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Le Caire a lancé ces derniers mois une vaste opération contre les trafics avec le territoire palestinien.
Les entrées des deux tunnels sont séparées de quelques mètres à peine. L’une ressemble à un puits, l’autre à un bunker. Elles sont condamnées. Des plaques métalliques empêchent les curieux de pénétrer à l’intérieur. De toute façon, il n’y a guère de curieux dans cette zone de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, accolée au mur frontalier avec l’Egypte.
Le Hamas est aux aguets. Ibrahim R., 26 ans, est un policier du mouvement islamiste, qui contrôle le territoire palestinien depuis 2007. Il s’improvise guide pour convaincre le visiteur de la fin d’une époque : celle des tunnels clandestins. Ces tunnels qui ont permis pendant trente ans à la population d’acheminer de la contrebande en provenance d’Egypte : des cigarettes, de la nourriture, mais aussi des armes et des voitures.
L’histoire que narre Ibrahim R. est celle d’un Hamas vertueux, qui chercherait à empêcher l’exploitation de ces voies de passage et mettre fin aux trafics. " Nous sommes environ 800 hommes à superviser la zone frontalière, longue de 14 kilomètres, explique-t-il. Toute personne qui y pénètre est fouillée. "
En réalité, le gros du travail est abattu, depuis plus d’un an, par l’armée égyptienne. Après l’arrivée au pouvoir d’Abdel Fattah Al-Sissi, le régime égyptien a lancé une vaste opération dans la zone frontalière avec la bande de Gaza. Elle avait deux objectifs : sécuriser le Sinaï, où les djihadistes alliés à l’organisation Etat islamique (EI) montent en puissance et harcèlent l’armée ; lutter contre les trafics avec le territoire palestinien. Le premier est un échec complet, le second une victoire en demi-teinte.
Ibrahim R. monte dans le bureau provisoire où s’affairent des collègues. Leur ancien bâtiment n’est que ruines, après un bombardement israélien à l’été 2014. En hauteur, on perçoit mieux le résultat de l’opération égyptienne, de l’autre côté du mur, à quelques centaines de mètres de là. Les bulldozers ont rasé méthodiquement les habitations de Rafah, ville scindée en deux. Une mosquée reste debout au milieu du désert urbain. Par endroits, la zone tampon avec Gaza a été étendue jusqu’à trois kilomètres. En mai, le président égyptien a déclaré qu’au moins 80 % des tunnels avaient été détruits au cours des six mois précédents. " Les Egyptiens nous font mal, reconnaît le policier du Hamas, mais on a le même sang et un ennemi commun, Israël. "
Le maire de Rafah, Sobi Redwan, mesure les dégâts provoqués par la condamnation des tunnels. " La roue de l’économie est à l’arrêt. Heureusement, la semaine dernière, du ciment égyptien est entré en petite quantité par le point de passage. C’était la première fois depuis l’été. " Conscients du risque d’asphyxie de Gaza, les Egyptiens ont décidé, comme les Israéliens au nord, de desserrer l’étreinte du blocus, pour éviter une explosion de violence. Des contacts avec le Hamas ont même été établis, au nom de la lutte contre le djihadisme. Pendant le mois du ramadan, l’Egypte a accepté de rouvrir quelques jours le point de passage de Rafah. En revanche, pas question de permettre une réhabilitation des tunnels. " Il n’y en a plus, c’est trop dangereux, prétend le maire. Nous ne voulons pas qu’ils réapparaissent. Nous demandons plutôt la fin du blocus. "
Dans les petites épiceries de Rafah, on travaille au ralenti, et ce n’est pas seulement dû au ramadan. Youssef Abou Nadja, 65 ans, s’ennuie derrière sa caisse rouillée. Il est seul aux affaires. Le commerçant a dû changer ses approvisionnements depuis que la pression égyptienne a débuté. " Avant, tous nos produits venaient d’Egypte. Maintenant, je les fais venir de Cisjordanie et surtout d’Israël. "
" Les Egyptiens détruisent nos vies "
Beaucoup d’ouvriers habitués au travail souterrain ont perdu leur emploi, à l’instar d’Oussama S., 24 ans. Pendant sept ans, il a creusé des tunnels, parfois à mains nues, dans des conditions terribles. Certains de ses camarades sont morts ainsi. Ils étaient une trentaine à se relayer, pendant près de six mois, pour parvenir en Egypte. Aujourd’hui, le jeune homme est désœuvré, endetté. " Les Egyptiens ne détruisent pas seulement nos tunnels, mais nos vies. "
Quand l’offre se contracte, les survivants prospèrent. C’est dans un faubourg de la ville de Gaza que reçoit Youssef L., 58 ans. Le rez-de-chaussée de sa maison est en marbre. La décoration est minimaliste. Un lit, une grande télévision. Un mur porte les stigmates d’un éclat de mortier israélien. Youssef L. a les ongles sales et des vêtements guère plus avenants. Il est pourtant à la tête d’un trafic florissant. Depuis deux ans et demi, il s’est lancé dans le secteur des tunnels à Rafah. Ils étaient sept investisseurs à l’origine, plus que deux aujourd’hui. Youssef L. a amené 30 000 dollars au pot commun. Une somme très vite remboursée.
Aujourd’hui, la raréfaction des tunnels lui permet, dit-il d’engranger parfois plusieurs centaines de milliers de dollars par semaine. Lorsque Youssef L. s’est joint à l’entreprise, le tunnel faisait déjà 500 mètres de long. Il a fallu le prolonger de 300 mètres, après que les Egyptiens ont rasé Rafah. Au total, 18 travailleurs se succèdent nuit et jour pour achever le parcours. " Les ouvriers signent un papier avec nous, s’engageant au nom de leur famille à ne pas nous attaquer en justice s’ils meurent ou se blessent ", explique-t-il. Sa vocation : les cigarettes et le tabac. A quatre reprises, les Egyptiens ont découvert la sortie du tunnel et l’ont inondé avec des eaux usées. A chaque fois, il a fallu creuser une nouvelle voie. L’effort en vaut la peine. Youssef L. touche 1 000 dollars sur chaque chargement de 500 paquets de cigarettes.
Quand on interroge le passeur sur le rôle du Hamas, qui dit condamner les tunnels, un grand éclat de rire résonne. " On ne peut rien sortir du tunnel sans qu’ils ne le sachent ! On prévient avant chaque livraison. On leur paie 1 000 shekels (238 euros) pour un chargement de cigarettes. " Il y a un mois, son partenaire égyptien a emprunté le tunnel pour venir à Rafah, avant de repartir en sens inverse, le même jour. Les Egyptiens ont alors inondé le tunnel. Quand le partenaire a voulu en utiliser un autre, pour livrer les cigarettes, les soldats l’ont tué.
Piotr Smolar - Le Monde, dimanche 12 juillet 2015
http://www.france-palestine.org/La-lutte-contre-les-tunnels-accroit-l-asphyxie-de-Gaza
Lire aussi:
http://www.algeria-watch.org/fr/article/pol/palestine/ghaza_vivante.htm