Maroc: les rayons très argentés du « Roi soleil »
Le 6 février 2016, Mohammed VI inaugure en grande pompe le projet Noor 1, l’une des plus grandes centrales solaires au monde sous le soleil radieux de la ville de Ouarzazate, au sud du royaume. Grâce à ses paysages désertiques parsemés d’oasis, sur fond de cimes enneigées, cette ville berbérophone reste une destination très prisée des réalisateurs de films historiques à grand budget1. Le soleil y est présent presque toute l’année. Parmi les invités d’honneur, la ministre française de l’écologie, Ségolène Royal, pour qui le projet est « un formidable espoir pour tous les pays qui ont beaucoup d’ensoleillement et des terres désertiques ». D’une puissance de 160 mégawatts, cette centrale est la première d’un vaste parc solaire qui devrait produire d’ici 2018 plus de 500 mégawatts d’énergie photovoltaïque.
La presse est quasi unanime : l’événement est salué tant par les médias marocains — mais faut-il s’en étonner ? — qu’étrangers, notamment français. Sous un même titre, « Le Roi soleil », le magazine marocain TelQuel et le quotidien français Libération indiquent que le royaume devient ainsi un « leader mondial » et que de tels projets renforceront l’autonomie du royaume vis-à-vis des énergies fossiles. Depuis dix ans, le Maroc s’est en effet lancé dans un important processus visant à atteindre cet objectif, en mobilisant des fonds considérables pour la mise en place des infrastructures appropriées. Mais l’ampleur des dépenses engagées et l’importance de ces projets suscitent des interrogations sur la manière dont ils sont conduits de bout en bout, et notamment le rôle que joue la monarchie en tant qu’opérateur financier privé.
Trésor de guerre
Le 7 mars 2016, un marché public pour la construction de cinq parcs éoliens d’un montant de 12 milliards de dirhams (1,1 milliard d’euros) a été remporté par un consortium composé de Nareva Holding, Enel et Siemens. Il aura la charge de « développer, concevoir, financer, construire, exploiter et assurer la maintenance » de ces parcs éoliens situés dans cinq régions du royaume : Midelt (150 MW), Tiskrad (300 MW), Tanger (100 MV), Jbel Lahdid (200 MW) et Boujdour (100 MW).
Filiale de la Société nationale d’investissement (SNI), le groupe financier contrôlé par le roi Mohammed VI, Nareva Holding a été créée en 2006.
Elle se définit aujourd’hui comme leader dans le secteur des énergies renouvelables. Le fait que Nareva ait remporté le marché du 7 mars 2016 ne surprend plus aucun observateur économique : ce n’est pas la première fois que cette entreprise royale gagne un méga-appel d’offres portant sur le secteur des énergies renouvelables. Depuis sa création, Nareva Holding a décroché la quasi-totalité des marchés lancés par l’Office national d’électricité (ONEE). Cette information est donc passée comme une lettre à la poste alors que les enjeux financiers de tels projets, les acteurs auxquels ils sont confiés et les conditions de leur réalisation échappent à toutes les institutions incarnant la souveraineté populaire et la représentation nationale, Parlement et gouvernement notamment.
Le premier appel d’offres remporté par le groupe royal date d’octobre 2010 : parmi quatorze autres candidats (malheureux), Nareva a pu décrocher un grand projet de parc éolien à Tarfaya, au sud, d’un montant de 450 millions d’euros. Depuis cette date, l’essentiel des marchés liés au secteur des énergies renouvelables est remporté par Nareva Holding, le dernier étant celui, précité.
Il faut dire que depuis la création de Nareva en 2006, la conquête du marché intérieur des énergies renouvelables est un objectif à la fois constant et prioritaire pour les dirigeants de la SNI : « Notre trésor de guerre sera consacré à nos sociétés en développement dans les télécommunications et les énergies nouvelles », avait pronostiqué Hassan Bouhemou, l’ancien président de la SNI2. Présidée par Ahmed Nakkouch (ancien président de l’ONEE), Nareva — faut-il le rappeler — est également partie prenante de la future centrale à charbon géante de Safi, dans le sud-ouest du royaume.
