REPORTAGE - Depuis le 16 septembre, les milices kurdes de l’YPG parviennent à défendre la ville syrienne assiégée par les djihadistes de Daech, pourtant bien mieux armés.
Il est une heure du matin et au loin résonnent les tirs de mortiers. C’est pleine lune ce vendredi soir et Hussein* n’aime pas ça. Il va falloir faire vite. Les soldats turcs patrouillent le long de la frontière. La vingtaine de combattants, kalachnikovs en bandoulière, sautent du camion, se frayent un chemin dans les barbelés qui marquent la séparation entre Turquie et Syrie. De l’autre côté, le véhicule de l’YPG (Unités de protection du peuple), la milice kurde, est arrivé à l’heure. Il embarque les fraîches recrues qui viennent rejoindre le combat. Ce sang neuf qui va pouvoir défendre Kobané, la ville kurde syrienne assiégée par l’organisation de l’Etat islamique.
Sans ce ravitaillement régulier en nouveaux combattants, Aïn al-Arab (Kobané en arabe) résisterait-elle encore à la furie djihadiste? Voilà bientôt un mois que Daech (acronyme arabe d’Etat islamique) a lancé l’assaut et qu’elle pilonne la ville chaque jour, inlassablement, avec de l’armement lourd conquis lors de la campagne irakienne de ces derniers mois. Certes les Kurdes, disposant surtout d’armes légères vieillissantes, perdent du terrain. Les soldats du califat contrôleraient un gros tiers de la ville, contre 20% il y a une semaine. Lundi, ils poursuivaient, au prix de violents affrontements, leur tentative d’incursion vers le nord. Mais dans la nuit qui a précédé, l’YPG a mené une contre-offensive dans le secteur sud, reprenant deux positions tenues par Daech, et tuant 16 ennemis, selon l’OSDH (Observatoire syrien des droits de l’homme).
Il reste trois corridors clandestins pour les forces kurdes
Les défenseurs de la ville tiennent donc encore bon, notamment grâce ces volontaires qui arrivent de Turquie. Hussein affirme en avoir ainsi convoyé plusieurs centaines depuis le début de l’attaque de l’organisation de l’Etat islamique sur la région. La dernière "mission", c’était donc vendredi dernier (10 octobre, Ndlr). Et la prochaine? "Je ne le sais jamais à l’avance", explique le célibataire de 27 ans. "Le parti (PKK, parti des travailleurs kurdes) m’appelle et je le fais c’est tout." Selon le passeur, il reste trois corridors clandestins que les forces kurdes peuvent encore emprunter sans être stoppés par l’armée turque ou par les djihadistes. "Deux tout proches de Kobané, un autre un peu à l’extérieur." Il explique que par ces chemins, transitent aussi des armes, "du kalachnikov, du RPG". Sur l’un des points de passage, certains soldats turcs, kurdes d’origine, ne s’opposeraient pas vraiment aux convois nocturnes. "On connaît leur tour de garde", précise Hussein. Reçoivent-ils un billet pour fermer les yeux? Le passeur n’en sait rien. Lui, en tout cas, en élément discipliné du parti, ne demande pas d’argent. "Si je meurs, alors on pourra dire que j’ai aidé notre peuple."
Bien sûr, cette aide clandestine reste largement insuffisante pour renverser la tendance. Et bien sûr, les responsables politiques du PYD (Parti de l’Union démocratique), le parti kurde syrien pendant du PKK, aimeraient se passer d’hommes comme Hussein. Depuis des jours, ils demandent à la Turquie d’ouvrir le principal poste-frontière et de laisser passer officiellement armes et munitions. Sans succès. "Pourtant, si nous aussi avions de l’artillerie lourde et des chars, on mettrait Daech dehors", jure Idriss Nahsen, chargé des relations extérieures au sein du gouvernement de Kobané. "Nous sommes la seule force capable de les défaire." "Nous sommes en négociation", reconnaît pourtant Asya Abdullah, co-présidente du PYD. "C’est normal, la Turquie est notre voisin, elle fait partie de la coalition contre Daech."
