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Au Maroc, les Journalistes font face à une répression illisible (Médiapart)

 

Depuis le début de l'année 2016, les procès à l'encontre des journalistes se multiplient.

Le pouvoir tente de réduire au silence toute voix critique, selon des critères de plus en plus flous, dans l’espoir d’éteindre les dernières lueurs du mouvement du 20-Février. .

Ali Anouzla est un habitué des tribunaux. Le 26 avril, le directeur du journal électronique Lakome2 3 est à nouveau convoqué par la justice marocaine. Cette fois-ci, il est accusé d'« atteinte à l'intégrité territoriale », à la suite d’une déclaration au journal allemand Bild, dans laquelle il aurait utilisé l'expression « Sahara occidental occupé ».

Une ligne rouge dans le royaume, où le statut marocain du Sahara ne souffre d'aucun débat.

Anouzla affirme qu'il s'agit d'une erreur de traduction, d'ailleurs assumée et corrigée par le quotidien allemand. Ali Anouzla est aussi poursuivi pour incitation et apologie du terrorisme depuis octobre 2013 pour un article publié dans Lakome (fermé depuis et remplacé par Lakome2) qui contenait un lien vers un blog du journal espagnol El Pais, qui renvoyait à son tour vers une vidéo d'AQMI menaçant le Maroc. Son arrestation et son incarcération – il a passé 39 jours en détention – avaient suscité une forte vague d'indignation dans un Maroc encore agité à l’époque par la contestation, amorcée deux ans et demi plus tôt, par les jeunes du 20-Février.

Sur le net, la censure des versions arabophone et francophone de Lakome, un journal plutôt rare dans le paysage médiatique marocain, avait fait grand bruit.

D'après ses soutiens, Anouzla, qui a par ailleurs déjà été condamné par la justice marocaine dans d'autres affaires, était à nouveau poursuivi uniquement parce que ses écrits dérangeaient. Il était alors l'un des rares journalistes à bousculer les fameuses lignes rouges, qui ne sont ni précisément énoncées ni définies – grosso modo, la monarchie, l'islam, la question du Sahara– et qu'un nombre de plus en plus réduit de journalistes tentent encore de bousculer. Selon de nombreux observateurs, ce type de poursuites, parfaitement assumées par les autorités, qui parlent d’un bilan plutôt avantageux en matière de liberté de la presse et d'expression, illustre une répression contre toute voix dissonante, entamée en 2013, une fois que l'essoufflement du mouvement contestataire des jeunes du 20-Février s'est réellement fait sentir.

L'année suivante, le ministre de l'intérieur Mohamed Hassad annonçait au parlement, en les accusant d'entraver la lutte contre le terrorisme, un durcissement à venir contre les ONG, surtout l'Association marocaine des droits de l'homme (AMDH), accusées d’entraver la lutte contre le terrorisme. 3 Ces derniers mois, les pressions à l'encontre des journalistes et des activistes se sont encore intensifiées. Le Maroc, partenaire majeur de l'Occident dans la lutte contre le terrorisme et régulièrement félicité à ce titre, a les coudées franches pour museler les opposants. On fait peu de cas dans la presse étrangère – à laquelle le pouvoir est particulièrement sensible – des dérapages en matière de droits de l’homme et de liberté de la presse. Le Maroc continue de jouir à l’extérieur de son image d'« exception » dans la région, laissant les mains libres aux décideurs pour régler le thermostat de la liberté d'expression selon les nécessités politiques.

Le 23 mars, l'historien et opposant Maâti Monjib était ainsi convoqué devant le tribunal de première instance de Rabat. Il est accusé, ainsi que six journalistes et activistes, de « financements étrangers illégaux » et d'« atteinte à la sécurité de l'État ». Le juge a reporté le procès au 29 juin en l'absence de deux des accusés. Président de l'association de défense de la liberté d'expression Freedom Now, née du Comité de soutien à Anouzla créé il y a deux ans, et qui n'est toujours pas reconnue par les autorités, et de l'AMJI (Association marocaine du journalisme d'investigation), Maâti Monjib répète sur tous les tons subir un harcèlement des autorités. En octobre, il avait d'ailleurs observé une grève de la faim de 24 jours pour protester contre une interdiction de quitter le territoire, levée depuis. Mais les poursuites judiciaires ont été maintenues.

