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Au Kef : d’un sit-in ouvrier à l’union contre la discrimination régionale (Nawaat.tn)

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Mahrane Khelifi

Depuis 13 jours, le Kef vit au rythme de protestations sociales sous embargo médiatique et menace sécuritaire.

Après les menaces de fermeture de l’une des dernières usines de la ville, l’usine de câblage Coroplast, un sit-in a été entamé par ses ouvriers et une coalition entre l’UGTT, la société civile et d’autres mouvements sociaux pour élargir les demandes et maintenir la pression. Devant l’impossibilité de trouver un compromis, le secrétaire général du syndicat de base de Coroplast, Mahrane Khelifi, menace, vendredi 7 avril, d’entamer une grève de la faim. Pour le bureau régional de l’UGTT, l’idée d’une grève générale fait son chemin.

Quatre cent quarante ouvriers et ouvrières sont menacés de licenciement. Cette goutte qui fait déborder le vase selon les Keffois ne semble pas intéresser les médias et le gouvernement. Mercredi 5 avril, L’UGTT a appelé à une marche dans la ville du Kef pour dénoncer le laxisme du gouvernement, non seulement par rapport à la fermeture de l’usine de câblage mais aussi vis-à-vis de toutes les demandes sociales qui traînent depuis des années. Près de quatre mille personnes, selon les organisateurs, ont défilé dans les rues, avant de se rassembler devant le gouvernorat, exprimant leur ras-le-bol. La marche a réuni les chômeurs, les diplômés chômeurs, les ouvriers agricoles, les ouvriers des chantiers, les familles des prisonniers de Tajerouine et de Djerissa, les ouvriers d’usines, la société civile et les habitants du Kef, sous des slogans unificateurs appelant le gouvernement et le gouverneur à démissionner.

Sur les épaules de ses camarades, Mahrane Khelifi, tient son mégaphone et crie « La délégation de Youssef Chahed qui est venue hier déclare à la télévision que les problèmes sont réglés ! Je leur dis d’ici, entouré des miens : vous êtes des menteurs ! Ni les lobbys de Wided Bouchamaoui, ni les ministres de Chahed ne réussiront à mettre la pression sur les ouvriers et ouvrières du Kef et les faire taire ! Nous sommes forts grâce à votre soutien ! La fermeture de notre usine n’est qu’une goutte dans la mer d’injustices dont souffrent les Keffois ! ».

Nous sommes devant le gouvernorat, où des milliers de manifestants se rassemblent après une marche dans la ville. Mahrane, 29 ans, est secrétaire général du syndicat de base de l’usine du câblage depuis six ans. En 2015, il a entamé des négociations avec la direction de l’usine après le licenciement de 120 contractuelssous prétexte de dimintution des commandes. Mardi 4 avril, le chef du gouvernement a dépêché pour des pourparlers Majdouline Cherni, ministre de la Jeunesse et originaire du Kef, et Mahdi Ben Gharbi, ministre des Relations avec la société civile et les instances constitutionnelles. Des pourparlers soldés par un boycott de la part de l’UGTT, le syndicat de l’usine et des différentes composantes de la société civile.

Histoire d’une surexploitation à plusieurs niveaux

En 2008, la société allemande « Coroplast Harness Systems Tunisie » a ouvert une usine au Kef. En contre-partie des avantages fiscaux et de la location d’un local au dinar symbolique, les allemands se sont engagés à employer plus de 2000 personne à l’horizon 2014. Cependant, au lieu d’augmenter le nombre des ouvriers à l’usine du Kef, Coroplast a lancé, en 2012, une deuxième usine à Nabeulqui compte 24 entreprises et emploie plus de 2940 personnes. En 2014, Aymen Zouari, directeur général de Coroplast, commence à menacer les ouvriers de fermeture. « Nous avons donc entamé des négociations avec la direction et nous avons informé les anciens gouverneurs et chefs de gouvernement de ces menaces de fermeture. En vain ! » se rappelle Sameh Brini, 37 ans,ouvrière à Coroplast. Avec son mari, elle travaille dans l’usine depuis six ans pour nourrir trois enfants et payer le crédit de son logement.

À Coroplast, les salaires varient entre 380 dinars pour les femmes et 600 dinars pour les hommes. Chaque ouvrier produit près de 50 câbles par jour. Le câble est vendu à 5,9 euros, soit une fois et demi le salaire d’une ouvrière. « Et pourtant, nous n’avons jamais demandé une augmentation de salaire. Nous demandons juste de garder notre usine ouverte et d’intégrer les ouvriers contractuels licenciés en 2015, ainsi que de garder les 50 autres contractuels que la direction compte licencier d’ici fin 2017 ». Au cours des négociations avec le gouvernement, le syndicat de base a proposé à la direction de l’usine et au gouvernement de maintenir les ouvriers contractuels pour les six prochains mois en s’engageant à contribuer à leur rémunération à l’aide du ministère des Affaires sociales. « Jeudi 6 avril, l’investisseur allemand et la direction de l’usine ont refusé cette proposition sans donner une alternative », nous apprend Mahrane.

