux militants ayant créé en 1986 le PCOT de ne pas avoir agi à l’époque de la même façon. Ils sont souvent accusés d’avoir continué à militer au sein des structures syndicales totalement annexées par Bourguiba. Ce serait une des raisons pour lesquelles le PCOT a eu par la suite une influence plus faible que les Patriotes démocrates au sein de l’UGTT.

Une troisième divergence est liée à la volonté de maintenir ou pas la forme partidaire face à la dictature. Dans les années 1980, les Patriotes démocrates dissolvent en effet leur parti pensant ainsi mieux s’introduire dans le milieu syndical et rebâtir clandestinement l’UGTT. Le courant représenté ensuite par le PCOT a, par contre, maintenu depuis 1986 sa structuration en parti clandestin contre vents et marées.

En 2005, une partie des Watad décide de revenir à la tradition partidaire en fondant le PTPD (Parti du Travail patriotique et démocratique). Parmi ses principaux dirigeants figurent Abderazak Hammami (décédé en 2016) qui évoluera vers le centre-gauche, et Mohamed Jmour qui fera partie en 2012 des fondateurs du PPDU et du Front populaire.

Une des divergences entre le PTPD et le PCOT concerne les alliances que ces deux familles politiques concluent, dans les cinq dernières années de la dictature. Le PTPD et le PCOT pratiquent, en ordre dispersé, une ouverture envers des partis situés à leur droite (9).

Le PCOT au sein de la coalition du 18 octobre 2005 qui revendique l’obtention de droits démocratiques, dont la fin de la répression contre les islamistes. On y retrouve Ennahdha, le PDP, le FDTL, et le CPR de Moncef Marzouki (10). Il convient de rappeler qu’en Égypte, des liens existent également de 2001 à 2010 entre les Socialistes révolutionnaires (trotskistes proches du SWP britannique) et les Frères musulmans (11).

Le PTPD de son côté participe à « L’alliance pour la citoyenneté et l’égalité » formée en 2009 avec Ettajdid (ex-PC) et le FDTL (social-démocrate). Celle-ci cherche à négocier avec Ben Ali une réforme du régime.

Si la gauche politique radicale est parvenue à survivre dans la clandestinité, elle reste faible numériquement, peu structurée (sauf le PCOT) et marquée par le sectarisme.

Une partie de cette gauche a tendance à glisser vers le centre comme par exemple une aile du PTPD et le PSG (Parti socialiste de gauche) qui a scissionné du PCOT en 2006 (12).

L’apparition d’un courant se réclamant de la social-démocratie

En 1994, est fondé le FDTL (Forum démocratique pour le travail et les libertés) sous la houlette de Moustapha Ben Jaafar, un ancien militant du MDS (une scission du parti de Bourguiba).

Légalisé en 2002, le FDTL n’est pas représenté à l’Assemblée. Il cherche vainement à négocier avec Ben Ali une réforme du régime en compagnie d’Ettajdid et du PTPD. Le FDTL participe simultanément à la Coalition du 18 octobre 2005 aux côtés du PCOT et d’Ennahdha.

Avant 2011, le FDTL a seulement le statut d’observateur de l’Internationale socialiste : la section officielle de l’Internationale socialiste est en effet à l’époque le PSD de Bourguiba puis le RCD de Ben Ali (à noter qu’en Égypte, le PND du dictateur égyptien Moubarak était également membre de l’Internationale socialiste !).

III. La révolution de 2011 et ses suites

Les gauches et la nouvelle génération militant

En Égypte, le déclenchement de la révolution a été le fait de la jeunesse, et celle-ci continue à en être la locomotive jusqu’en juillet 2013.

Si le démarrage est comparable en Tunisie, des militant-e-s de la génération précédente s’y impliquent rapidement. Beaucoup d’entre eux appartiennent à l’aile gauche du mouvement syndical et associatif, et un certain nombre sont simultanément membres d’organisations politiques de gauche.