Mardi 19 avril, Abdellah Bakkali, président du syndical national de la presse (SNPM), député du parti de l'Istiqlal et rédacteur en chef du journal Al Alam, comparaissait lui aussi devant la justice, poursuivi pour diffamation. 3 Le ministère de l'intérieur a déposé une plainte pour un article publié en octobre dernier ainsi que contre une déclaration faite au site Alyaoum24 au sujet de la corruption lors des dernières élections, explique Bakkali lors d'un entretien téléphonique avec Mediapart.

« Il y a un recul en matière de droits humains. En témoignent les poursuites à l'encontre des journalistes, des pressions sur l'AMDH, de la répression des manifestations des enseignants stagiaires », affirme-t-il. « Il y a un courant au sein du pouvoir qui est opposé au changement constitutionnel de 2011. »

Ce tour de vis ne cible pas uniquement la presse locale.

Début avril, des journalistes du “Petit Journal” de Canal + ont été arrêtés à Beni Mellal, où ils effectuaient un reportage sur une agression homophobe qui y avait eu lieu quelques jours auparavant, puis renvoyés vers la France après un passage de plusieurs heures à la préfecture. Ils ne disposaient pas d'une autorisation de tournage, obligatoire au Maroc pour les chaînes non accréditées. Mais ces autorisations sont distribuées au compte-gouttes, d'après de nombreux journalistes qui se sont frottés au ministère de la communication. Et à son silence. Souvent, ils n'obtiennent aucune réponse et décident donc de se rendre tout de même sur place. Pourquoi cette récente rigueur de l'État marocain ? Les journalistes contactés ont des difficultés à analyser ses véritables motivations. « C'est la zone grise », avance le journaliste du nouveau journal Le Desk 3 Imad Stitou. « Mais avec les poursuites contre les défenseurs de droits de l’homme, on voit qu'ils sont moins tolérants qu'avant. Dans un contexte où l'État déclare qu'il est en guerre contre le terrorisme, ça devient difficile de critiquer les institutions sécuritaires, entre autres. » « On ne comprendra jamais les motivations du cerveau sécuritaire de l'État. Il n'y a aucune explication logique », poursuit-il. « Pourquoi maintenant ? Je me pose la même question. »

 

« Ce n'est pas nouveau de laisser les gens dans l'ambiguïté », déplore l'ancienne présidente de l'AMDH et secrétaire générale de Freedom Now Khadija Ryadi. « Une chose est interdite un jour et pas le lendemain. Même les textes de loi sont flous. Les lois sont comme des élastiques. Tout dépend des rapports de force, de la situation politique, sauf de la loi. C'est très tendu actuellement, c'est la répression. On ne sait pas ce qu'ils veulent, où ils veulent emmener le pays. Ceux qui décident ont-ils une visibilité ? Sont-ils conscients de la gravité de la situation ? Et puis qui décide ? Chacun dit : “Ce n'est pas moi.” On sait que le gouvernement, ce n'est pas lui qui décide. Il ne fait qu'exécuter les ordres. Et puis en ce moment, chacun est tourné vers les élections. » Ce manque de clarté du pouvoir, qui tolère, puis censure quand bon lui semble, parfois sans signes avant-coureurs, Rik Goverde en a fait les frais. En novembre dernier, ce journaliste néerlandais présent au Maroc depuis deux ans, a été expulsé sans raison apparente et renvoyé vers l'Espagne par bateau en pleine nuit. « J'ai été officiellement expulsé parce que je travaillais sans carte de presse. Ce qui était vrai. Donc le Maroc avait le droit juridique de m'expulser, je pense », raconte Goverde depuis les Pays-Bas, où il n'exerce plus son métier de journaliste. « J'étais dans le pays légalement avec un visa touristique. Néanmoins, j'ai demandé mon accréditation deux fois, dans les temps, début 2014 puis 2015. J'ai fourni toutes les informations au ministère de la communication et demandé à plusieurs reprises si je devais parler à quelqu'un ou répondre à d'autres questions. » « La plupart du temps, j'étais relativement libre de travailler », nuance-t-il. « Mais je n'ai aucun doute sur le fait que j'ai été suivi, surtout à Tanger, Nador, près de la frontière algérienne, et Ouarzazate. J'ai été interrogé plusieurs fois par la police et mes photos ont été quelquefois effacées lors de manifestations ou près d'Imider [où a lieu un sit-in ininterrompu depuis août 2011– ndlr]... J'ai travaillé en Tunisie, Libye, Égypte. Surtout dans ces deux derniers pays, travailler comme correspondant est nettement plus difficile qu'au Maroc. »