Sauf que pour l’instant, les discussions achoppent, notamment sur un point : "En contrepartie de l’ouverture de la frontière ou d’une aide militaire, les Turcs nous demandent de collaborer avec l’ensemble des forces de l’Armée syrienne libre (ASL)", explique Faïsa Abdi, co-présidente du Conseil législatif de Kobané. "Mais la moitié est composée d’islamistes radicaux qui veulent imposer la charia et ça nous ne sommes pas d’accord. Nous ce que l’on veut, c’est la liberté pour notre peuple." Ankara ne semble pas plus disposé à faire intervenir ses propres troupes, chars et véhicules blindés, stationnés sur les hauteurs qui dominent Aïn al-Arab.
Quatre camions de médicaments, nourriture et eau par jour
Les troupes YPG, appuyées par quelques katibas de l’ASL et du Front islamique, tous regroupés sous le nom de Volcan de l’Euphrate, résistent donc seules. Selon l’ONU, 500 à 700 civils, principalement des personnes âgées, seraient encore à l’intérieur de la ville. Faïsa Abdi les estime quant à elle "à au moins 4.000 même si on ne sait pas où certains se trouvent. Sans doute, se cachent-ils dans leurs maisons, dans leurs sous-sols." La ville ne serait pas menacée pour l’instant par une crise humanitaire. "Nous arrivons à faire passer en moyenne par le poste-frontière turc quatre camions de médicaments, nourriture et eau par jour", affirme Haoni Binici, un représentant local du BDP (parti pour la paix et la démocratie, la principale formation kurde autorisé en Turquie), chargé de coordonner l’envoi d’aide depuis Suruç, la première ville après la frontière. A l’intérieur, ce sont les troupes des YPG, extrêmement disciplinées, qui s’occupent de la logistique. "Nous sommes restés coincés 20 jours devant le poste-frontière", témoigne Hassan, agriculteur de 27 ans, parvenu à entrer en Turquie avec sa famille vendredi dernier. "Même si on dormait dehors, on nous amenait chaque jour de quoi manger et boire." Des hôpitaux de campagne, au moins deux, seraient toujours fonctionnels. "Mais ça reste très sommaire, nous n’avons pas grand-chose", précise Faïza Abdi.
Sur le plan militaire, les combattants kurdes résistent aussi parce que le terrain leur est aussi favorable. Bon nombre d’entre eux sont nés dans la région et ont une connaissance parfaite de la topographie de la ville. La guérilla, les combats de rue sont aussi une spécificité des milices kurdes. "Notre tactique du hit and run (frapper puis se retirer) convient aux combats que nous menons", admet Idriss Nahsen. Les frappes aériennes menées depuis une quinzaine de jours par la coalition les soulagent également même si elles ne sont pas suffisantes pour faire reculer les djihadistes. "Depuis mardi (le 7 octobre, Ndlr), nous nous coordonnons davantage. Nous aidons à identifier les cibles et les bombardements sont maintenant plus efficaces." "Mais nous aimerions qu’ils bombardent davantage, toute la journée, toute la nuit, pour qu’on en finisse", se prend à rêver Faïsa Abdi.
Elle sait que cela n’arrivera pas. C’est seuls que les Kurdes devront faire face à la puissance de feu des djihadistes et à leur volonté impérieuse de s’emparer de Kobané. Selon l’YPG, l’organisation de l’Etat islamique aurait ce week-end reçu de nouveaux renforts en armes et en hommes depuis Tal-Abyad à l’est et Jarablus, à l’ouest. Les prochains jours risquent d’être critiques. Et les mots de John Kerry, prononcés dimanche ne prêtent pas vraiment à l’optimisme. Avec un sens du cynisme certain, le secrétaire d’Etat américain a expliqué - pour la deuxième fois de la semaine - que Kobané ne constituait pas "un objectif stratégique" pour les Etats-Unis.
* Le prénom a été modifié