Contrairement à l’Égypte une continuité politique et associative de plusieurs dizaines d’années existe en effet en Tunisie, en grande partie grâce à la protection que leur apporte l’existence de l’UGTT. Souvent enseignants ou avocats, les leaders de la gauche politique ayant longtemps milité sous l’ancien régime du temps de Ben Ali se retrouvent rapidement en 2011 sur le devant de la scène. Ils apportent leur capacité d’analyse et d’organisation, mais également leurs habitudes acquises du temps de la clandestinité avec leur lot de repliement sur soi, de sectarisme et d’éparpillement.

En d’autres termes le renouvellement générationnel a du mal à s’opérer au sein de la gauche tout comme la féminisation de celle-ci.

Après le 14 janvier 2011, on assiste à un foisonnement d’organisations politiques. En ce qui concerne la gauche radicale, voient notamment le jour :

• Une seconde organisation Patriote démocrate qui se constitue autour de Chokri Belaïd en mars 2011 (MOUPAD),

• Une petite organisation trotskiste fondée en janvier 2011 par d’anciens militants de l’OCR sous le nom de Ligue de la gauche ouvrière (LGO).

Détricotage - retricotage des alliances

Avec l’instauration des libertés démocratiques et la fin de la persécution d’Ennahdha, disparaît l’objet même de la coalition constituée le 18 octobre 2005 par le PCOT avec Ennahdha, le PDP et le FDTL. La rupture est ensuite définitive entre les forces de gauche et les islamistes (13).

Après le 14 janvier 2011, l’heure n’est plus en Tunisie au dialogue avec Ben Ali que souhaitait instaurer la coalition « Alliance pour la citoyenneté et l’égalité » constituée en 2009 par Ettajdid, le PTPD et le FDTL. Aux lendemains du 14 janvier, le PTPD rompt avec Ettajdid et le FDTL qui participent aux gouvernements de transition dirigés par des anciens benalistes.

La désagrégation de ces deux alliances dégage la voie pour un regroupement des forces politiques ayant milité ensemble de longue date pour chasser Ben Ali et qui refusent toute compromission avec les rescapés de l’ancien régime.

Dès le 20 janvier, voit le jour une première tentative de regroupement sous le nom de Front du 14 janvier. On y retrouve notamment le PCOT, plusieurs courants Watad (dont le PTPD), la LGO et plusieurs organisations nationalistes arabes. En Égypte, un regroupement de gauche voit également le jour le lendemain de la chute de Moubarak (14).

Mais après le pic atteint avec le départ du deuxième gouvernement Ghannouchi le 27 février 2011, les mobilisations se ralentissent. Essebsi, ancien cadre du régime Bourguiba et des débuts de l’ère Ben Ali manie habilement le bâton et la carotte. Il parvient notamment à substituer au « Comité national de la protection de la révolution » une « Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique ». Celle-ci regroupe des commissions mises en place par les gouvernements Ghannouchi et des personnalités appartenant à un large éventail de sensibilités politiques, syndicales et associatives (dont la Ligue tunisienne des droits de l’homme et l’Association tunisienne des femmes démocrates) (15).

Le Front du 14 janvier éclate à propos de l’attitude à observer envers la Haute instance :

• Le PCOT refuse d’y siéger estimant que son but est de « torpiller » le Conseil national de protection de la révolution (16).

• Du côté des Watad par contre, Mohamed Jmour (PTPD) et Chokri Belaïd (MOUPAD) participent à la Haute instance.

• Simultanément, le balancier qui avait poussé vers la gauche les Watad repart dans l’autre sens : en avril-mai 2011 ils participent en effet à des pourparlers avec des forces du centre en vue de constituer un « pôle moderniste » aux élections prévues à l’époque pour l’été. Même si un terme est mis en juin à la participation des Patriotes démocrates à une alliance centre-gauche, ces approches différentes expliquent en grande partie l’éclatement du Front du 14 janvier.