Un homme d’affaires très particulier
La domination écrasante de Nareva Holding sur le marché des énergies pose problème par le simple fait que celui qui la contrôle, le roi, n’est pas un homme d’affaires ordinaire. Son statut et ses attributions politiques et judiciaires ne peuvent empêcher les observateurs de penser au conflit d’intérêts qu’une telle situation peut engendrer. C’est le roi qui nomme le patron de l’Agence marocaine de l’énergie solaire (Moroccan Agency for Solar Energy, Masen)3, « habilitée à mener toutes opérations industrielles, commerciales, immobilières, mobilières et financières nécessaires ou utiles à la réalisation de son objet », précise son statut.
C’est également le roi qui nomme le directeur général de l’ONEE, l’opérateur marocain unique de fourniture d’électricité et, surtout, le lanceur exclusif des appels d’offres et des marchés. Cet important pouvoir de nomination dont dispose le roi, son statut religieux qui en fait un personnage quasi sacré et ses attributions judiciaires (il nomme les magistrats et les jugements sont prononcés en son nom, préside le conseil supérieur de la magistrature) sont-ils compatibles avec la fonction d’homme d’affaires contrôlant des groupes financiers qui postulent à des marchés de grande envergure ?
Les règles du marché et de la concurrence loyale sont-elles respectées?
Ces interrogations continuent de susciter la controverse au Maroc à cause de la multiplicité des casquettes du monarque et ses attributions. Plus concrètement, le fait que le roi nomme les personnages clés de la Masen et de l’ONEE peut-il éviter les risques du conflit d’intérêts dans l’octroi des marchés et des appels d’offres ? Si la plupart des hommes d’affaires marocains se contentent pour l’instant de ruminer ces questionnements à voix basse dans leurs salons feutrés à Casablanca, il paraît difficile cependant, à travers tous ces éléments réunis, d’occulter le conflit d’intérêts tel qu’il est communément défini : « un conflit entre la mission d’un agent public et ses intérêts privés, conflit susceptible d’influencer la manière dont il exerce ses fonctions ». Cette situation problématique prend tout son effet dans le secteur lié aux énergies renouvelables qui semble, depuis quelques années, intéresser tout particulièrement celui que l’on surnomme désormais « le Roi soleil ».
La fortune et le pouvoir
Le 26 décembre dernier, le palais décide de renforcer davantage son contrôle sur la Masen en écartant définitivement le gouvernement au profit du cabinet royal. Dans un communiqué publié le même jour par l’Agence de presse officielle Maghreb arabe presse (MAP), on peut ainsi lire que des « instructions royales » sont données pour que le gouvernement se dessaisisse « de l’ensemble des stratégies nationales relatives aux énergies renouvelables ». Une mise à l’écart ? Un coup d’État dans l’État ? Cette décision a été prise après une réunion aux allures kafkaïennes le 26 décembre 2015 à l’intérieur du palais à Casablanca, le nerf de l’économie marocaine. En l’absence du roi Mohammed VI, le chef du gouvernement, l’islamiste Abdelilah Benkirane et le ministre de l’énergie Abdelkader Amara sont convoqués par les conseillers du cabinet royal, dont le puissant Fouad Ali el-Himma. Au cours d’une entrevue de quelques minutes, ils informent le chef du gouvernement que son équipe n’est plus concernée par la mission de la Masen et son action, désormais du seul ressort du palais. « C’était dur et proprement humiliant pour le gouvernement et son chef. Après lecture des instructions royales devant Benkirane, celui-ci n’a rien dit », confie un député islamiste.
Le non-cumul de la fortune et du pouvoir faisait partie des slogans du Mouvement pro-réformes du 20 février, né dans le sillage du Printemps arabe en février 2011.
Mais depuis la fin des espérances que ce dernier avait suscitées au Maroc, la fortune du roi Mohammed VI a doublé : de 2 milliards d’euros en 2012, elle est passée à 4,5 milliards d’euros en 2015, selon le magazine américain Forbes. Le budget alloué chaque année par la loi de finances à la monarchie est de plus de 120 millions d’euros. Douze fois plus que celui de la monarchie espagnole. Et les « Panama papers » ont jeté une nouvelle lumière sur la fortune du souverain.