Le président syrien doit se retirer pour permettre la création d’une coalition nationale contre l’EI et ouvrir la voie à des élections avec participation de toutes les forces politiques du pays, écrit cet historien russe.
Le cauchemar de Paris a montré au monde deux choses. Premièrement, ce mouvement qui s’attaque à l’humanité est diabolique – inutile d’espérer négocier avec lui ni même obtenir une trêve. L’organisation Etat islamique (EI) ne peut qu’être anéantie et doit l’être. Deuxièmement, devant cette menace commune, les Etats doivent écouter la voix de la raison et oublier leurs différends et leurs réticences. Il faut, par exemple, comprendre que les Américains n’enverront jamais de kamikazes dans le métro de Moscou, tandis que ces monstres islamistes le feront volontiers.
Tous les derniers coups portés par l’EI – à Bagdad, à Beyrouth, à Paris, dans le ciel du Sinaï – le sont sous la même bannière : “Vengeance pour la Syrie !” Les bombardements français ont infligé des dommages minimes aux djihadistes, mais qu’à cela ne tienne ! Il leur faut montrer à tous ceux qui oseraient s’en prendre au califat que le châtiment sera terrible. Quant à la Russie, ces monstres la haïssent tout particulièrement : alors qu’ils avaient enfin réalisé leur vieux rêve de califat, les Russes sont venus les frapper dans le dos.
Voilà donc la Syrie détruite et inondée de sang. Elle est aujourd’hui au cœur de tout, le théâtre de tous les excès de l’EI. On comprend pourquoi la diplomatie internationale est ainsi focalisée sur la question syrienne. Qui irait contredire l’idée que tous ceux qui veulent éliminer les djihadistes de la scène politique doivent aujourd’hui unir leurs forces ? Alors où est le problème ? Pourquoi a-t-on l’impression que l’actuel projet de résolution du conflit syrien risque de suivre le même chemin que le “plan de paix de Kofi Annan” [de mars 2012], aujourd’hui oublié, et sur lequel Moscou avait à l’époque fondé tant d’espoirs ? Une seule réponse : toutes les solutions achoppent sur Bachar El-Assad.
La position officielle russe est la suivante : nous ne sommes pas cramponnés à Assad, nous voulons seulement que le peuple syrien puisse choisir son président lors d’élections libres. En attendant, Assad est un président légitimement élu. L’argument est fallacieux et peu convaincant. Premièrement, la légitimité d’Assad est pour le moins controversée : tout le monde sait qu’il n’a pu prendre les rênes du pays que parce qu’il était le fils de l’ancien président, lui-même arrivé au pouvoir à la faveur d’un coup d’Etat.
Deuxièmement, où pourraient se dérouler ces élections ? Dans les zones contrôlées par le pouvoir ? Cela ne représente pas plus du quart du territoire syrien. Alors de quelles élections parle-t-on ? Ou bien pense-t-on qu’en six mois l’armée régulière aura libéré la Syrie et vaincu tous ses ennemis, l’EI comme le Front Al-Nosra [affilié à Al-Qaida], mais aussi [le groupe armé salafiste] Ahrar Al-Sham et l’Armée syrienne libre ? Difficile à imaginer.
En quatre ans, l’armée régulière, équipée d’armes russes sophistiquées, n’a pas pu mater ceux qu’Assad appelle les bandes de terroristes, de criminels et de mercenaires, qui ne disposent pourtant que d’armes légères. Les djihadistes ont fait leur apparition en Syrie il y a à peine deux ans. L’armée d’Assad se battait les deux années précédentes contre l’Armée syrienne libre, composée de déserteurs qui avaient trouvé refuge en Turquie et de groupes disparates issus de l’opposition laïque et islamiste modérée. Ces groupes, sans commandement unique et sans armes lourdes, ont non seulement réussi à tenir l’armée en respect, mais ont même pris le contrôle de plusieurs villes. Quand l’EI est entré en Syrie, on se battait déjà dans la banlieue de Damas et dans le centre d’Alep.
Conclusion : il y a quelque chose qui cloche avec l’armée régulière. Inutile d’escompter que l’appui aérien russe entraîne une métamorphose des troupes syriennes au sol qui libéreraient la Syrie comme par magie. En admettant même que ce miracle ait lieu et que toute la Syrie se retrouve à nouveau sous le pouvoir du régime d’Assad, qui irait voter ? Plusieurs millions de Syriens se sont réfugiés en Turquie, au Liban, en Jordanie et maintenant en Europe – sont-ils des citoyens de seconde zone ? Et comment réunir les conditions nécessaires à la tenue d’élections dans un pays à moitié détruit ou dans des camps de réfugiés ?
Des élections en l’état ? Une farce
Poursuivons. Qui seraient les candidats ? Assad n’a pas été écarté, il serait donc candidat et assuré de remporter au moins 90 % des suffrages partout où son pouvoir est toujours reconnu. C’est le seul résultat que pourraient assurer les baasistes, tenants d’un régime totalitaire et policier. Mais surtout comment imaginer que ceux que l’on voudrait associer à un “règlement politique”, à savoir l’opposition modérée, ceux qui se sont soulevés contre Assad en 2011, pourraient accepter de participer à une telle farce ?
Enfin, à supposer qu’une fois encore un miracle ait lieu et que les ministres des Affaires étrangères des puissances internationales et la diaspora syrienne parviennent à un accord dans un quelconque hôtel européen, comment cela serait-il perçu par ceux qui se battent l’arme au poing en Syrie (je parle évidemment de l’opposition, des insurgés) ? Ces gens combattent depuis quatre ans, ils ont fait couler le sang, vu tomber leurs camarades, et voilà qu’Assad leur ordonnerait de déposer les armes, de disparaître ou de se repentir pour vivre encore une fois sous ce même régime…
La solution : protéger les alaouites de représailles
Alors que faire ? Il faut assurer la sécurité des territoires contrôlés actuellement par l’Etat syrien. Eriger un mur de fer autour Damas et Lattaquié et protéger les alaouites de représailles sanglantes. Pour Vladimir Poutine, c’est là une question d’honneur, ce sera son mérite pour la postérité. En échange de quoi, Assad devra désigner un successeur (même de son entourage alaouite) et se retirer officiellement pour le salut de sa nation exsangue.
On me rétorquera que cela entérinera la partition de la Syrie. Mais pas du tout. Au contraire, ce serait l’unique chance d’opposer à l’EI, avec l’opposition modérée, débarrassée d’Assad, un front uni. Une coalition allant des baasistes au groupe Ahrar Al-Cham pourrait être créée. A plus long terme, un nouveau système politique serait bâti, sur le modèle multiconfessionnel libanais par exemple. Utopique, me direz-vous ? Pas plus que la solution préparée actuellement (probablement sans même y croire) par les ministres des grandes puissances. Publié le Georgui Mirski