La conquête fulgurante d’une large partie du camp de Yarmouk par l’Etat islamique (EI), au début du mois d’avril, a remis ce quartier palestinien de Damas au centre de l’actualité, pour quelques jours au moins. Il semblerait toutefois que l’on s’y intéresse pour de mauvaises raisons. Comme le relève le chercheur Salam Kawakibi, «cette irruption de Da’ech a de quoi surprendre. Alors qu’on peine à faire entrer un sac de blé à Yarmouk, comment les djihadistes ont-ils pu y pénétrer avec armes et bagages, sans que le régime syrien s’en aperçoive ?» De plus, ce ne sont pas les forces du régime qui ont subi l’assaut des djihadistes, mais bien des rebelles, syriens et palestiniens, qui ne maintiennent leur contrôle que sur une petite partie du camp. Malheureusement, comme le rappelle justement Salam Kawikibi, «les médias ne s’intéressent à la Syrie que lorsqu’il est question de Da’ech».
Le camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk aurait dû être sous les feux de l’actualité bien avant l’intrusion du groupe djihadiste, lequel ne représente pas une menace particulière pour le régime syrien à Damas puisqu’il ne compte, dans la capitale, que quelques centaines de combattants. En fait, c’est le sort des Palestiniens de Syrie que cette affaire pose encore une fois. Il n’a pas suffisamment été traité.
Le régime syrien, on le sait, se présente comme un ardent défenseur des causes arabes en général et de la cause palestinienne en particulier. Ce mythe fondateur du système ba’athiste, transmis par héritage à Bachar al-Assad à la mort de son père, est aujourd’hui remis en question par l’engagement des dirigeants syriens dans la répression d’une autre cause arabe, celle de la révolution syrienne. Alors que le pouvoir basait sa légitimité sur sa volonté de «résistance et obstruction» – muqâwama wa-mumâna’a – à Israël, il cherche désormais une nouvelle forme de légitimation dans la «lutte contre le terrorisme», un programme d’action qui séduit beaucoup en Europe et outre-Atlantique.
Pour les Palestiniens dispersés depuis des décennies à travers le monde, cette modification sémantique ne change rien, ni au plan politique, ni au niveau diplomatique. Le régime syrien n’a jamais lutté pour les Palestiniens. Au contraire, il n’a eu de cesse d’instrumentaliser leur lutte nationale dans son intérêt particulier, comme un moyen parmi d’autres de garantir sa propre survie. Durant plus de quarante ans, les autorités syriennes ont maintenu l’état d’urgence dans leur pays en le justifiant par la non-résolution du conflit avec l’Etat hébreu.
La substitution de la «lutte contre le terrorisme» à «la résistance et l’obstruction» n’implique pour les Palestiniens aucun changement positif. Elle ne fait en rien progresser leurs droits et leurs revendications nationales légitimes. En revanche, pour ceux d’entre eux qui résident toujours en Syrie, qui ont été entraînés dans le conflit ouvert en 2011 et qui subissent au côté des Syriens les conséquences d’une répression dont le caractère brutal n’est plus à démontrer, cette modification est lourde de conséquences.
Une situation pré-2011 relativement favorable
L’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient (UNRWA) estimait, en 2011, qu’un demi-million de Palestiniens résidaient sur le territoire syrien. Ils y étaient arrivés en exil et s’y étaient établis en différentes vagues :
- la première était liée à la Nakba (la Catastrophe) de 1948;
- la seconde avait suivi la Guerre des six jours, en 1967;
- la troisième avait concerné des Palestiniens réfugiés en Jordanie, après les événements de Septembre noir, en 1970;
- la quatrième était composée de Palestiniens réfugiés au sud-Liban, chassés par l’invasion israélienne de 1982;
- la dernière, avait vu affluer en Syrie, au lendemain des guerres du Golfe de 1990 et 2003, des Palestiniens jusqu’alors accueillis en Irak.
