Il aura fallu la chute d’Alep pour que quelques milliers de Français manifestent, dans le froid de décembre, à Paris et en province, leur soutien au peuple syrien.
Jusque-là et depuis plusieurs années, les rassemblements de solidarité avaient été des plus clairsemés…
Et pourtant la Syrie constituait, a priori, une de ces causes qui, d’ordinaire, mobilisent ceux des Français qui sont les plus sensibles aux luttes des peuples. Une révolution populaire massive et pacifique. Une répression sanglante. Une lente descente aux enfers dans la guerre civile. Des ingérences étrangères en série : miliciens du Hezbollah, pasdarans iraniens, avions russes, sans oublier les djihadistes et leurs banquiers…
Et le bilan est connu : plus de 350 000 morts avec, sur plusieurs villes dont Alep, des mois de bombardements intensifs. Et 11 millions de déplacés. Un record absolu : près de la moitié de la population syrienne a dû quitter ses foyers, dont la moitié s’est réfugiée à l’étranger…
Je voudrais tenter brièvement de revenir les principaux blocages – je ne parle pas ici des hommes politiques, de leurs partis et des médias, mais de l’opinion – nous ont gêné et nous gênent encore dans la mobilisation en faveur du peuple syrien.
Le premier facteur, c’est évidemment l’essoufflement du mouvement de solidarité en général.
La Palestine en sait quelque chose, qui reste pourtant la cause la plus mobilisatrice en France. Mais elle souffre de sa marginalisation sur la scène régionale et internationale comme de la recrudescence de la propagande israélienne, relayée en France par un pouvoir qui est allé jusqu’à criminaliser la campagne BDS. Des dizaines de milliers d’hommes et de femmes ont sauvé l’honneur de notre pays en prenant directement en mains l’accueil des réfugiés, mais, pour ces « justes », combien d’« injustes » ralliés au consensus xénophobe ? Et que dire des Yéménites ? Et des Sahraouis ? Et des Kurdes de Turquie ? Et des Darfouris ?
Le deuxième facteur, c’est la complexité des événements de Syrie.
Tout a commencé comme dans les autres « révolutions arabes » : un peuple se soulevant pacifiquement contre la dictature qui l’opprime depuis des décennies afin de pouvoir continuer à piller son pays. Sauf que Bachar Al-Assad, contrairement à Ben Ali et à Moubarak ne s’est pas résolu à fuir. Il a fait les seules choses qu’il sait faire, et bien faire : réprimer dans le sang les révoltés, tirer dans le tas à balles réelles, torturer systématiquement les prisonniers avant de les exécuter sans procès, faire ainsi régner son ordre. À force de subir le pire, une partie de l’opposition a choisi la lutte armée. Et, progressivement, des islamistes en tous genres ont squatté la révolution, avec le soutien de l’Arabie saoudite et des émirats du Golfe. Enfin est apparue Daesh, née de la persécution des sunnites irakiens par le nouveau gouvernement chiite installé par l’Occupant américain. Cette militarisation de la Résistance et la menace djihadiste ont détourné bien des démocrates de la solidarité avec le peuple syrien, dans le contexte obsessionnel de la lutte contre le terrorisme. Parmi ceux qui ont été jusqu’à refuser de condamner les bombardements sur Alep, la plupart invoquaient cet argument.
Le troisième facteur, c’est la méconnaissance de l’histoire du baasisme en Irak et en Syrie
et notamment du caractère autoritaire et prédateur de ces pouvoirs. Le discours nationaliste et, à certains égards, socialiste des dirigeants baasistes, les acquis sociaux de leurs premières années au pouvoir, leur refus des Pactes occidentaux et – surtout – leur alliance avec l’Union soviétique ont longtemps aveuglé l’opinion internationale. Et pourtant, derrière la façade progressiste, ces régimes ont vite changé de nature : les bourgeoises nationales y ont vu un instrument pour reprendre et amplifier le pillage de l’Irak comme de la Syrie, au prix d’une radicalisation de leur caractère dictatorial. D’année en année, le pouvoir réel est devenu, derrière la fiction d’une alliance, celui du seul parti Baas, appuyé sur les Moukhabarat, ces services à la botte du seul numéro un. La répression des minorités et des opposants, l’emprisonnement sans jugement, la torture généralisée sont devenus le quotidien des deux pays martyrs. Faut-il rappeler que, durant toutes ces décennies, Daech, justification ultime de l’horreur, n’existait pas ?
La réalité, c’est que le nationalisme arabe, laïque et socialiste a disparu depuis longtemps.
