La Syrie en guerre est actuellement divisée en quatre régions principales, contrôlées respectivement par le régime, l’organisation de l’État islamique (OEI), les Kurdes et différents groupes de l’opposition. Il existe à présent une grande variété d’administrations locales autonomes et l’essentiel de l’activité économique s’est déplacé vers la zone côtière. C’est cette situation et ses conséquences qu’il faudra affronter lors du règlement du conflit.
Avant l’insurrection, la Syrie pouvait être divisée en deux régions. L’ouest du pays, qui comprend l’axe Damas-Alep et inclut les principales grandes villes de la zone côtière, constituait la partie la plus développée tandis que le sud (les provinces de Deraa, berceau de la révolte, Quneitra et Soueida) et l’est (Deir ez-Zor, Hassakeh et Rakka) étaient plus démunies, selon les indicateurs socio-économiques.
Il y avait cependant des exceptions à ce tableau.
Ainsi, la province d’Idlib comptait parmi les plus pauvres. À majorité rurale, elle avait été détachée d’Alep en 1958 afin d’affaiblir la métropole du nord et deuxième ville du pays. De même, les niveaux de développement économique et social dans la campagne autour d’Alep étaient faibles. De fait, la fracture ville/campagne dans la province d’Alep est la plus criante du pays.
Dans le même temps, les provinces orientales sont les plus riches en ressources naturelles. Le pétrole est extrait dans les champs autour de Rakka et Deir ez-Zor et à la frontière nord-est de l’Irak. Le blé, l’orge et le coton — trois cultures stratégiques — sont cultivés dans ces régions, également les plus riches en ressources minérales grâce notamment aux eaux de l’Euphrate qui descend de la Turquie et arrose l’Irak après avoir traversé la Syrie. En conséquence, les régions riches en ressources naturelles ne tiraient qu’un bénéfice limité de leur sol.
La Syrie était gouvernée par un État central relativement fort. Les institutions étaient actives, le gouvernement continuant d’offrir ses services (scolarisation, éducation, etc.), d’investir dans l’infrastructure et de fixer les prix de certains produits de consommation (pain, gazole, etc.) ou à la production (produits agricoles, électricité, prêts bancaires). Dans les zones les plus sous-développées, il demeurait un employeur important, en partie en raison du faible niveau de l’investissement privé.
85 % de pauvres
La décennie de Bachar al-Assad, en particulier après 2005, a vu une notable réduction du rôle de l’État. L’investissement public était en baisse et les subventions à la majeure partie des biens et services réduites. Les politiques économiques du gouvernement ont été axées sur le secteur des services, et en faveur des grands centres urbains au détriment des banlieues, de la campagne et plus globalement des régions les plus reculées du pays. Marquant une rupture avec les politiques passées des gouvernements baasistes, la responsabilité du développement de ces zones délaissées était transférée au secteur privé, et les sociétés privées qui investissaient dans les parties reculées du pays bénéficiaient de réductions d’impôts et de régulations plus flexibles afin de les encourager. Cependant, en l’absence d’une forte volonté politique, les investissements dans les régions les plus pauvres ont marqué le pas. Ce n’est pas parce que les autorités n’ont pas réalisé les lacunes et la nécessité d’y remédier, mais elles en ont pris conscience trop tard.
En 2016, les effets dévastateurs de la guerre sur l’économie et la vie des Syriens ne sont plus à démontrer. Selon le dernier rapport publié fin 2015 par les experts du Syrian Centre for Policy Research (SCPR), le conflit avait infligé à la fin de l’an dernier des pertes économiques d’environ 255 milliards de dollars, le PIB du pays était équivalent à moins de la moitié de sa valeur de 2010, le chômage s’élevait à plus de 50 % et la pauvreté touchait plus de 85 % de la population. En raison de la fuite des capitaux, de la chute des réserves de la banque centrale et du déficit de la balance commerciale, la livre syrienne va aujourd’hui à vau-l’eau. Échangée aux alentours de 600-700 LS pour un dollar, elle ne vaut plus que le dixième de sa valeur à la veille du conflit.
Un impact important et durable de la guerre semble être la fragmentation du pays en au moins quatre zones distinctes :
la première, sous contrôle du régime, correspond à la partie occidentale et la plus développée susmentionnée : la zone côtière et le principal axe Damas-Alep, à l’exception de quelques régions rurales et suburbaines et autour de la moitié de la ville d’Alep, majoritairement aux mains de l’opposition et dans une moindre mesure du Front Al-Nosra. La ville d’Alep elle-même est sous le contrôle du gouvernement dans sa plus grande partie (ouest) et des rebelles qui tiennent la partie est ;
la deuxième est contrôlée par l’OEI dans l’est du pays, le long de l’Euphrate, ce qui correspond grosso modo aux zones des tribus arabes historiquement liées à l’Irak, et autour des champs pétroliers de Deir-ez-Zor et de Rakka, bastion de l’OEI en Syrie ;
une troisième zone, kurde, s’étend au nord-est et dans une poche à l’ouest d’Alep. Elle est sous domination du Parti de l’Union démocratique (PYD), la branche syrienne du PKK. C’est là que les Kurdes de Syrie sont majoritaires ou forment tout au moins la plus grande minorité ;
enfin, une quatrième zone est contrôlée par divers groupes d’opposition, en plus du Front Al-Nosra. Ces régions de l’opposition (Armée libre syrienne – ALS — et autres groupes rebelles) sont fragmentées et ne possèdent pas de continuité territoriale contrairement aux trois autres.