La tradition de sectarisme reprend alors le dessus. Chacune des principales organisations de gauche est persuadée qu’elle va réaliser une percée aux élections et imposer son hégémonie sur les autres. Lors des élections d’octobre 2011, Chokri Belaïd et Mohamed Jmour sont par exemple candidats dans la même circonscription !

À ces élections d’octobre, Ennahdha remporte 41,5 % des sièges pour 37 % des suffrages exprimés.

Une certaine démoralisation traverse alors les forces vives de la révolution. Les militant-e-s politiques de gauche qui ont combattu pendant des années sont d’autant plus amers que leurs organisations, qui se sont présentées en ordre dispersé aux élections, ont obtenu des résultats calamiteux.

La difficile recherche de l’indépendance politique

Le besoin de s’unir face à la violence de l’offensive islamiste pousse à nouveau les organisations de gauche à chercher à s’unir. Une telle coalition n’a de sens que si y participent au minimum les deux principaux courants Patriote démocrate (Watad), le PCOT et une partie au moins des nationalistes arabes.

Plusieurs obstacles doivent être préalablement dépassés, dont notamment :

• Les méfiances existant à l’égard des Patriotes démocrates suite à leurs ambiguïtés envers le centre-gauche, ainsi que les accusations de bureaucratisme faites envers certains de leurs responsables syndicaux ;

• Les méfiances envers le PCOT dont :

– une volonté supposée d’imposer son hégémonie, et cela d’autant plus qu’il est la seule force de gauche ayant une réelle tradition partidaire,

– son alliance avec Ennahdha entre 2005 et 2010 dans le cadre de la Coalition du 18 octobre,

– un comportement syndical privilégiant la construction de son courant politique au détriment du caractère de masse du syndicat,

– une tendance à confondre au niveau syndical compromis et compromission,

– sa propension à traiter de bureaucrates les responsables syndicaux avec lesquels il est en désaccord et notamment ceux du Watad (17) ;

• Des méfiances envers les militants se réclamant de gouvernements nationalistes arabes autoritaires ;

• La difficulté des principales organisations à traiter sur un pied d’égalité des forces plus petites comme la LGO, Tunisie verte ou l’association RAID-ATTAC, ainsi que des indépendants ;

• La capacité limitée des organisations existantes à permettre aux jeunes et aux femmes de prendre toute leur place.

Sur le plan de l’orientation politique, une clarification politique décisive intervient à l’été 2012 avec l’éclatement du PTPD (18). L’aile gauche du PTPD (Jmour), qui refuse toute idée d’alliance avec Nidaa, fusionne alors dans la foulée sur cette base avec le MOUPAD de Chokri Belaïd au sein du PPDU (Parti des Patriotes démocrates unifiés). L’aile droite conserve l’usage du sigle PTPD et lorgne désormais sans retenue vers le centre-gauche.

Une nouvelle tentative de regroupement à gauche est désormais à l’ordre du jour.

S’opposant à Ennahdha, tout en refusant de s’allier pour autant avec des forces issues de l’ancien régime, la plupart des forces de gauche et nationalistes arabes finissent par former en octobre 2012 le « Front populaire pour la réalisation des objectifs de la révolution » dont le slogan « ni Ennahdha ni Nidaa » résume le positionnement. Parmi elles les Patriotes démocrates du PPDU, le PCOT, la LGO, deux organisations nationalistes arabes, Tunisie verte et RAID (Attac et Cadtm en Tunisie).

Certaines organisations fondatrices cessent par la suite de faire partie du Front, comme par exemple Tunisie verte, le MDS ou un petit courant Patriote démocrate souvent désigné sous le nom de Watad révolutionnaire (19). Le courant social-démocrate Qotb rejoint par contre le Front en juin 2013.