Il n’existe pas à proprement parler de statut commun à l’ensemble de cette population. Leurs obligations et leurs droits varient en fonction de leurs dates et de leurs conditions d’arrivée. Le statut le plus répandu est celui des réfugiés de 1948. Comparé à la situation des réfugiés palestiniens dans les autres pays d’accueil, ce statut est globalement considéré comme leur étant favorable. La loi 260 de 1956, adoptée avant l’arrivée au pouvoir du parti Ba’ath et maintenue en vigueur, précise ainsi que les Palestiniens bénéficiant de ce statut disposent des mêmes droits et devoirs que le reste des Syriens, à l’exception de celui de participer aux élections et d’y présenter des candidats. L’ensemble des professions, y compris au sein de l’administration – jusqu’à un certain échelon… – leur sont par ailleurs ouvertes. Comme l’ensemble des Syriens, ils sont soumis au service militaire obligatoire, mais ils l’effectuent au sein d’unités spécifiques, formées et entraînées, selon le discours officiel, dans le but de «libérer la Palestine».
Pour les Palestiniens ayant trouvé refuge en Syrie à la suite des affrontements entre l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) et le gouvernement jordanien, en 1970-1971, la situation est plus difficile. Nombre d’entre ne disposent d’aucun document officiel. Le vide juridique rend leur situation complexe. Le fait qu’ils ne possèdent ni documents de voyage, ni papiers en règle, limite leur accès au marché du travail. Leur situation est similaire à celle des Palestiniens arrivés d’Irak, à la suite de l’invasion américaine de 2003, dont le nombre est estimé entre 4000 et 5000. Elle se caractérise par une complexité juridique qu’accompagne une vigilance sécuritaire particulière. Ils sont de ce fait privés de nombreux droits.
Malgré tout, de manière générale, le traitement des Palestiniens de Syrie était envié par nombre de leurs compatriotes, notamment ceux réfugiés au Liban. Ce traitement privilégié s’explique en partie par des raisons démographiques, le nombre de Palestiniens résidant en Syrie ne dépassant pas les 3% de la population. De ce fait, les conséquences sociales, économiques et politiques de leur accueil pèsent infiniment moins lourd qu’au Liban ou en Jordanie, dont la population est également plus réduite. Qui plus est, le choix d’intégrer économiquement et socialement les Palestiniens au sein de la société syrienne a contribué – c’était d’ailleurs là l’un de ses objectifs – à limiter l’émergence d’un sentiment identitaire puissant, susceptible de s’institutionnaliser.
La population palestinienne de Syrie est dispersée sur plusieurs régions du pays, répartie entre une dizaine de camps administrés par l’UNRWA et quelques autres implantations informelles. Les choix de résidence des premiers réfugiés ont initialement correspondu à leurs compétences professionnelles. Ceux qui bénéficiaient d’une expérience dans le secteur de l’agriculture ont fait le choix de s’établir dans des régions agricoles, dans les camps de Dera’a, de Sbeineh, de Khan Eshieh, de Khan Dunoun et de Aïn al-Tal à Alep. Les plus urbanisés ont préféré s’établir dans les principales villes du pays, dans les camps de Yarmouk, de Jaramana et de Qabr Essit, à Damas, mais aussi dans les camps de Hama, de Homs et de Neirab à Alep. Ceux qui avaient précédemment exercé des activités dans le domaine maritime, la pêche ou la navigation, se sont établis sur la côte, dans le camp de Raml à Lattaquié. Chacun de ces camps, qui sont devenus au fil du temps de véritables villes ou quartiers «en dur», compte approximativement entre 10’000 et 25’000 habitants. Avec près de 200’000 âmes, le camp de Yarmouk, au sud de Damas, fait exception. Mais une partie non négligeable de sa population est constituée de Syriens.
L’instrumentalisation des factions palestiniennes par le régime syrien
La gestion du dossier palestinien par Hafez al-Assad peut être définie comme une succession d’ingérences, de manipulations et d’agressions, dont les plus marquantes sont l’intervention de l’armée syrienne au Liban en 1975, le massacre de Tal al-Za’atar en 1976, la guerre des camps de la seconde moitié des années 1980 destinée à éliminer l’OLP de Yasser Arafat, etc. Tous ces événements étaient motivés par la volonté de la Syrie de s’approprier le contrôle du leadership palestinien, afin de pouvoir le déléguer à des personnalités fidèles à Damas. Cette stratégie était justifiée au niveau du discours par la subordination de la cause palestinienne à la «cause supérieure arabe». Pour se donner les moyens de ses ambitions, Damas a donc fait le choix d’une politique de division systématique du mouvement palestinien et d’ingérence dans ses débats et affaires internes par le biais de proxys.
