La Turquie a atteint l’un des objectifs qu’elle s’était fixés lorsque son armée est entrée en action sur le sol syrien, fin août 2016: la reprise d’Al-Bab.
Cette localité de 100’000 habitants, à 40 kilomètres au nord-est d’Alep, est passée jeudi 23 février sous le contrôle des forces spéciales turques et de brigades rebelles syriennes, alliées à Ankara dans le cadre de l’opération «Bouclier de l’Euphrate».
Assiégés depuis deux mois, les combattants de l’organisation Etat islamique (EI), qui s’étaient emparés de la ville à la fin de l’année 2013 en profitant du chaos suscité par le soulèvement anti-Assad et sa répression, se sont enfuis en direction de Deir Hafer, plus au sud, l’une des dernières villes de la province d’Alep encore sous leur coupe.
Ce faisant, la Turquie consolide sa zone d’influence dans le nord de la Syrie, un triangle d’environ 2000 km2 entre Azaz, un poste-frontière tout au nord d’Alep, Djarabulus, une autre ville frontalière plus à l’est, et Al-Bab au sud. Un protectorat de fait, destiné à empêcher que les forces kurdes syriennes du YPG (Unités de protection du peuple), la bête noire de la Turquie, opèrent la jonction entre leurs deux enclaves, celles de Kobané et d’Afrin.
Les civils ont payé très cher cette victoire. Un très grand nombre d’habitants d’Al-Bab et de ses environs – 353 dont 87 enfants selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme basé à Londres – ont péri dans les bombardements de ces deux derniers mois. La résistance acharnée des djihadistes, qui a coûté la vie à 69 militaires turcs depuis le début de «Bouclier de l’Euphrate», a obligé Ankara à mener de nombreux raids aériens. Les Etats-Unis et la Russie ont également participé à ces frappes contre les positions de l’EI.
«Fous furieux»
Vendredi 24 février, plus de 50 personnes, en majorité des rebelles syriens, ont péri dans un attentat à la voiture piégée commis par un kamikaze de l’EI. «Les rebelles de “Bouclier de l’Euphrate” racontent avoir combattu des fous furieux qui, lorsqu’ils ne portaient pas de ceintures explosives, tentaient de se piquer avec des seringues empoisonnées, pour ne pas tomber vivants aux mains de leurs ennemis», témoigne un diplomate occidental basé en Turquie.
La bataille s’est trouvée compliquée par le fait que l’armée syrienne, après avoir repris Alep-Est aux insurgés fin décembre 2016, s’est déployée au sud d’Al-Bab, à moins de 3 kilomètres de ses premières maisons. Le risque d’une confrontation militaire turco-syrienne, mis en lumière par quelques escarmouches, le 9 février, entre les rebelles et l’armée régulière, a transformé ce théâtre d’opérations somme toute modeste en un test géopolitique majeur.
Moscou, à la fois protecteur de Damas et partenaire d’Ankara, dans le cadre du processus de négociations d’Astana visant à imposer un cessez-le-feu en Syrie, a dû s’employer à éviter que les combats d’Al-Bab dégénèrent.
«Il y avait un accord tacite entre la Russie et la Turquie, garantissant à cette dernière une zone d’influence incluant Al-Bab, explique la chercheuse Agnès Favier, spécialiste de la Syrie. L’avancée de l’armée syrienne vers la ville a fait penser que les pressions russes sur Damas n’avaient peut-être pas été suffisantes. Mais finalement, l’accord a été respecté.»
La suite de l’opération «Bouclier de l’Euphrate» pourrait être encore plus ardue. Le pouvoir turc martèle son intention d’entrer dans Manbij, une ville à 50 km à l’est d’Al-Bab. Possession de l’EI pendant longtemps, cette localité est aujourd’hui sous le contrôle des Forces démocratiques syriennes (FDS), une coalition à dominante kurde, qui s’en sont emparées au mois d’août 2016 avec le soutien de l’aviation américaine.
Marchandage diplomatique
Les Etats-Unis pourraient-ils laisser la Turquie déloger les YPG alors que ces derniers sont leur plus efficace allié dans la lutte contre l’EI en Syrie? Et la Russie, qui a déjà dû faire avaler la pilule d’Al-Bab à Damas, aurait-elle intérêt à recommencer avec Manbij? Avant toute offensive turque, une période d’intense marchandage diplomatique devrait s’ouvrir, destinée aussi à préciser les rôles en vue de la bataille de Rakka.
Les troupes kurdes sont en train d’encercler la «capitale» djihadiste en Syrie. Elles ont fortement progressé ces dernières semaines. Mais, arguant du caractère arabe de la ville, Ankara affirme qu’il revient à ses protégés au sein de la rébellion syrienne d’y pénétrer.
Selon le président turc Erdogan, la zone de sécurité d’Ankara en Syrie doit atteindre, à terme, «4000 à 5000 km2». Dans l’attente d’une décision, les troupes du «Bouclier de l’Euphrate» pourraient attaquer Tal Rifaat, un bourg au sud d’Azaz tenu aussi par les YPG, mais d’une valeur tactique moindre que Manbij. (Article publié dans Le Monde, daté des 26-27 février 2017, p. 4)
Par Benjamin Barthe