Certains journalistes marocains racontent subir une répression d'un tout autre type : sourde, indirecte, mais tout aussi difficile à appréhender.

À tel point qu'ils ne peuvent plus travailler ou vivre de leur métier. L'an dernier, Ali Lmrabet, souvent décrit comme le trublion de la presse marocaine, observait une grève de la faim pour dénoncer le refus des autorités de lui délivrer les documents nécessaires au lancement de son journal. Lmrabet avait été condamné à 10 ans d'interdiction d'exercer en 2005. Une condamnation unique. Son projet, monté en collaboration avec le caricaturiste Khalid Gueddar – lui-même condamné l'été dernier à trois mois ferme dans une affaire d'ébriété sur la voie publique remontant en 2012 – et l'humoriste contestataire Ahmed Snoussi alias Bziz, n'a toujours pas pu voir le jour. « Ils m'ont fait remettre mes papiers en Espagne, alors que je n'y réside plus, preuves documentaires, et très nombreuses, à l'appui, comme l'attestation du consul général du Maroc à Barcelone, qui atteste que je ne vis plus en Espagne », explique Lmrabet. « C'est une manœuvre pour m'empêcher de relancer mes journaux », accuse-t-il. « Sans domiciliation au Maroc, je ne peux pas demander un certificat de résidence, et sans ce certificat je ne peux pas demander l'autorisation pour lancer un journal. De plus, ils m'ont fait retirer illégalement, puisque j'ai toute ma documentation en règle, l'autorisation de gérance d'un riad, qui me permettait de faire vivre ma famille. »

Ces derniers temps, la diffamation est devenue un outil de répression supplémentaire, notamment à travers des sites nouvellement créés.

« Quand tu es un journaliste indépendant, tu n'es pas seulement face au Makhzen [les autorités du régime – ndlr] mais aussi face à des opérations de diffamation. Tu te bats contre des confrères qui balancent des infos sur toi, dans une société conservatrice. Tu es pris entre le marteau et l'enclume », explique le journaliste Soulaiman Raissouni. Raissouni, qui vient de lancer un nouveau site d'information Al Aoual 3, se souvient de ses premiers tracas alors qu'il travaillait encore au quotidien Al Massae en avril 2015. « Ils ont commencé par ne plus faire passer mes articles. Pendant sept mois, j'ai été payé. Rien n’était publié », raconte-t-il. Le journaliste était alors responsable des rubriques culture et investigation : une enquête sur les dessous du festival d'Asilah avait fortement déplu, d'après lui. C'est aussi à ce moment-là que Raissouni entreprend des activités militantes qui posent problème à sa rédaction. Il devient le coordinateur du comité de soutien à Ali Lmrabet, puis de celui de Maâti Monjib. Pas d'organe de presse indépendant Mais il est alors « difficile de le renvoyer » car il est élu délégué des salariés du journal. Les confrères qui le soutiennent et ont voté pour lui subissent des pressions (mutations dans une autre ville, par exemple), raconte Raissouni. Le bras de fer durera plusieurs mois, jusqu'à ce qu'il décide de prendre la parole dans les médias et de quitter le journal avec un confrère pour créer son propre site d'information.