Ces trois dernières zones correspondent aux régions sous-développées du sud et de l’est de la Syrie.
L’activité économique retranchée dans la zone côtière
Bien que beaucoup moins ravagées que le reste du pays et en dépit d’une stabilité en trompe-l’œil, les régions sous contrôle du régime ont subi des changements aux impacts profonds sur le tissu économique, social et culturel de la Syrie. Dans cette partie du pays où vivent toujours deux tiers de la population, un nouvel équilibre est en train d’être instauré. L’axe Damas-Alep, qui constituait la colonne vertébrale du pays, a été particulièrement affaibli par la destruction des villes — Homs (troisième ville du pays), la moitié d’Alep et les banlieues de Damas —, la fuite des investisseurs et des classes moyennes ainsi que par l’affaiblissement du rôle et des institutions de l’État.
L’investissement privé et public — ou ce qui en reste — se déplace vers la région côtière, considérée comme sûre et protégée. Ainsi en 2015, par exemple, 32 % des investissements privés autorisés par la Syrian Investment Agency (SIA) étaient localisés dans les provinces de Tartous et de Lattaquié (les deux principaux ports du pays) tandis que les provinces de Damas et d’Alep n’en absorbaient que 27 %. En comparaison, ces deux dernières attiraient en 2010 quelque 40,5 % des projets agréés par la SIA contre 4,5 % pour Tartous et Lataquieh. L’an dernier à Tartous, la création de petites entreprises a doublé : 1 752 nouvelles sociétés ont été créées en 2015 contre 867 l’année précédente. Et le nombre de sociétés par actions est passé de 119 en 2014 à 251 en 2015. Les investisseurs sont naturellement attirés par la sécurité qui règne dans la zone côtière, notamment le gouvernorat de Tartous, le plus paisible depuis le début de l’insurrection. À cela s’ajoute le mouvement de population fuyant d’autres régions du pays qui s’est accompagné d’un afflux d’investisseurs soucieux de placer leurs capitaux dans une région où la demande de produits connaît une hausse relative. Le changement en faveur de la zone côtière reflète ainsi une nouvelle donne démographique : les alaouites ne constituent plus la majorité des habitants de cette région comme auparavant.
Dans une large mesure, le déplacement de l’investissement public vers la zone côtière est le résultat de la politique du régime visant à satisfaire sa « clientèle ». À l’automne 2015, le premier ministre Waël Al-Halqi a annoncé le lancement d’investissements, dont les medias officiels se sont fait largement l’écho, totalisant 30 milliards de livres syriennes dans les provinces de Lattaquié et de Tartous. Au même moment, le gouvernement n’allouait qu’une mince enveloppe de 500 millions de LS à la ville d’Alep, auparavant cœur industriel et commercial du pays.
Un grand nombre d’investisseurs traditionnels ont quitté le pays et se sont installés dans d’autres régions du monde. De nouveaux hommes d’affaires ont bâti leur fortune sur des activités liées à l’état de guerre. Les élections aux chambres de commerce de Damas et d’Alep à la fin 2014, par exemple, ont illustré ces changements. À Alep, sur les douze membres du conseil d’administration, dix sont de nouveaux venus dont les noms étaient inconnus avant l’insurrection. Et à Damas, sept des douze membres sont dans cette situation.
Grâce à l’appareil d’État, les régions côtières continuent d’entretenir des liens solides avec Damas et le gouvernement central. Une majorité d’alaouites sont toujours employés dans les secteurs civils et militaires de l’État qui a de tous temps été un pourvoyeur d’emplois pour cette communauté. Et ce rôle s’est accentué avec la guerre et la contraction de l’économie. Cette grande dépendance de la communauté alaouite vi-à-vis de l’Éat central est un facteur important plaidant contre une éventuelle autonomie de la région côtière, ce qui explique l’importance du contrôle de Damas.
