Vivons, apprenons et combattons. Les femmes de Kobané sur le front des contradictions
Dans une récente interview sur le front réalisée par la reporter australienne Tara Brown, une femme combattante kurde de l’YPJ (Unité de protection des femmes) a déclaré que l’Etat islamique était un ennemi de l’humanité. Pour elle et pour les femmes de sa brigade, Kobané est la frontière totale qui sépare la civilisation de la barbarie. Il y a quelque chose de troublant dans ces paroles parce que ce sont les mêmes qui, surtout depuis le 11 décembre 2001, ont prétendu justifier une guerre combattue sans frontières, de l’Afghanistan à l’Irak aux banlieues des villes américaines et européennes, au nom de l’enduring freedom d’un Occident menacé par le terrorisme mondial.
Mais tout aussi troublant est le changement radical de perspective qu’imposent le contexte et la position de qui parle : si nous nous déplaçons des salles blindées du Pentagone à une terre de passage du Moyen-Orien nous n’avons plus devant nous un groupe d’hommes qui prétendent mener une guerre juste pour la liberté – y compris celle des femmes opprimées par l’intégrisme taliban – mais des femmes protégées seulement par de minces murs de pierre et par leurs propres armes qui combattent pour se libérer elles-mêmes. Mais cette observation ne suffit pas à calmer la sensation de trouble. Suffit-il vraiment que ce soit une femme qui prononce ces paroles pour changer leur signification, pour renverser un discours qui a véhiculé hiérarchies et oppressions et pour le transformer en chanson pour la liberté ? Le fait que ce soient des femmes qui embrassent les armes suffit-il à faire renoncer au pacifisme que nous avons soutenu devant l’invasion étatsunienne de l’Afghanistan, à nous faire reconnaître les raisons de la guerre ?
Les rangs de l’Unité de protection du peuple comptent 45000 personnes, dont 35% de femmes. Près de 16000 guerrières contredisent pratiquement tout lien substantiel entre le sexe, la guerre ou la paix.
Il s’agit, pour la majeure partie, de kurdes syriennes, mais chaque jour de nouvelles combattantes provenant de la Turquie et de la Syrie, pas seulement kurdes, s’unissent à celles du YPJ. Le détonateur de cette vague de recrutements a été la prise du Sinjar par une partie de l’Etat islamique, le 3 août dernier. Des milliers de femmes kurdes yézidi ont été capturées. Celles qui n’ont pas été tuées pour s’être rebellées ou avoir tenté de fuir et celles qui ne se sont pas tuées pour échapper à leur destin ont été violées, réduites en esclavages et vendues à des combattants et à des émirs dans le but de satisfaire leurs exigences sexuelles et les nécessités de produire et d’élever des martyres jihadistes.
Des centaines d’enfants ont été capturés et renfermés dans des écoles coraniques pour être transformés en combattants. Derrière la haine déchaînée de l’IS à l’égard des femmes – soumises à des normes implacables qui règlent leur habillement et limitent leur mobilité, qui les déclarent « disponibles au viol » - il y a leur réduction en instruments de reproduction d’un ordre violemment patriarcal suivant une logique qui, toute extrémisée et confessionnellement orientée qu’elle soit, a un caractère terriblement mondial.
A Kobané, se combat une « guerre de position » et cette définition n’a rien à voir avec les stratégies militaires.
Le fait est que ce qui est en jeux, c’est aussi la place que les femmes occupent dans le monde et pour cela les guerrières des YPJ sont pleines d’orgueil d’avoir pris les armes, comme le sont leurs mères organisées dans le groupe Şehîd Jîn’. L’éthique du soin dont ces femmes sont porteuses prend des formes tout à fait imprévues pour qui, dans notre partie du monde, font du soin quelque chose qui concerne la vie et qui, par sa nature, nie la guerre. Mais à Kobané, la guerre est le choix obligé pour qui entend prendre soin de sa propre vie et de sa propre liberté, de la vie et de la liberté de ses camarades, de sa région, de ses idées.