En plus de l’usine Coroplast, une dizaine d’usines abandonnées ont transformé la zone industrielle en quartier fantomatique. Depuis 2011, les usines du gouvernorat du Kef ont commencé à fermer, comme la cimenterie de Djerissa, la briquèterie de Kessour et quelques usines textiles au Kef. Fin août 2012, l’usine de fabrication de gants médicaux à Kalaat Senane a été délocalisée dans la zone de Ben Arous, quelques mois après son lancement, sous prétexte que la situation sécuritaire n’est pas stable au Kef. « La militarisation de la région, qui s’est renforcée depuis 2011, nous a coûté cher. Le Kef est classé zone rouge alors que nous n’avons vécu aucune attaque terroriste grave », proteste Mahrane.

En février 2011, la région était sous quarantaine militaire suite à de grandes manifestations demandant la justice sociale. Pour calmer la colère de la région, un conseil ministériel présidé par Béji Caid Essebsi a annoncé une série de réformes en faveur du Kef. Parmi ces promesses, BCE a annoncé le lancement du projet de mine de phosphate à Sra Ouertane, censé générer entre 2000 et 7000 emplois.

L’union fait la force : les mouvements sociaux reviennent à la rue

Sous les applaudissements des manifestants, Mahrane quitte le rassemblement devant le gouvernorat. Interpellé discrètement par un des hauts cadres de l’UGTT, il part en direction de la centrale syndicale pour une réunion préparatoire aux prochaines négociations et à une possible grève générale au Kef. « Mahrane est un jeune syndicaliste qui n’a pas le poids politique nécessaire pour tenir tête à la grande machine syndicale. Il doit absolument trouver des compromis entre les exigences de l’UGTT et les ambitions de radicalisation des ouvriers et des autres mouvements sociaux », affirme Boulbeba Makhlouf, médecin et militant de l’Organisation du travail communiste. Avec d’autres jeunes indépendants, il propose de radicaliser les méthodes de résistance avec une campagne nationale de boycott des produits de  Volkswagen, premier client de Coroplast ainsi qu’une grève à l’usine de Nabeul en signe de solidarité avec les ouvriers du Kef.

Autour de trois grandes tentes où les sit-ineurs ont accroché des banderoles avec leurs revendications, une centaine de femmes éparpillées en petits groupes attendent des nouvelles de la réunion de l’UGTT. « Nous ne comptons pas rentrer chez nous avant la réalisation de nos objectifs. Le premier jour du sit-in, les policiers nous ont attaquées. Ils nous ont tabassées et insultées pour nous persuader de rentrer chez nous. Mais nous avons réussi à résister et rien ne nous empêchera de poursuivre le sit-in », affirme Hana Chebihi, 26 ans, enceinte de neuf mois et ouvrière à Coroplast depuis 5 ans.

En plus des mouvements des chômeurs et des diplômés chômeurs, déjà actifs entre Dahmani, Sers, Kaalet Senane et d’autres délégations du Kef, les mères des prisonniers de Tajerouine et de Djerissa, en détention depuis 15 mois suite aux manifestations de janvier 2016, soutiennent en masse les ouvriers de Coroplast. « L’union aidera certainement à faire entendre notre voix ! Les familles qui ont vu leurs fils libéré, il y a quelques semaines nous ont abandonnées. Mais la société civile est encore là ! Donc nous venons tous les jours manifester contre l’injustice que subit tout le Kef y compris nos enfants ! », s’indigne Fatiha Cherni, mère de Walid Cherni, 22 ans, arrêté en janvier 2016 pour avoir manifesté à Tajerouine pour le travail.

Le gouvernement et les investisseurs privés avancent l’argument sécuritaire comme principale cause de blocage de développement régional au Kef. De leur côté, les Keffois expliquent que le danger sécuritaire n’est qu’une illusion. « Ni le gouverneur, ni le gouvernement actuel ne sont capables d’écouter et de comprendre les besoins de la région. Nous n’avons pas besoin de plus de barricades mais de réformes administratives, d’investissements dans l’infrastructure et d’une audace politique pour lutter contre la corruption et le népotisme », affirme Fadhel Bedhiafi, vice-président de la section de la Ligue unisienne des droits de l’Homme du Kef.

Henda Chennaoui

Journaliste indépendante, spécialiste en mouvements sociaux et nouvelles formes de résistance civile. Je m'intéresse à l'observation et l'explication de l'actualité sociale et économique qui passe inaperçue.
 

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