 Pour certains, la pression devient si intenable qu'ils ne voient d’autre option que de quitter le pays.

Le rappeur Mouad Belghouate, connu sous le nom de Lhaqed, a demandé l'asile politique en Belgique, où il se trouve depuis maintenant plusieurs mois, pour échapper à ce qu'il perçoit comme un harcèlement des autorités. Alors qu'il était en voyage en Belgique, Lhaqed, déjà plusieurs fois condamné par la justice, a décidé de ne plus retourner au Maroc. « Je suis menacé au Maroc. La police est venue me chercher à la maison alors que j'étais en dehors du pays et j'ai décidé de rester ici », explique Lhaqed depuis Bruxelles. « Ils ont demandé à ma famille où je me trouvais et leur ont délivré une convocation, sans motif ni date, en disant que si je rentrais au Maroc, je serais arrêté à l'aéroport. » Militant du mouvement du 20-Février, connu pour ses raps critiques envers le pouvoir, où il allait jusqu'à s'adresser directement au roi, il a été, selon ses soutiens et de nombreuses ONG, victime d'un acharnement judiciaire. Il a effectué trois peines de prison depuis 2011. Il a notamment été condamné à un an de prison pour « atteinte à un corps constitué » pour le clip – dont il nie être l'auteur – d'une chanson sur la police datant de 2010, « Les chiens de l'État », dans lequel la tête d'un policier est remplacée par celle d'un âne.

Après sa troisième incarcération pour « ébriété sur la voie publique » et « violence sur agents » en 2014, il a enregistré un album, toujours aussi irrévérencieux.

Il n'a même pas pu le présenter à la presse, la conférence ayant été interdite. Depuis la Belgique, il collabore avec le journal Goud.ma, dans lequel il a raconté sa détention. Pourquoi les autorités mettent-elles un tel acharnement à le faire taire, alors que la contestation est si faible ? « Je n'ai pas changé, je ne suis pas revenu sur mes idées et j'ai continué à les déranger », répond Lhaqed. « C'est comme ça lorsqu'on vit dans un État dictatorial. Il ne faut pas dépasser les lignes rouges. En ce moment, il y a un recul dangereux des droits de l’homme et l'État se venge des gens du mouvement. L'État veut récupérer sa Hiba [sorte d'autorité empreinte de la peur qu'il inspire et de respect – ndlr], disparue avec le mouvement des jeunes du 20-Février. »

Pendant ce temps, la sphère politique continue de débattre d’un futur code de la presse sans cesse annoncé, censé mettre fin aux peines privatives de liberté.

Mais certains élus craignent un transfert de ces peines du code de la presse vers le code pénal pour des délits comme l'atteinte à la personne du roi ou aux symboles nationaux. Reda Benotmane, chargé de projet à l'AMDH, attend ce nouveau code avec beaucoup de scepticisme. « Je pense que tant que les lois sont ce qu'elles sont, nous serons dans une situation régressive, y compris avec le nouveau code », affirme-t-il. Difficile, selon ce fin observateur des médias, de rencontrer des journalistes réellement indépendants, dans ce contexte : « Dans l'absolu, il doit en exister. Mais je n’en vois pas de trace. Je ne connais pas d'organe de presse indépendant des circuits du pouvoir. » Selon le dernier classement de Reporters sans frontières, le Maroc se situe dans la zone rouge pour la liberté de la presse : au 131e rang mondial, loin derrière la Mauritanie et la Tunisie. Il recule d'une place par rapport à l'année précédente Ce classement ne reflètait déjà pas la réalité 3, selon Mustapha Khalfi, ministre de la communication et porte-parole du gouvernement. Pour lui, 2015 a été une année « exceptionnelle » en matière de liberté de la presse.

25 avril 2016

Par Ilhem Rachidi - Médiapart

http://www.le-chiffon-rouge-morlaix.fr/

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