Le Front populaire est depuis octobre 2014 la troisième force politique de Tunisie, avec 15 députés contre 5 auparavant pour ses organisations constitutives. Le Front ne dispose toutefois que de 6,9 % des députés avec 3,6 % des voix aux élections législatives et 7,8 % à la présidentielle (20).

La situation est très différente de l’Égypte où les organisations de gauche restent faibles numériquement et ne réussissent pas à construire des coalitions stables. Après la prise du pouvoir par les militaires égyptiens à l’été 2013, la gauche est soumise à une intense répression qui la ramène à un niveau inférieur à celui atteint avant 2011.

Depuis sa création, le Front populaire de Tunisie est périodiquement soumis à des tentations de glissement vers une orientation centre-gauche d’alliance avec Nidaa. Celles-ci se traduisent après l’assassinat de Mohamed Brahmi par la participation à un Front de salut national (FSN) au côté de Nidaa lors du deuxième semestre 2013, ce qui entraîne un grand malaise au sein du Front et un certain nombre de démissions (21).

À partir de janvier 2014, le Front renoue avec son orientation initiale. Cela se traduit notamment par les positionnements successifs suivants :

• Refus de ses députés, le 29 janvier 2014, de voter la confiance au gouvernement néolibéral de Jomaa qui a succédé à celui dirigé par Ennahdha (22).

• Affirmation, le 11 décembre 2014, de la nécessité de combattre à la fois Nidaa et le duo Marzouki-Ennahdha lors du second tour de l’élection présidentielle (23).

• Refus, fin 2014, de voter la loi de finances 2015 et le budget qui en découle (24).

• Refus, en janvier 2015, de voter la confiance au gouvernement Nidaa-Ennahdha, et à plus forte raison d’y participer.

• Refus en juin 2016 de participer au gouvernement d’union nationale proposé par Essebsi.

Mais le positionnement du Front populaire n’est toutefois pas exempt d’oscillations et d’ambiguïtés.

Le député Front populaire Fathi Chamkhi explique par exemple : « Il y a eu en 2014 un débat intense au sein du Front populaire, autour de la question des alliances électorales : une partie du Front populaire se situait dans la vague du “vote utile” et était favorable à une alliance électorale large anti-Ennahdha. » (25)

Le petit courant social-démocrate « Qotb-Le Pôle », qui n’a aucun député, explique en effet en octobre qu’il est pour répondre positivement aux avances de Nidaa (26). Une partie du PPDU, qui a quatre députés, était sur la même position. Le député Mongi Rahaoui déclarait par exemple : « Nous sommes disposés à travailler avec ceux qui prendront en considération les éléments les plus importants de notre programme. » (27)

Un débat comparable a rebondi en juin 2016 avec la proposition d’Essebsi de constituer un « gouvernement d’union nationale ». Contrairement à la position retenue par le Front populaire, Mongi Rahoui a notamment déclaré vouloir devenir ministre du gouvernement dirigé par Nidaa et Ennahdha, avant d’y renoncer finalement (28).

Si depuis le début 2014, le Front populaire est progressivement revenu à son positionnement initial refusant à la fois la droite islamiste et la droite dirigée par des rescapés de l’ancien régime, cela ne s’est pas fait sans turbulences et tensions.

Fin 2014, le Front populaire avait par exemple été à deux doigts d’une scission : les deux députés de la LGO avaient annoncé par avance qu’ils ne voteraient ni la confiance au gouvernement dirigé par Nidaa, ni le budget, et cela quelle que soit la décision qu’adopterait le Front (29). Au final, Nidaa ayant opté pour une alliance gouvernementale avec Ennahdha, cela a aidé une nouvelle fois le Front à trancher unanimement en faveur de l’indépendance envers le pouvoir.

Suite à l’échec en août 2016 de la manœuvre du Président Essebsi visant à faire participer le Front populaire au gouvernement dirigé par Nidaa et Ennahdha, une campagne médiatique intense a lieu contre le Front populaire, alimentée par les déclarations incessantes de Mongi Rahoui.