Outre l’organisation d’Abu Nidal – tristement célèbre pour son implication dans l’attentat de la rue des Rosiers à Paris, en 1982 –, Damas a pu compter sur le Front Populaire pour la Libération de la Palestine – Commandement général (FPLP-CG), créé et toujours dirigé par Ahmad Jibril, un réfugié palestinien ayant fait ses preuves dans l’armée syrienne. Né d’une scission dans les rangs du Front Populaire pour la Libération de la Palestine (FPLP) de Georges Habach, provoquée par des motifs moins idéologiques que par le «nihilisme révolutionnaire» et l’activisme d’Ahmed Jibril, le FPLP-CG a pu opérer librement au-delà des frontières de la Syrie et de la région, sous la supervision et avec le soutien des autorités syriennes. Il est responsable de quelques-uns des attentats les plus marquants de la décennie 1970 : attentat contre un bus scolaire en Israël, bombe dans un avion de la Swissair, prises d’otages répétées… Basé dans la Beqa’a libanaise, afin d’être à même de lutter sur deux fronts, au nord contre Yasser Arafat et au sud contre l’occupation israélienne, le FPLP-CG souffre toutefois de son statut de proxy du régime syrien. Il ne dispose pas d’une véritable base populaire. Mais cela correspond aussi à son choix : il se considère moins comme un parti politique que comme une force paramilitaire. Il compense cette faiblesse par une stratégie d’alliances avec les autres mouvements palestiniens hostiles au Fatah de Yasser Arafat, parmi lesquels le Hamas.
Acronyme arabe du Mouvement de la Résistance islamique, bras armé de l’Association des Frères musulmans palestiniens, le Hamas offre le meilleur exemple de la manière dont le régime syrien – comme le régime iranien d’ailleurs – conçoit son assistance à la résistance armée palestinienne. Chef du Bureau politique du Mouvement, Khaled Mechaal s’établit à Damas en 1999, suite à son expulsion de Jordanie et à un bref séjour au Qatar. Cette alliance peut apparaître surprenante, voire contre-nature, le régime syrien ayant fait de l’islamisme et plus particulièrement des Frères musulmans ses principaux adversaires. Mais elle s’inscrit parfaitement dans la stratégie de division des rangs palestiniens poursuivie durant près de 30 ans par Hafez al-Assad. Il s’agit, dans le cas présent, de soutenir le principal rival du Fatah, de le rendre dépendant de sa relation avec Damas – notamment via un soutien logistique et un rôle d’intermédiaire entre Téhéran et le groupe islamiste – et de le maintenir dans une ligne dure en prévenant toute tentative de normalisation avec Israël. En accueillant le Hamas et en s’en faisant le parrain, le régime syrien entend également capitaliser sur sa posture de «résistant», le groupe islamiste étant, d’une part, fortement implanté à Gaza et en Cisjordanie, et bénéficiant, d’autre part, à la différence du FPLP-CG, d’une popularité indéniable parmi les Palestiniens.
Le soutien au Hamas suscite une certaine sympathie de la part des Palestiniens envers Bachar al-Assad, qui accède au pouvoir en 2000. Le caractère intéressé de cette relation ne leur échappe pas. Mais ils préfèrent voir le pouvoir syrien apporter son soutien à un véritable mouvement populaire qu’à une milice paramilitaire aux aspirations politiques douteuses.
Les Palestiniens de Syrie, en révolution contre les «factions»
Lorsque les premières manifestations populaires éclatent en mars 2011, les Palestiniens de Syrie se retrouvent dans une situation difficile. Craignant d’être encore une fois victimes de bouleversements dans un de leur pays d’accueil, ils font profil bas en prétextant de la neutralité que leur impose leur statut d’hôtes de la Syrie. De plus, comparant leur situation avec celle de leurs frères palestiniens dans les pays voisins, nombre d’entre eux estiment qu’ils n’ont pas de réel motif de prendre part à la contestation.