Les régimes de Saddam hier ou d’Assad aujourd’hui n’ont plus aucun rapport avec ceux des années 1960-1970. La politique progressiste a été remplacée par une politique néo-libérale, marquée par les dénationalisations. De véritables mafias à caractère clanique dominent et pillent l’Irak comme la Syrie. Et la dimension laïque de ces régimes s’est réduite au point de n’être plus qu’une façade pour Occidentaux de passage. Saddam Hussein faisait de plus en plus référence à l’islam dans les dernières années de sa dictature. Et Bachar al-Assad instrumentalise les minorités comme un fond de commerce politique. Il y a eu fondamentalement une rupture au tournant des années 1980. Étrangement, certains semblent l’ignorer.
Le quatrième facteur, c’est la fausse image d’un régime soi-disant anti-impérialiste.
L’exemple de l’action syrienne dans la question palestinienne est pourtant lumineux. Hafez al-Assad commence, on l’oublie souvent, par abandonner les Palestiniens à la répression du roi Hussein pendant Septembre noir : ministre de la Défense, il retire les trois brigades de blindés syriens qui avaient pénétré en Jordanie au secours de l’OLP et subi d’efficaces attaques jordaniennes. Il devient néanmoins président au terme d’un coup d’État et, trois ans plus tard, il mène le combat – en vain – pour libérer le Golan de l’occupation israélienne. Ce sera le dernier : l’armée syrienne n’a pas tiré depuis un coup de fusil contre Israël – en 44 ans ! Certes, en 1976, il envoie ses troupes au Liban, mais c’est pour sauver le pouvoir phalangiste : cette intervention commence par le massacre du camp palestinien de Tall al-Zaatar. Des années durant, l’armée syrienne défend les positions chrétiennes, en échange de quoi elle peut étendre sa mainmise sur le Liban. Et, en 1982, lors de l’invasion israélienne, elle n’y oppose aucune résistance. Pis : en 1983, elle organise l’assaut contre Yasser Arafat assiégé à Tripoli. Vous avez dit anti-impérialiste ?
Le cinquième facteur, c’est la confusion entre la Russie et l’URSS :
visiblement, certains défenseurs du régime de Bachar al-Assad croient déceler une continuité entre les deux. Cette filiation est une vue de l’esprit. Le régime russe n’a plus rien à voir avec le régime soviétique, désormais fondé sur trois piliers : les services, les oligarques et l’Église orthodoxe. Si Vladimir Poutine a eu le mérite de reconstruire un État que Boris Eltsine avait détruit, il a échoué à lui donner les moyens d’une politique capable de répondre aux besoins et aux aspirations populaires. La Russie dépend plus que jamais de ses exportations de pétrole et de gaz, qui pâtissent de cours internationaux encore bas. Sans compter les conséquences des sanctions occidentales consécutives au comportement russe en Ukraine. Du coup, les aventures de Moscou en Ukraine et en Syrie coûtent très cher au peuple russe. Or, à supposer que l’URSS ait agi au plan international pour défendre des causes justes, ce qui n’est bien sûr que partiellement vrai, Vladimir Poutine ne défend plus ni ces causes, ni les valeurs qui les inspiraient. Il ne défend que les intérêts de Moscou, du moins ce qu’il considère comme tels. Car il y a un grand écart entre les véritables intérêts de la Russie et la manière dont le groupe dirigeant les conçoit.
Si Farouk m’avait donné un peu plus de temps, j’aurais ajouté, à ce sujet, un développement sur la vigueur de la propagande russe.
Il est devenu banal de souligner le rôle – effectivement croissant – de sites comme RT ou Sputnik. Mais je pense aussi aux vecteurs traditionnels. Un exemple : la soirée consacrée à Vladimir Poutine par France 2 le 15 décembre dernier. De l’émission « Un jour, un destin », de Laurent Delahousse, il n’y avait, comme d’ordinaire, pas grand chose à dire. Mais elle était suivie d’un documentaire pas banal : « Poutine, le nouvel Empire » se présentait comme un véritable hymne au puissant chef du Kremlin – une hagiographie digne de la Corée du Nord…
Voilà quelques uns des facteurs qui expliquent, selon moi, la confusion qui règne dans l’opinion sur la situation en Syrie. Une fois encore, la méconnaissance du passé contribue à rendre illisible le présent…
l’intervention de Dominique Val au DÉBAT « LA GAUCHE FRANÇAISE ET LA QUESTION SYRIENNE »