Malgré ses faiblesses organisationnelles et sa difficulté à mettre sur pied un programme, le Front est la seule force politique de gauche ayant une réelle existence. Toutes les tentatives de construire une force à gauche du Front populaire ont par ailleurs échoué.

L’impasse des politiques d’allégeance aux partis dominants

Le Parti du travail de Tunisie (PTT). Ce parti voit le jour en mai 2011, autour d’Abdeljalil Bédoui (expert économique de l’UGTT et militant associatif) et Ali Romdhane (dont le non-renouvellement du mandat au Bureau exécutif de l’UGTT est programmé pour la fin 2011). Le PTT, qui proclame sa vocation à devenir le prolongement politique de l’UGTT, disparaît rapidement de la circulation.

Ettajdid puis Massar. Dans la continuité de son attitude antérieure, Ettajdid (qui a pris en 1993 la suite de l’ancien Parti communiste tunisien) n’a pas appelé le 14 janvier 2011 « à la chute du régime, mais bien à une porte de sortie honorable pour le président tunisien sous forme de transition négociée » (30).

Après le 14 janvier, Ettajdid participe aux deux gouvernements Ghannouchi, l’ancien Premier ministre de Ben Ali (en compagnie du PDP de Chebbi et du FDTL de Ben Jafaar). À partir du 17 mars, ces trois partis participent à la Haute instance.

Ettajdid met ensuite en place un « Pôle moderniste » en compagnie de Mustapha Ben Ahmed (permanent syndical qui rejoindra ensuite Nidaa Tounes puis en scissionnera en décembre 2015), du PSG (puis PS, petite scission droitière du PCOT qui sera en 2012-2014 allié à Nidaa au sein d’Union pour la Tunisie), du Parti républicain (qui fusionnera en avril 2012 avec le PDP de Chebbi pour former Joumhouri), du Riadh Ben Fadhel (qui rejoindra le Front populaire en juin 2013 avec un petit courant social-démocrate ayant conservé l’usage du nom de Pôle : « Qotb »). Les pourparlers visant à y inclure le PTPD et le MOUPAD sont rompus en juin 2011. Lors des élections d’octobre 2011, le « Pôle démocratique » obtient 5 élus puis éclate dans les mois qui suivent.

Par la suite, Ettajdid lance, le 1er avril 2012, une nouvelle formation intitulée « La Voie démocratique et sociale » ou « El Massar » en compagnie d’une partie du PTT et d’indépendants du « Pôle moderniste ». En 2013-2014, Massar participe au regroupement Union pour la Tunisie dirigé par Nidaa (en compagnie du PTPD, du PSG et brièvement de Joumhouri). Contrairement à ses espoirs, Massar n’obtient en octobre 2014 aucun député, puis aucun ministère.

Récidivant dans la même orientation, Massar répond favorablement en juin 2016 à la proposition d’élargissement de la coalition gouvernementale dirigée depuis février 2015 par Nidaa et Ennahdha (31). Massar obtient enfin un ministère en août 2016.

FDTL-Ettakatol Après le 14 janvier, le FDTL prend au sein de l’Internationale socialiste la place de section officielle de l’Internationale socialiste devenue vacante après l’exclusion du parti de Ben Ali le 17 janvier 2011.

Dans la foulée de son espoir de 2009-2010 de négocier avec Ben Ali une réforme de la dictature, le FDTL participe aux deux gouvernements de transition dirigés par l’ancien Premier ministre de Ben Ali, Mohamed Ghannouchi. Il se met ensuite à la remorque d’Ennahdha après la victoire de ce parti aux élections d’octobre 2011. Le Président du FDTL-Ettakatol se voit alors octroyer la présidence de l’Assemblée, et son parti quelques ministères en 2012-2013 dans les gouvernements dirigés par Ennahdha.