Des institutions concurrentes de l’État
Pour ce qui est des zones hors du contrôle des forces du régime — dont certaines le sont depuis plus de trois ans — elles ont dû s’adapter à la nouvelle situation et créer des institutions et une certaine forme de gouvernance. Dans ces régions, des centres et des modes de production ont été détruits, des hommes d’affaires sont partis et les réseaux de transport et commerciaux ont été disloqués. Ces destructions ont surgi après des décennies de sous-développement. Pour les populations, les nouvelles institutions, mises en place pour pallier l’absence de l’État et le vide laissé par la destruction de l’économie d’avant la guerre, ont souvent, mais pas toujours, plus de légitimité que le gouvernement. À cela plusieurs raisons :
plusieurs instances sont élues, notamment dans les zones où l’opposition est installée, même si les processus électoraux laissent souvent beaucoup à désirer ;
elle sont dirigées par des locaux dont un grand nombre ont lutté pour protéger leur communauté du régime ;
elles font partie d’un projet politique plus ambitieux accepté par la population (Kurdes, opposition).
En réalité, ces institutions sont en compétition avec celles du gouvernement, et la Syrie se trouve dans la situation où au moins trois d’entre elles se considèrent — ou prétendent être — le gouvernement, avec à la clé au moins quatre programmes scolaires et trois monnaies utilisées comme moyen d’échange. Ainsi, les Kurdes autorisent-ils des projets d’investissement et leurs propres publications ; au cours des deux dernières années, ils ont édicté des dizaines de lois censées réglementer la vie dans leurs régions. L’OEI lève des impôts, autorise des investissements et a sa propre force de police. Une pléthore de conseils locaux gèrent la vie quotidienne. Enfin, le gouvernement intérimaire de l’opposition est composé de plusieurs ministères et a créé des instances chargées de de l’administration des hôpitaux et de la distribution du blé, du pain et des aides à l’intérieur du pays.
Les dépenses effectuées par ces nouvelles autorités ne font qu’augmenter. Les experts du SCPR estiment que le total des dépenses « publiques » combinées des zones de l’opposition, de l’OEI et kurdes équivaut actuellement à 13,2 % du PIB syrien en 2015, contre 31,6 % dans les régions du régime. Ce qui veut dire que les dépenses « publiques » dans les zones non gouvernementales représentent actuellement l’équivalent de plus du tiers du budget, ce qui montre la place de plus en plus importante des nouvelles institutions créées à travers le pays pour remplacer l’État.
Incontournable décentralisation
La « stabilité » des frontières intérieures de la Syrie au cours des trois dernières années, l’ancrage des institutions nouvellement établies et l’autonomisation ainsi que les pouvoirs des nouveaux acteurs poseront à coup sûr, à la fin du conflit, de sérieux défis auxquels il faudra répondre. L’un d’entre eux est la décentralisation. Car au-delà de la question kurde, dont le règlement nécessitera un fort degré d’autonomie, la décentralisation offre l’une des rares options permettant aux différentes forces issues du conflit de se rassembler. D’ores et déjà, des appels à plus de pouvoirs locaux se font écho à travers la Syrie, et l’une des principales difficultés qui empêche l’unification de l’opposition est précisément le fort sentiment d’autonomie qui s’est développé dans les diverses communautés du pays. Le conflit a également reflété le degré de méfiance, longtemps refoulé, entre les villes, entre les villes et leurs campagnes environnantes et entre les différentes régions. Les élites urbaines, notamment à Damas, associent souvent la décentralisation à la partition du pays et à la perte de souveraineté, ce qui ne manquera pas de susciter des rejets des deux côtés de la ligne de fracture régime/opposition.
Une autre question, partiellement liée à celle de la décentralisation, concerne l’équitable allocation des ressources. Les régions les plus riches en ressources naturelles sont aussi les moins développées, et il paraît peu probable qu’elles acceptent à nouveau le contrôle de Damas sur leurs richesses, comme par le passé. Les dépenses dans les zones kurdes, par exemple, sont dans une grande mesure financées grâce à l’exploitation du pétrole. À Deir-ez-Zor, avant l’émergence de l’OEI, les tribus et communautés locales se sont battues pour le contrôle des gisements pétroliers, considérées comme « usurpés » par Damas. Or, l’allocation d’une plus grande part de ressources aux régions sera combattue par tout gouvernement futur devant faire face à une pénurie de revenus. Et ce d’autant plus qu’il sera engagé dans un considérable effort de reconstruction.
Le conflit syrien a également démontré la centralité de la question communautaire en révélant des tensions sectaires et ethniques : la peur des minorités de l’islamisme, la crainte des Kurdes de l’arabisme, la peur des chrétiens assyriens des Kurdes ainsi que le profond sentiment d’injustice ressenti par la majorité sunnite. Au-delà de ces peurs, il sera nécessaire de trouver des solutions aux questions identitaires qui sont restées longtemps réprimées. La construction d’un État qui se maintienne à égale distance de tous ses citoyens tout en assurant leurs droits politiques et culturels en tant qu’individus et en tant que communautés, pour l’instant irrésolue, sera déterminante.