Une grande partie des médias présente la situation à Jérusalem-Est, en Cisjordanie et à Gaza comme une «soudaine explosion» qualifiée sommairement – avec un inuendo dépréciatif – d’«Intifada des couteaux». Or, au printemps 2015, dans un rapport des consuls généraux de l’Union européenne, présents en Israël et dans les territoires occupés, portant sur l’année 2014, ces derniers insistaient sur «la polarisation et la violence», sans commune mesure depuis 1967 ou la fin de la seconde Intifada (2005) à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. Ce document, intitulé EU Heads of Mission (HOMS) Report on Jerusalem, a été publié en anglais et peut être consulté à l’adresse suivante: http://www.eccpalestine.org/wp-content/uploads/2015/03/EU_HOMS_REPORT_ON_JERUSALEM-2014.pdf.
Il ressort, pour faire court, que: «Aussi longtemps que le statut de la ville ne sera pas résolu, un accord global entre Israéliens et Palestiniens ne sera pas possible. Ce point n’a jamais été aussi pertinent que cette année. […] Au cours de l’année 2014, la situation s’est gravement détériorée à Jérusalem dans pratiquement tous les domaines couverts par les rapports précédents.
»L’expansion de la colonisation s’est poursuivie, y compris dans les zones très sensibles; des politiques très restrictives sur les constructions palestiniennes à Jérusalem ont été maintenues avec force et ont été suivies par des vagues de démolitions et d’expulsions; l’éducation pour les Palestiniens reste inéquitable; les Palestiniens continuent d’affronter des difficultés pour bénéficier des soins de santé; l’économie de Jérusalem-Est ne montre aucun signe d’amélioration. De surcroît, Israël a remis en vigueur des mesures punitives, comme la révocation des droits de résidence et la démolition des habitations des Palestiniens impliqués dans des attentats.»
Le constat a été confirmé. Et les mesures répressives de l’Etat israélien se sont accentuées: blocus de Jérusalem-Est traité comme de fait intégré à Jérusalem-Ouest, revendication ouverte que les corps de Palestiniens tués ne seraient pas restitués aux familles (une pratique existant depuis longtemps, mais rarement revendiquée, le «cimetière des numéros» se trouve dans un camp militaire israélien tenu secret), encouragement au port d’armes pour les citoyens et citoyennes (à l’exception des citoyens arabes israéliens), tirs à balles réelles indiscriminés étayés par la loi, etc. Les médias qui dénoncent la violence de jeunes Palestiniens, poignardant des Israéliens, font une différence qualitative entre une exécution effectuée par un drone israélien et une attaque avec un couteau. «S’opposer à la violence» – quand bien même lutter contre une occupation militaire relève d’un droit légitime – impliquerait de dénoncer tout ce genre de violences. Le climat créé par les autorités et pas seulement par quelques groupes nationalistes et/ou intégristes extrémistes aboutit à ce que Dahlia Scheindlin décrit ainsi: «Jérusalem est devenu un mini-Etat policier et une capitale fantôme» (site israélien +972, 20 octobre 2015).
Zev Sternhell, membre de l’Académie israélienne des sciences et lettres, professeur à l’université hébraïque de Jérusalem, commençait ainsi une longue tribune publiée dans Le Monde du 13 octobre: «C’est contre la colonisation continue des territoires conquis en 1967 que se révoltent une fois de plus en ce moment les Palestiniens. Ils comprennent que la colonisation vise à perpétuer l’infériorité palestinienne et rendre irréversible la situation qui dénie à leur peuple ses droits fondamentaux.»
Marwan Barghouti, détenu dans une prison israélienne de haute sécurité depuis 2002, a transmis au quotidien anglais The Guardian le texte que nous publions ci-dessous. Il est en syntonie, sur le fond, avec Zev Sternhell. (Rédaction A l’Encontre)
Par Marwan Barghouti:
L’escalade de violence actuelle n’a pas commencé lorsque deux colons israéliens ont été tués le 3 octobre. Cette escalade a commencé il y a bien longtemps et a continué durant des années. Chaque jour, des Palestiniens sont tués, blessés et arrêtés. Chaque jour, la colonisation avance, le siège de notre peuple à Gaza se prolonge, l’oppression persiste. Alors que beaucoup veulent que nous nous sentions écrasés par les conséquences potentielles d’une nouvelle spirale de violence, je demande – comme je le plaidais en 2002 – de nous occuper des causes fondamentales de cette situation: la négation de la liberté des Palestiniens.
Quelques-uns ont suggéré que la raison pour laquelle un accord de paix n’avait pu être atteint résidait dans le manque de volonté du président Yasser Arafat [mort en novembre 2004] ou l’incapacité du président Mahmoud Abbas [élu en janvier 2005]. Or, les deux étaient prêts et capables de signer un accord de paix. Le problème réel est qu’Israël a choisi l’occupation et non la paix, a utilisé les négociations comme un écran de fumée pour camoufler l’avance de son projet colonial. Chaque gouvernement dans le monde est conscient de ce simple fait et néanmoins beaucoup prétendent que revenir aux recettes ayant échoué dans le passé pourrait faire aboutir la liberté et la paix. Cette absurdité est répétée sans cesse tout en en attendant des résultats différents.