Interviewée par Rozh Ahmad, qui a réalisé un très beau documentaire sur le front de la Rojava, la mère d’une combattante, qui porte le voile, raconte : « deux de mes filles sont parties la même semaine. Une est entrée dans les YPJ, l’autre s’est mariée. Heureusement, je ne m’inquiète pas pour celle qui est dans les YPJ. Elles ont des bonnes idées et pour nous, c’est un honneur d’avoir une fille dans leurs rangs. Ma fille mariée va bien, mais je suis encore inquiète pour elle. » Cette mère ne dit pas quelle est son inquiétude mais nous pouvons l’imaginer d’après le récit de la fille combattante : « notre société ne considérait les femmes que comme de bonnes ménagères, les femmes étaient faites sur mesure pour les hommes et enfermées à la maison comme des esclaves. Maintenant, nous avons appris cette réalité amère. Maintenant nous avons changé : nous vivons, nous apprenons et nous combattons. Nous sommes maintenant des soldates (…) nous vivons pleinement notre différence. »
Les femmes combattantes de Kobané, en premier lieu, sont différentes de ce qu’elles ont été. Les armes ont marqué un changement décisif par rapport à l’inépuisable continuité de la tradition et peut-être aussi par rapport à la « Charte du contrat social » de la Rojava, qui garantit aux femmes l’égalité et la participation active à tout organe d’autogouvernement. Il s’agit d’un changement qui est dû, dans une certaine mesure, à la poussée politique du PKK, dans l’ « idéologie » duquel se reconnaît pleinement le Haut conseil des femmes du mouvement de libération du Kurdistan. Comme l’explique Handan Çağlayan, la persistance d’habitudes comme le namus, l’obligation pour les hommes de surveiller les corps, les comportements et la sexualité des femmes, constituait une importante limite à la mobilisation de masse en faveur de la cause kurde. Le lien établi par Öcalan entre la libération des femmes et la révolution sociale (Woman and Family Question, 1992), ne peut en tout cas pas être lu exclusivement à la lumière de la « stratégie de mobilisation », mais doit être considéré aussi comme une réponse à une présence massive des femmes, y compris dans la guerre, à partir de la fin des années 80.
En outre, l’absence de reconnaissance de la minorité kurde par la Syrie a produit chez les femmes un sentiment d’oppression et, avec lui, le sens de la possibilité et de la nécessité de la rébellion. C’est ce que raconte clairement à Rozh Ahmad une des combattantes interviewées : « nous autres jeunes filles kurdes, nous étions obligées à parler arabe entre nous à l’école. Nous kurdes, nous étions opprimées, l’Etat contrôlait complètement nos vies. Mais nous nous sommes toujours rebellées contre tout ça. » Au-delà de l’identification de ces femmes avec la cause kurde, il y a, toutefois, quelque chose de plus. Une d’elles raconte que, selon certains, les combattantes « sont coupées de la vie sociale » parce qu’elles ont pris les armes. A quoi elle répond avec orgueil que, avec ses compagnes, elle a « une vie beaucoup plus riche que ce qu’ils pensent ». Avec orgueil, une autre affirme que certains hommes, qui n’ont pas eu le courage de combattre, baissent la tête à leur passage. Quoique cela passe au second plan devant l’impressionnante résistance qu’elles sont en train d’opposer à l’IS, il semble que ces femmes portent en avant une bataille sur le front intérieur pour affirmer leur droit à conquérir la liberté.
C’est la participation à la guerre qui les a conduites à se sentir égales. Contre toute rhétorique nationaliste construite sur la « défense de nos femmes », les guerrières des YPJ ont commencé à se défendre elles-mêmes et ont accepté le risque de mourir, sans avoir pour cela une heureuse propension au martyre. Contre l’incrédulité de leurs pères et de leurs frères qui doutaient de leur force et bien au-delà de la reconnaissance formelle de leur égalité exprimée par la constitution de la Rojava, ces femmes ont démontré qu’elles avaient non seulement la force mais aussi le courage. Elles n’aiment pas la guerre, elles n’aiment pas tuer, elles n’aiment pas les armes et le répètent dans leurs interviewes. Une combattante raconte que nettoyer son fusil n’était pas après tout si difficile, mais que pour tirer elle a dû surmonter la peur. Chacune de ces femmes a combattu avant tout contre une part d’elle-même, sa propre « passivité », comme l’appelle l’une d’elle, l’ignorance ce que peut signifier « être une femme », pour aller sur le front de Kobané. Aucune d’elles n’était déjà libre, chacune d’elles a dû conquérir un bout de liberté.