Bilan calamiteux des partis vassaux

Le bilan des partis ayant fait alliance avec un des deux partis dominants est catastrophique. Le parti de Marzouki (CPR) et celui de Ben Jaffar (FDTL-Ettakatol) ont exercé le pouvoir avec Ennahdha en 2012-2013. Résultat, le parti de Marzouki passe de 35 députés en octobre 2011 à 4 députés quatre ans plus tard. Quant à Ettakatol-FDTL, il est passé de 20 à 0 siège. Il en va de même pour ceux qui se sont alliés à Nidaa (dirigé par des cadres de l’ancien régime) : le PDP-Joumhouri est passé en octobre 2014 de 16 à un seul député, et les listes soutenues par Ettajdid-Massar de 5 à 0.

* Dominique Lerouge est militant du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France) et de la IVeInternationale.

Notes:

1. En Égypte également, le mouvement ouvrier n’est pratiquement pas implanté dans la population autochtone aux lendemains de la Première Guerre mondiale.

2. La minorité, qui est opposée à l’indépendance, prend en 1921 le nom de Fédération tunisienne de la SFIO (section française de l’Internationale socialiste).

3. Un phénomène comparable existe en Égypte.

4. Cf. Juliette Bessis, Cahiers du mouvement social n° 3 (1978), p. 286.

5. Citations tirées de l’ouvrage de Nicolas Beau et Jean-Pierre Tuquoi « Notre ami Ben Ali », La Découverte, Paris 2002, pp. 75-76.

6. Concernant la mouvance Watad, voir « Tunisie : note de travail sur la mouvance Patriote démocrate (avril-juin 2011) » : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article22112

7. Concernant le PCOT, voir « Tunisie : note de travail sur le PCOT (avril-juin 2011) » : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article22113

8. Sont le plus souvent issus de cette tradition Watad les militants ayant créé en 2005 le PTPD ainsi que ceux qui fondent, après le 14 janvier 2011, le Mouvement des Patriotes démocrates (MDP ou MOUPAD).

9. Présentation en 2010 de ces deux alliances par Mohamed Jmour, à l’époque responsable du PTPD : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article19837

10. À propos du Collectif du 18 octobre, voir : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article3436. En mars 2011, Hamma Hammami récapitule dans le magazine tunisien l’Economiste l’évolution du positionnement du PCOT envers Ennahdha : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article22113

11. Entre 2001 et 2010, s’est développée en Égypte une forme d’unité d’action entre les Socialistes révolutionnaires et certains jeunes Frères musulmans. Les Socialistes révolutionnaires et la direction des Frères musulmans participaient ensemble aux « rencontres du Caire ».

12. Violemment opposé à l’alliance réalisée par le PCOT avec Ennahdha au sein de la Coalition 18 octobre 2005, le PSG voit le jour en 2006 autour de Mohamed Kilani. Le PSG soutient le candidat d’Ettajdid aux élections présidentielles de 2009 puis participe avec lui au « Pôle démocratique » en 2011. Rebaptisé Parti socialiste (PS) en octobre 2012, il participe en 2013-2014 à l’éphémère coalition Union pour la Tunisie aux côtés de Nidaa Tounes, Massar (ex-Ettajdid), le PTPD et momentanément Joumhouri. Le PSG (PS) n’a eu aucun député en 2011, ni en 2014.