Mais cette position concerne surtout les réfugiés palestiniens les plus anciennement arrivés. La nouvelle génération, qui est née et a grandi en Syrie, éprouve un sentiment de double appartenance à leur pays d’origine et à leur pays d’accueil. Les premiers Palestiniens à prendre part aux manifestations, aux côtés des Syriens, font partie de cette catégorie d’âge.
Ils sont incités à rejoindre les rangs de la contestation par la poursuite de la politique stérile et provocatrice du régime syrien vis-à-vis des Palestiniens. Deux événements, similaires dans leur orchestration et dans leur visée, vont attiser leur colère, aussi bien vis-à-vis du régime que des factions palestiniennes qui ont avec lui partie liée. Le premier a lieu à l’occasion de la commémoration des 63 ans de la Nakba, le 15 mai 2011. Une manifestation est organisée ce jour-là par le régime sur le Golan, à la limite de la ligne de démarcation séparant le Golan syrien de sa partie occupée par Israël depuis 1967. Des manifestants sont poussés à provoquer les forces israéliennes, en franchissant la frontière en direction de la ville de Majdal Chams. Les militaires israéliens répliquent, tuant quatre personnes. Leurs funérailles, dans le camp de Yarmouk, donnent lieu à une grande manifestation qui rassemble les différentes factions palestiniennes.
Moins d’un mois plus tard, le 5 juin, une nouvelle manifestation est organisée sur les hauteurs du Golan. Les mêmes débordements ont lieu, mais le bilan est plus lourd. La confrontation se solde par la mort de 23 personnes. Les funérailles organisées le lendemain dans le camp de Yarmouk font à nouveau l’objet d’importantes manifestations. Mais, cette fois-ci, c’est contre ces mêmes factions palestiniennes que la population du camp exprime son mécontentement. Elles sont accusées d’avoir joué le jeu du pouvoir syrien en envoyant à la mort des jeunes gens, dans l’unique but de servir la propagande médiatique du régime et sa dialectique de «résistance». Le mécontentement ne se limite pas aux slogans – «le peuple veut la chute des factions», «un, deux, où est l’armée syrienne» – puisque les locaux du FPLP-CG, en pointe dans l’organisation des manifestations du Golan, sont incendiés, en réponse à des tirs contre les protestataires qui feront 14 morts.
Au cours des mois suivants, la situation sécuritaire se «stabilise» dans le camp de Yarmouk. Mais c’est au niveau politique que le divorce entre Bachar al-Assad et certaines factions palestiniennes se fait sentir. Le Hamas adopte des positions de plus en plus favorables à la révolution syrienne. Alors que, durant les premiers mois de contestation, le mouvement islamiste, dont le leadership est hébergé à Damas, s’est abstenu de critiquer la répression du régime syrien tout en n’affichant de soutien à aucune des parties, au nom de la non-ingérence, il change radicalement de cap. Khaled Mecha’al abandonne d’abord ses locaux de Damas pour s’installer au Qatar. Puis, au mois de février 2012, Ismaïl Haniyeh, Premier ministre du gouvernement palestinien, déclare depuis la mosquée d’al-Azhar, au Caire : «Je salue toutes les nations du Printemps arabe. Je salue l’héroïque peuple syrien qui lutte pour la liberté, la démocratie et les réformes». Depuis lors, l’engagement du Hamas en faveur des révolutionnaires ne s’est pas démenti. Il s’est uniquement atténué au fil du temps, le Mouvement de la Résistance islamique cherchant à ne froisser ni l’Iran, ni le Hezbollah libanais, ses principaux soutiens. Cela ne l’empêchera pas d’entretenir des relations avec certains groupes armés, notamment ceux qui émergent dans le camp de Yarmouk. (Par Frantz Glasman A suivre)
Frantz Glasman est doctorant en Sciences Politiques. Article publié sur le site Un oeil sur la syrie, en date du 5 avril 2015