Convaincues que la guerre et la pratique de la violence ne sont pas le propres des femmes, certaines pourraient en arriver à nier que ces ces femmes soient vraiment des femmes. Il est déjà arrivé devant les images de Lynndie, la fière tortionnaire d’Abou Grahib. Entre elle et les combattantes de la Rojava, il y a un abîme, mais dans les deux cas, il est clair qu’il y a bien des manières d’être au monde comme femmes, au-delà de tout destin tracé dans l’ordre symbolique du père ou dans celui de la mère.
Convaincues que l’égalité n’est rien d’autre que l’expression politiquement correcte de la perpétuation d’un pouvoir sexuel sur les femmes, d’autres pourraient voir en ces guerrières la reproduction d’un « modèle masculin » d’autonomie. Et pourtant, ces combattantes sont des femmes et combattent pour les femmes, contre un esclavage qui ne porte pas seulement les masques noirs de l’IS et de son fondamentalisme, mais qui, comme le rappelle l’une d’elles, arrive en Europe sous les dehors acceptables et colorés du capitalisme. Peut-être, alors, n’est-ce pas l’histoire de ces femmes qui serait inadaptée par rapport aux objectifs de la liberté féminine. Peut-être sont-ce les discours que les femmes et les féministes ont à leur disposition qui n’est pas à la hauteur de l’histoire des combattantes de Kobané. Il ne s’agit pas, évidemment, de faire de la lutte armée le paradigme de tout parcours de libération, ni d’oublier combien d’oppression et combien d’exploitation passent par l’égalité formelle. Mais on ne peut ignorer que, tandis qu’elles revendique d’être « une brigade uniquement de femmes qui vivent de manière complètement indépendantes », en combattant au front côte à côte avec leurs camarades hommes, ces femmes revendiquent et pratiquent l’égalité et enseignent quelque chose aux hommes.
Il y a, en cela, quelque chose de profondément subversif, qui ne sera peut-être pas décisif du point de vue militaire mais l’est certainement du point de vue politique. Deux mille femmes, misérablement équipées et avec un faible appui international, donnent une contribution fondamentale à la défense d’une ville assiégée par 9000 djihadistes bien armés. Leur force – comme l’a rappelé la combattante des YPJ Xwindar Tirêj — n’est pas dans les fusils mais dans la détermination. Bien sûr, leurs camarades hommes aussi sont déterminés, mais dans l’égalité féminine, il y a quelque chose de plus. C’est le visage et le corps de cette détermination qui terrorise les combattants de l’Etat islamique convaincus que, s’ils sont tués par une femme, ils n’iront pas au paradis. Ainsi, tandis que les miliciens de l’IF aspirent au paradis, les femmes de Kobané exigent de le ramener sur terre et, en le faisant, posent des questions vraiment dérangeantes au-delà de Kobané. Peut-être cela explique-t-il le silence fracassant de beaucoup de femmes et de féministes devant cette guerre et le rôle de l’Unité de protection des femmes. Peut-être est-il plus facile de se déclarer dans la guerre quand le rôle des femmes est celui de victimes, quand leur corps est un terrain de bataille, quand elles se font médiatrices et ambassadrices de paix, quand elles une parmi tant de genres qui subissent la discrimination et l’oppression fondamentaliste, quand elles peuvent être considérées comme la métaphore d’une vulnérabilité qui unit le genre humain et révèle les prétextes belliqueux de domination du sujet Mâle, Blanc et Occidental, quand les sujets post-coloniaux sont exotiques. Peut-être est-il plus difficile de prendre part à la guerre quand elle signifie admettre que les mêmes qui donnent la vie peuvent l’ôter à coups de mortier, que les mêmes qui incarnent la paix peuvent décider de s’armer et d’aller au front, que les mêmes qui devraient contester le pouvoir luttent pour prendre le pouvoir et le font en tant que femmes. Tandis qu’elles rient et tirent, tandis qu’elles se reposent et dansent en tenue de combat et foulards colorés, les femmes combattantes de Kobané semblent indiquer le point où chaque discours formulé jusqu’ici par des femmes et des féministes risque de s’effriter sur le front des contradictions. C’est pourquoi, plutôt que de se retrancher dans le silence, il vaut peut-être la peine d’écouter et d’essayer de comprendre l’enjeu global de la guerre des femmes de Kobané.
Par Paola Ruban
Par Paola Ruban