13. En Égypte, après les avoir côtoyés pendant une dizaine d’années, les Socialistes révolutionnaires (SR) expliquent au printemps 2011 que les Frères musulmans sont « devenus des contre-révolutionnaires ». En juin 2012, ils appellent néanmoins à voter pour le candidat des Frères au deuxième tour des élections présidentielles, puis agiront à nouveau avec eux contre la répression après le coup d’État de l’armée en juillet 2013. Voir à ce sujet les interviews de responsables SR parus dans la revue Inprecor n° 605-606 de mai-juillet 2014 (http://www.inprecor.fr/article-Dossier Égypte-Le combat des Socialistes révolutionnaires?id=1644)

14. En Égypte, le regroupement Tahalouf est créé le 26 janvier 2011, un courant nassérien y participe.

15. Liste des membres de la Haute instance : http://www.tunisie.gov.tn/index.php?option=com_content&task=view&id=1488&Itemid=518&lang=french

16. Déclaration du PCOT (15 mars 2011) : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article20733

17. Jilani Hammami, un des responsables du PCOT explique par exemple : « Le grand fléau de la gauche, c’est que chaque fois qu’il y a des militants qui ont des postes dans l’appareil, ils se font aspirer à des positions supérieures ». « Les patriotes démocrates sont à l’UGTT, comme tout le monde certes ! Mais le problème porte sur les choix syndicaux. Eux sont avec la bureaucratie ». En décembre 2010, « ces responsables dits de gauche avaient un langage inqualifiable. Ils disaient : “nous n’agissons que dans les structures”. Nos camarades patriotes démocrates de gauche dans la direction de l’UGTT étaient contre faire quoi que ce soit qui irait contre la volonté de la direction UGTT ». (Contretemps n°11 septembre 2011 : http://www.contretemps.eu/node/1008)

18. Sur l’éclatement du PTPD, lire les propos de Chedli Gari en juillet 2012 : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article25957

19. Portant successivement le nom « Les Patriotes démocrates », puis « Parti Watad révolutionnaire », ce groupe constitué autour de Jamal Azhar s’est séparé du Front populaire et a ensuite éclaté (voir : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article22112).

20. Voir : « Après les élections législatives du 26 octobre 2014 » (http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33830) et « Une élection présidentielle dans la continuité des législatives » (http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33634)

21. De nombreux articles sont disponibles sur l’épisode du Front de salut national, en particulier : « Entre le “déjà plus” et le “pas encore” » (Inprecor n° 597, septembre 2013 : http://www.inprecor. fr/article-Tunisie-Entre le « déjà plus » et le « pas encore »?id=1522) et « Au congrès de la LGO, le débat sur l’appartenance au FSN » (http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article30417),

22. « L’orientation du Front populaire » (mars 2014) : http://www.inprecor.fr/article-TUNISIE-L’orientation du Front Populaire de Tunisie ?id=1587

23. « Déclaration du 11 décembre 2014 » : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33807

24. « Le débat à l’Assemblée sur le budget d’austérité » (11 décembre 2014) : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33859

25. « La “normalisation” est lancée », Inprecor n° 612-613, février-mars 2015 : http://www.inprecor.fr/article-Tunisie-La « normalisation » est lancée?id=1734 http://www.inprecor.fr

26. Riadh Ben Fadhel dans La Presse du 29 octobre 2014.

27. Voir : http://www.realites.com.tn/2014/11/06/mongi-rahoui-parmi-nos-conditions-figure-celle-de-ne-pas-sallier-avec-ennahdha/

28. Sur l’affaire Rahoui, voir des extraits d’articles parus dans les médias tunisiens et reproduits sur ESSF : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38728 ; http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38758 ; http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38788 ; http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38800 ; http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article38970

29. « Après les élections législatives du 26 octobre 2014 », Inprecor n° 609-610, octobre-décembre 2014 : http://www.inprecor.fr/article-Tunisie-Après les élections législatives du 26 octobre 2014?id=1680

30. Nicolas Dot-Pouillard, La Tunisie et ses passés, L’Harmattan, Paris 2013, p. 62.

31. Voir : http://lapresse.tn/10062016/115756/largumentaire-dun-choix.html et http://www.lapresse.tn/11062016/115791/necessite-du-dialogue-sur-le-programme-du-gouvernement-dunion-nationale.html

Dominique Lerouge

http://www.inprecor.fr/

Lire aussi

Les commentaires sont fermés.