Il ne peut y avoir de négociations sans un compromis avec Israël impliquant un retrait complet des territoires palestiniens occupés en 1976, y compris Jérusalem-Est; sans mettre fin totalement à tous les aspects de la politique coloniale; sans la reconnaissance du droit inaliénable du peuple palestinien, y compris son droit à l’autodétermination et au retour; et sans la libération de tous les prisonniers palestiniens. Nous ne pouvons coexister avec l’occupation et nous n’allons pas capituler face à elle.
On nous a demandé d’être patients et nous l’avons été, donnant chance après chance à ce qu’un accord de paix soit atteint. Peut-être est-il utile de rappeler au monde que notre dépossession, que notre exil forcé et notre transfert [sur d’autres terres et dans d’autres pays] et finalement notre oppression durent maintenant depuis près de 70 ans. Nous représentons l’unique question qui reste à l’agenda de l’ONU depuis la fondation de cette dernière. On nous a dit que si nous avions recours à des moyens pacifiques et aux canaux diplomatiques, nous recevrions l’appui de la communauté internationale pour mettre fin à l’occupation. Toutefois, au même titre que durant la période qui s’est ouverte en 1999 [accord de Charm el-Cheikh signé entre les représentants de l’OLP et de l’Etat israélien], la communauté internationale échoue à nouveau à prendre quelques initiatives significatives, que ce soit en mettant en place un cadre international pour appliquer la loi internationale et les résolutions de l’ONU ou que ce soit en prenant des mesures assurant que les responsabilités soient établies, en incluant le boycott, les désinvestissements et les sanctions, mesures qui ont joué un rôle crucial pour que le régime d’apartheid [sud-africain] soit éliminé.
Ainsi, en l’absence d’une action internationale pour mettre fin à l’occupation israélienne et à l’impunité du pouvoir israélien, ou même pour assurer notre protection, que nous demande-t-on de faire? Rester là et attendre que la prochaine famille palestinienne soit brûlée [incendie la nuit de la maison d’une famille palestinienne dans le village de Douma, le 31 juillet, un enfant et trois membres de la famille sont décédés], qu’un autre enfant palestinien soit tué [référence est faite à Mohamed Abu Khdeir, kidnappé par des colons et brûlé vif, le 4 juillet 2014], qu’une nouvelle colonie soit construite? Le monde entier sait que Jérusalem est la flamme qui peut inspirer la paix et aussi provoquer la guerre. Pourquoi dès lors le monde reste coi alors que les attaques israéliennes contre le peuple palestinien dans la ville qui est le lieu saint des musulmans et des chrétiens, en particulier pour ce qui a trait à la Mosquée Al-Aqsa, continuent sans relâche. Les actions et les crimes de l’Etat israélien non seulement détruisent la solution des deux Etats sur les frontières de 1967, mais violent la loi internationale. Ils menacent de transformer une solution politique viable en une guerre religieuse sans fin qui minera la stabilité dans cette région qui subit déjà des bouleversements sans précédent.
Personne sur terre n’accepterait de vivre sous l’oppression. Par définition, les êtres humains aspirent à la liberté, luttent pour la liberté, se sacrifient pour la liberté, et la liberté du peuple palestinien lui est due depuis longtemps. Pendant la première Intifada [commencée en décembre 1987], le gouvernement israélien a lancé une politique de «briser les os pour briser la volonté» [la formule fait référence à l’ordre d’Yitzhak Rabin, alors ministre de la Défense, de «briser les os» des lanceurs de pierres], mais génération après génération, le peuple palestinien a donné la preuve que sa volonté était inflexible et cela n’a pas besoin d’être testé.
La nouvelle génération palestinienne n’a pas attendu l’aboutissement de discussions de réconciliation pour concrétiser une unité nationale que les partis politiques [Fatah et Hamas] ont échoué à concrétiser. Cette nouvelle génération s’est élevée au-dessus des divisions politiques et de la fragmentation géographique [entre les divers «bantoustans» créés par le système de colonisation israélien en Cisjordanie, à quoi s’ajoutent le statut de Jérusalem-Est et la césure entre la Cisjordanie et Gaza]. Cette génération n’a pas attendu des instructions pour exiger ses droits et accomplir son devoir: résister à l’occupation. Elle le fait sans armes, tout en devant s’affronter à l’une des plus puissantes forces militaires dans le monde. Dès lors, nous sommes convaincus que cette liberté et cette dignité doivent triompher et nous vaincrons. Le drapeau que nous avons brandi avec fierté à l’ONU [le drapeau palestinien a été déployé à l’ONU pour la première fois après l’Assemblée générale fin septembre 2015] va flotter un jour sur les murailles de la vieille ville de Jérusalem pour signaler notre indépendance.
J’ai adhéré au combat pour l’indépendance de la Palestine il y a 40 ans et je fus incarcéré pour la première fois à l’âge de 15 ans. Cela ne m’a pas empêché de plaider pour la paix en accord avec la loi internationale et les résolutions de l’ONU. Mais Israël, la puissance occupante, a méthodiquement détruit cette perspective année après année. J’ai passé 20 ans de ma vie dans les prisons israéliennes, y compris les 13 dernières années, et ces années m’ont rendu encore plus certain de cette vérité inaltérable: le dernier jour de l’occupation sera le premier jour de paix. Ceux qui veulent la paix ont besoin d’agir, d’agir maintenant, pour que survienne ce moment. (Article publié dans The Guardian, le 11 octobre 2015, traduction A l’Encontre)